UN CRÉPUSCULE COMME UN AUTRE - France Catholique

UN CRÉPUSCULE COMME UN AUTRE

UN CRÉPUSCULE COMME UN AUTRE

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Ils avaient longtemps marché au déclin du soleil, puis au crépuscule, expliquant leur désespoir à cet inconnu. Tout ce qu’ils croyaient avoir compris depuis trois ans, le Royaume, l’homme délivré du mal, le salut et la consolation des pauvres, des faibles, des purs, des ignorants, tout avait atrocement sombré en un après-midi sur la banale décision de quelques juges. Trois ou quatre jours plus tôt, ils l’écoutaient encore de tout leur cœur, rêvant du merveilleux avenir qu’il leur montrait. Et maintenant il était mort, enterré, muet à jamais. Il fallait se réhabituer au monde tel qu’il est, à l’occupant romain, à la misère, aux humiliations, aux deuils, à la maladie, à la mort, à la vacuité et l’absurdité de tout cela, à l’horrible insignifiance de jours sans fin que ni les prophètes ni Lui-même n’avaient annoncés. La nuit tombant ils s’arrêtèrent dans une auberge, toujours disant leur amertume et leur désarroi. Certes l’inconnu qui les écoutait voyait les mêmes choses d’une autre façon, il avait l’art de montrer ces choses sous un jour différent. Il rêvait ! Les choses sont ce qu’elles sont, l’ami, ouvre les yeux. « Dis-nous plutôt comment nous allons pouvoir vivre sans Lui, sans espérance, en subissant les temps qui viennent sans y rien comprendre. Il nous comparait à des brebis dont il était le berger1. C’est bien cela, nous sommes des brebis. Nous voyons bien le boucher, mais le berger a disparu ». Que de fois j’ai pensé à cet épisode d’Emmaüs2, figure de nos jours, et maintenant figure de ma vie ! Que veut dire l’Histoire, où va-t-elle, va-t-elle même quelque part ? La lumière qui nous éclairait naguère ne s’est pas éteinte, mais elle ne pénètre plus ce chaos où le temps nous emporte. « Déjà l’automne ! » écrivait Rimbaud à 18 ans, avant d’aller se perdre dans les déserts d’Afrique. Déjà l’automne, dis-je moi-même avec plus de raison3. Ne sommes-nous pas tous justifiés à dire « déjà l’automne », perdus dans un avenir étrange que même les hommes d’Emmaüs n’eussent pas reconnu. La vieille Terre se dérobe sous nos pieds. Voilà longtemps que même les os de Pilate, des Apôtres, des premiers chrétiens ont dispersé au vent leurs atomes. Rien dans la Nature, qui semble éternelle à nos brèves vies ne se souvient d’eux. Nous avons tout calculé, nous n’avons rien trouvé. Du nombre d’Avogadro et de quelques règles de trois je déduis avec assurance que chacun de mes souffles contient plusieurs atomes du dernier souffle de Jésus. Mais nous sommes toujours seuls, comme les disciples dans l’Auberge après qu’Il fut parti. Maître qui leur demandais : « Et vous, me quitterez-vous aussi ? »4, pourquoi te caches-Tu ? Vois tes brebis perdues. Elles soignent le Pôle malade5, elles mettent des satellites autour de Mars elles allongent leur vie, ou plutôt retardent un peu leur mort. Elles sont allées dans l’espace, sur la Lune, elles iront plus loin encore, se perdant de plus en plus loin dans le monde effrayant de grandeur où Tu les a laissées… Mais Toi, où es-tu ? Je me suis posé ces questions et d’autres semblables jusqu’au jour où je ne sais quelle petite voix me demanda sur quelle réquisition expresse je m’étais chargé du futur de l’humanité. – Tu ne sais pas où va la vie, et cela t’angoisse. Mais toi, sais-tu où tu vas ? Avant de te soucier de ce qui se passera peut-être dans quelques décennies, siècles ou millénaires6, t’es-tu assuré que ta vie était exemplaire ? De quoi es-tu responsable au cours de ton bref passage ? De quoi devras-tu rendre compte ? À cela, y penses-tu ? C’était vraiment, oui, une petite voix. Peut-être même pas une voix, rien qu’une réflexion salutaire. J’étais, je suis toujours l’un des pèlerins d’Emmaüs. Le soir tombe, Quelqu’un me parle que je ne reconnais pas, et je rabâche dans l’ombre mes chagrins sans écouter ce qui m’est dit. Comme si je pouvais comprendre le destin de l’humanité, à supposer qu’il me soit dévoilé ! Est-il sérieux, ou bien plutôt n’est-il pas digne d’un enfant attentif à regarder voler les mouches, que je me demande ce qui serait arrivé si Grouchy, et non Blücher… si la Bataille de la Montagne Blanche… si celle de Wagram… si Annibal avait pris et détruit Rome…7 Or mes angoisses sur le futur sont de même nature. Le futur dépend de moi, non pas dans la mesure où je l’aurais prévu, car il dément toujours toutes les prédictions8, mais dans celle où je laisserai un peu meilleur le coin infime où s’écoule ma vie. Règle n° 1 : Laissez ce lieu plus propre que vous ne l’avez trouvé. Tout le reste est divertissement, prétexte à ne rien faire. Et si l’on n’est pas doué pour faire, du moins peut-on prier, s’abstenir du mal autant que l’on peut. Il n’est pas venu nous délivrer de la douleur, ni de l’angoisse, ni du désespoir. Au contraire, il a voulu partager tout cela avec nous. Il est venu nous délivrer du Mal en se chargeant de tous nos crimes. L’angoisse, la douleur, etc., appartiennent au monde que nous devons traverser, ils sont le propre de notre nature. Il est bien que nous en soyons parfois accablés et même qu’ils provoquent notre révolte. Même Lui a eu peur au Mont des Oliviers, il a prié son Père que « ce calice s’éloigne de lui ». Même Lui s’est cru abandonné au moment suprême : « Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »9 Souvent je pense au Jugement général, je le désire, j’aspire à être exposé aux yeux de tous ceux que j’ai blessés, à qui j’ai nui, qui ont attendu de moi et n’ont rien reçu. Ô le soulagement de leur demander à tous pardon, surtout sachant que Quelqu’un s’est chargé de ma faute ! Mais il nous faut d’abord traverser cette vie pleine de mystères et indifférente à notre sort. Le hasard la gouverne. Plus nous cherchons à comprendre la Nature et plus nous y trouvons de hasard. Non point un hasard apparent, qui cacherait un ordre inaccessible, mais bien l’absolu chaos10. Vraiment, si vous et moi existons, si nous sommes là, ce n’est pas parce que la nature nous a désirés. Ni désirés ni repoussés, nous avons fourni à la nature ni plus ni moins que l’infini des êtres qui n’ont pas été11, exactement ce qu’elle attendait : un corps – mais n’importe lequel – une conscience – n’importe laquelle aussi. C’est par ce que nous avons d’étranger à ce monde que nous pouvons entendre la petite voix consolatrice : « Avant qu’Abraham fût, avant que rien ne fût, je t’ai aimé ». Être aimé et désiré depuis toujours, voilà qui nous conforte dans notre traversée. Un jour nous verrons la vérité. Un jour « toute larme sera séchée » et le mystère de notre être nous sera dévoilé. Il le sera, nous le savons, avec miséricorde. Parfois une vaine idée me saisit « Ah, moi, si j’avais été à Emmaüs… » Mais ce n’est qu’un éclair. En quoi aurais-je été plus clairvoyant que ces deux disciples, choisis par lui ? plus aveugle, oui ! J’ai été choisi pour la fin de ce XXe siècle, et c’est là que je tisse mon destin comme je peux. C’est mon voyage vers Emmaüs. Bientôt la nuit (déjà l’automne…). Bientôt, très bientôt la nuit. Alors repassant tous les épisodes de ma vie, je me dirai : « Il était là, et Il me parlait, il n’a jamais cessé de me guider. Comment ne l’ai-je pas reconnu ? Comment mon cœur ne brûlait-il pas ? » Et je pourrai pleurer de joie en arrivant à l’étape, quelque sort qu’il me réserve. Le monde est un chaos aux yeux de mon intelligence aveugle, c’est vrai. Je n’essaie pas de ne pas voir. J’essaie de ne pas défaillir. Ce temps que nous croyons désert et muet nous renvoie nos questions comme un écho, comme un sarcasme amplifié12. « Tu veux juger le ciel ? Tu peux. Y aller ? Tu peux. Toutes tes folies sont à portée de main. C’est l’arbre de connaissance. Il est à toi, tu l’as choisi, il te sert le bien et le mal à satiété, de quoi te plains-tu si tu trouves son fruit amer ? Tu le choisis chaque jour en M’oubliant un peu plus ». Cependant le soir tombe et l’étape approche. Il vient, le moment où le grand cinéma s’éteindra sous mes yeux. Fin d’un monde peut-être, de ma vie sûrement. Toutes choses sont passées. Fin de l’incertitude et des frivolités, ô joie. Je ne rongerai plus la drogue empoisonnée de l’arbre, je serai délivré du mal13, mes yeux et ma pensée ne se perdront plus dans la bibliothèque de Babel14, je verrai face à face l’infinie miséricorde et mon cœur s’ouvrira. J’en suis sûr. Non pas parce que j’en suis digne, mais parce que même les brebis perdues… même les fils prodigues… même ceux-là qui ne savent pas ce qu’ils font… Même ceux, les malheureux, qui crient : Barabbas ! Barabbas ! C’est pour ceux-là qu’Il est venu. Pour nous. Aimé MICHEL Chronique n° 459 parue initialement dans France Catholique − N° 2196 – 3 mars 1989 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 1er avril 2019

 

  1. Cette allégorie aux origines vétérotestamentaires, où Jésus se présente comme le berger dont les brebis connaissent la voix, qu’elles suivent, qui les connait toutes par leur nom et qui donne sa vie pour elles, se trouve notamment dans Jean 10, 1-16 (voir aussi Luc, 15, 3-7). En outre, Jean-Baptiste présente Jésus lui-même comme « agneau de Dieu » en précisant « celui qui ôte les péchés du monde » (Jean, 1, 29 et 36). Une des troublantes significations de ces comparaisons est évoquée dans la chronique n° 409, en particulier la note 12. L’iconographie chrétienne a fait grand usage du Bon Pasteur comme représentation symbolique du Christ en reprenant l’Hermès criophore (« qui porte le bélier ») de l’art grec antique. On peut regretter que cette image n’ait pas connu la même popularité que la croix, bien qu’en dernier ressort elle véhicule le même message.
  2. Le récit des pèlerins d’Emmaüs, que l’on trouve dans l’Évangile de Luc (chap. 24, versets 13 à 33), est un de ces passages, parmi de nombreux autres, dont la brièveté (une vingtaine de versets, moins de cinq cent mots), la simplicité (pas de grands mots, pas d’abstractions philosophiques, pas de commentaires) et la profondeur font des Évangiles un chef d’œuvre littéraire sans équivalent. Emmanuel Carrère (voir note suivante) n’y voit sans doute qu’une absurdité de plus, puisque l’inconnu du récit est mort crucifié une cinquantaine d’heures auparavant et qu’il finit par disparaitre au regard des deux compagnons à l’instant même où ils le reconnaissent. Pour ceux qu’une plus juste appréciation de leur ignorance et du profond mystère du monde inclinera à plus de prudence, ce récit (comme d’ailleurs, mutatis mutandis, tous les autres dans les Évangiles) invite à une triple méditation : sur l’évènement singulier de ce dimanche 9 avril de l’an 30 (pense-t-on), sur sa signification personnelle pour les lointains descendants de Cléophas et de son compagnon que nous sommes aujourd’hui (qui a été hier et sera demain) ; enfin, pour l’humanité collectivement en marche, comme eux et nous, vers un futur ignoré. Ce récit, Aimé Michel l’a effectivement beaucoup médité. Il y fait une première référence en mars 1979 dans la chronique n° 324, De la jungle à l’amour, à propos du troisième point surtout (l’humanité en marche). La « blessure d’être homme », y écrit-il, est tension entre le poids du passé animal, identifié par les premiers sages au Mal originel, et l’avenir qui verra la défaite finale du mal dans l’amour personnifié. Il poursuit : « Dès lors qu’importent les dangers, les menaces, qu’importe même que la Nature, qui se laisse scruter de toutes autres façons, cache dans un total mystère cette moitié d’elle-même que nos cœurs anxieux désireraient par-dessus tout connaître, le Futur ? Ainsi marchaient les pèlerins d’Emmaüs, tandis qu’un Autre marchait à leurs côtés. Puis la lumière se fit, et ils Le virent. » En avril 1983, dans la n° 373, Dans le grand soir de Pâques : l’instant sacré, il revient sur le premier point, à savoir l’évènement lui-même en tant qu’une des expériences fondatrices sans lesquelles « le christianisme n’aurait simplement pas existé ». Plus tard, en juillet 1986, à mi-chemin du 2e et du 3e point, il se demande à nouveau à propos du mal qui nous aveugle : « Que verrions-nous réellement si nous pouvions suivre pas à pas toute la préhistoire de l’homme ? (…) Je suis enclin à croire qu’avec nos yeux de chair nous verrions tout sans rien comprendre, comme les Apôtres eux-mêmes ne comprirent rien à la Rédemption, même le soir du Vendredi Saint, et jusqu’à Emmaüs, où le sens de la tragédie leur fut dévoilé. » (n° 420, Cet univers où nous passons). La note 13 donne quelques indications complémentaires sur ce point.
  3. « L’automne, déjà ! », sont les premiers mots du poème « Adieu », écrit au printemps 1873 et publié la même année à Bruxelles dans Une saison en enfer. L’année suivante, Rimbaud assemble son dernier recueil, Les Illuminations, avant d’abandonner la poésie. À partir de 1875, il mène une vie d’errance en Europe, aux Indes néerlandaises et finalement en Orient (Égypte, Yémen, Abyssinie…). Il meurt de cancer à Marseille, en novembre 1891, peu après son 37e anniversaire. Quand il écrit ces lignes, Aimé Michel va bientôt avoir 70 ans. Depuis juin 1987, il connait de graves ennuis de santé (n° 442, Dans la nuit de l’hôpital : savoir qu’on ne sait pas) et début avril 1988, peu avant Pâques, il frôle la mort (note 1 de n° 448). Le terme de sa vie cesse alors d’être un évènement lointain : ce « Déjà l’automne » se mue un peu plus loin en un « Bientôt la nuit », suggéré par les paroles des pèlerins « le soir approche et déjà le jour baisse ». Il lui reste 46 mois à vivre, il ne le sait pas mais il le devine. C’est ce qui le conduit, plus que l’homme dans la force de l’âge et qui a du temps devant lui, à être sensible à la « petite voix » de celui qu’il appelle ailleurs le « Témoin intérieur » (n° 408), celui-là même qui est « en nous plus que nous-même » comme le dit saint Augustin (n° 447), qu’on hésite à appeler d’un autre nom tant on craint de le voir corrompu par l’image de ce vieillard à barbe blanche qui trône sur un nuage. Le bilan de sa vie deviendra, en s’approchant de son terme, de plus en plus autocritique et en demande de pardon. La chronique qui en résulte, plus encore que d’autres, renvoie à de multiples développements antérieurs. J’en ai relevé quelques-uns sans prétendre à l’exhaustivité, tant chaque phrase s’appuie sur d’innombrables textes et lectures.
  4. Cet épisode est rapporté par Jean 6, 67. Le motif de cet abandon des apôtres se trouve dans le discours qui précède où Jésus déclare : « Je suis le pain vivant descendu du ciel ; si quelqu’un mange de ce pain, il vivra pour toujours ». Alors, beaucoup de ses disciples disent : « Ce langage est dur ; qui peut l’entendre ? » et le quittent. Les réticences envers la foi chrétienne remontent donc à ses origines. Peut-être que ces disciples déçus auraient approuvé l’opinion d’Emmanuel Carrère, lui aussi disciple d’un moment revenu de ses illusions : « C’est une chose étrange, quand on y pense, que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne, un truc exactement du même genre que la mythologie grecque ou les contes de fées. Dans les temps anciens, admettons : les gens étaient crédules, la science n’existait pas. Mais aujourd’hui ! (…) Quand ils vont à l’église, ils récitent le Credo dont chaque phrase est une insulte au bon sens (…) » (Le Royaume, Paris, POL, 2014, pp. 13-14). Est-ce la raison pour laquelle les Français (et ils ne sont pas les seuls) ne vont plus écouter chaque semaine des « insultes » si « dures à entendre » ? Ils étaient plus de 30% en 1950, 15% en 1980, moins de 4% aujourd’hui. Plus que jamais résonne la question lancinante des Évangiles : « Et vous, me quitterez-vous aussi » ou bien « Le Fils de l’Homme quand il viendra trouvera-t-il encore la foi sur la Terre ? » (Luc, 18, 8).
  5. Ce pôle malade que l’on soigne est une allusion au protocole de Montréal relatif aux substances qui appauvrissent la couche d’ozone, comme le fréon qu’on utilisait comme fluide caloporteur dans les réfrigérateurs. Le protocole est entré en vigueur le 1er janvier 1989 après avoir été signé à Montréal en septembre 1987 par 24 pays et la Communauté économique européenne. Depuis, il a été mis à jour plusieurs fois et tous les pays du monde l’ont signé. En 1991, un Fonds a été créé pour aider les pays en développement à respecter les mesures prévues. En 2017, 165 substances appauvrissant la couche d’ozone (SACO), qui sont souvent aussi de puissants gaz à effet de serre, étaient réglementés. Ces mesures portent leur fruit : la concentration dans l’atmosphère des principales SACO sont en diminution, ce qui a été confirmé l’an passé par des observations satellitaires. On espère que d’ici 2050 la couche d’ozone sera revenue à son niveau d’avant 1980, évitant ainsi des millions de cas de cancer de la peau mortel et des dizaines de millions non mortels. Cependant on ne reviendra pas au niveau d’avant 1950, car un autre gaz, le protoxyde d’azote (N2O) est maintenant le premier gaz responsable de la destruction de la couche d’ozone. Les 2/3 des émissions de ce gaz sont dues à l’agriculture en raison des bactéries du sol qui le libèrent à partir des engrais azotés et des déjections animales.
  6. Aimé Michel s’est beaucoup préoccupé de l’avenir de l’humanité dans sa jeunesse et son âge mûr. Comme l’écrit Bertrand Méheust dans Le veilleur d’Ar Men : « Une question le hante entre toutes : que sera devenue l’humanité (ou plutôt ce qui l’aura remplacée) dans un million d’années ? Que pensera l’humanité dans un million d’années ? Dans dix millions d’années ? Dans cent millions d’années » (in L’Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2008, p. 44). De multiples indices de cette interrogation sur le Grand futur émaillent ses chroniques. Pourtant, on voit ici que la perspective de la mort prochaine fait naître en lui un doute, sinon sur la légitimité de cette quête, du moins sur sa priorité. C’est un vieux débat de la pensée chrétienne : « Mieux vaut assurément l’humble paysan qui sert Dieu, que le philosophe orgueilleux, qui, se négligeant soi-même, observe le cours du ciel » dit l’Imitation (I, 1-2). Rémy Chauvin dans son Dieu des savants, Dieu de l’expérience (Mame, Tours, 1958, p. 194) cite un « grand mystique » (non spécifié) : « Si tu es perdu dans l’extase et qu’un pauvre vient te demander un bol de bouillon, laisse là ton extase et va faire chauffer ton bouillon ! » qui exprime fort bien cette priorité donnée à l’action qui imprègne les Évangiles et est devenue un « ressort fondamental de l’Occident ». Mais, comme toujours dans le christianisme, aucun des termes d’une alternative n’est privilégié de manière absolue, et sans doute moins encore quand il s’agit de philosophie. Aussi la remarque de l’Imitation citée plus haut n’est-elle pas une dévalorisation de l’observation du ciel mais de l’orgueil et de la négligence de soi. Dans un livre roboratif et plein d’humour, Comment peut-on être catholique ? (Seuil, Paris, 2018), Denis Moreau, professeur de philosophie à l’université de Nantes, spécialiste de Descartes et de l’histoire de la philosophie moderne, rappelle à ce propos que « de toutes les grandes religions, le christianisme – et spécialement sa branche catholique (…) – est celle qui, de façon massive et continue, a choisi de se présenter et de se réfléchir dans des catégories reprises à la philosophie telle qu’elle s’était développée en Grèce antique » (p. 61), activité justifiée par la parole de Jean (4, 24) : « Dieu (…) veut être adoré en esprit et en vérité ». Remarquant la place de la philosophie dans la formation actuelle des prêtres, l’auteur ajoute : « Quelle autre organisation au monde donne un tel poids à la philosophie dans la formation de ses cadres ? » (p. 66). (A parte : dans la liste des matières étudiées je relève l’épistémologie et les sciences de l’homme mais pas les sciences de la nature qu’on appelait jadis philosophie naturelle. N’y a-t-il pas là un point aveugle aux fâcheuses conséquences ?). Pour en revenir à la sagesse pratique, D. Moreau rappelle la maxime de sainte Thérèse de Lisieux : « Il faut toujours prier comme si l’action était inutile, et agir comme si la prière était insuffisante », avant de proposer la sienne : « Seigneur donne-moi le courage d’améliorer ce que je peux changer, la lucidité d’accepter ce que je ne peux pas changer, et la sagesse pour faire la différence entre ces deux catégories ». (p. 74). Elle n’est pas sans rappeler la règle de vie d’Aimé Michel (un peu plus loin dans le texte) : « Laissez ce lieu plus propre que vous ne l’avez trouvé ». Remarquons que l’une et l’autre s’appliquent aux choses de l’esprit.
  7. Toutes ces questions du genre « si Grouchy, et non Blücher » sont insolubles tant dans la grande histoire que dans la vie courante, où tout ne se passe qu’une fois et où il est impossible de savoir ce qui se serait passé si… Ah, il serait plus agréable pour tout le monde de pouvoir comparer les deux branches de l’alternative (qui sont en réalité elles-mêmes multiples), par exemple avec ou sans Brexit, et d’en faire des statistiques ! Mais c’est bien sûr impossible… sauf en physique ! Cela a donné naissance à la notion de contrefactualité, à laquelle il est fait une brève allusion en n° 446 suivie de quelques développements en n° 458 (dont note 8).
  8. L’idée d’un avenir imprévisible est une constante de la pensée d’Aimé Michel. Il la développe surtout dans des chroniques parues en 1974 et 1975 dans les années qui suivent le rapport alarmiste du Club de Rome (Halte à la croissance ?, 1972) et la crise pétrolière (1973) : « rien ne se passera comme prévu, ni même comme simplement envisagé, et (…) c’est là notre seule certitude » (n° 203, Impossible futurologie, septembre 1974) ; « l’univers spirituel de nos petits-enfants est totalement imprévisible, inconnaissable, et c’est cela qui épouvante » (n° 204, L’inconscient domestiqué ?) ; « l’idée d’un futur planifiable est une illusion » (n° 211, La science imprévisible, juillet 1975) ; « L’avenir n’est jamais ce qu’on croit. Jamais. » (n° 229, La prévision mise en échec par la prévision, décembre 1975). À partir de juillet 1975 (n° 212), il résume cette constatation par une exclamation de Victor Hugo « Sire, l’avenir est à Dieu » (voir note 5 de n° 436) qu’il ne cessera de répéter au fil des années (n° 296, n° 313, n° 316, n° 436, n° 442). Dans un texte d’août 1981 intitulé « L’avenir de l’humanité » il écrit : « De l’abîme de notre ignorance ne cessent de surgir l’imprévisible, l’improbable, l’impossible. » (L’Apocalypse molle, op. cit., p. 208) et cela n’est nullement pour lui déplaire (« L’Histoire, Dieu merci, est imprévisible », n° 495, à paraitre). À la même époque, Jean Fourastié énonce la même idée dans le chapitre « Religion et avenir de la religion » de son Ce que je crois (Grasset, Paris, 1981) en rappelant comme Aimé Michel ses conséquences religieuses. À propos des conceptions du monde et de la vie, des conduites et des morales issues des « grandes religions » (ses italiques), il écrit : « Sans méconnaître les erreurs et les abus qui leur sont coutumiers, je pense que ces religions ont le mérite de rappeler à l’homme l’existence objective du très-long-terme et de l’ignorance, de ce qui est imprévisible pour l’homme mais pourtant arrivera, du mystère donc, du non-vu et de l’invisible qui existent autant que le vu et le visible. » (p. 195). Mais, encore une fois, l’acceptation d’une idée n’implique pas le rejet de son contraire : l’imprévisibilité de l’avenir à très long terme n’a pas empêché A. Michel d’y réfléchir. Ces réflexions, formulées en termes qualitatifs, le plus souvent en tirant les leçons des tendances lourdes des évolutions cosmique, biologique et culturelle qu’il tente de discerner, le conduisent à des idées stimulantes comme les extériorisations de fonction (n° 237) qui vont se poursuivre avec l’inéluctable montée de l’intelligence artificielle (n° 390), montée qui va condamner nos descendants à vivre dans un monde plus intelligent qu’eux (n° 438, Vers l’homme périmé), sans doute compensée par les émergences d’une psyché humaine mystérieuse et en devenir (n° 367, n° 421), sans négliger ni la diaspora interplanétaire et interstellaire (n° 315) ni le contact avec le « milieu psychique cosmique » (intelligences extraterrestres, n° 265). Il n’a jamais érigé ces idées en un système cohérent, ce qu’il tenait probablement pour illusoire, mais s’est attaché à en donner une vision où se mêlent la dimension cosmique, la montée vers des sommets vertigineux et les terribles épreuves parsemées d’échecs et de régressions qui l’accompagneront.
  9. Ce cri de Jésus sur la croix, rapporté par Marc et Matthieu, est le début du psaume 22. Aimé Michel l’a déjà cité, ce qui m’a donné l’occasion d’en rappeler quelques interprétations possibles (n° 443, La jungle intérieure – Solitude cosmique et solitude intérieure, note 3). Je suis ainsi venu à admettre, après en avoir douté, qu’il avait sans doute raison de privilégier l’interprétation littérale, ce qui signifie que Jésus assume à ce point la condition humaine qu’il ressent l’éloignement du Père, en accord avec de nombreux grands mystiques qui ont souffert de ce que saint Jean de la Croix a appelé la « nuit obscure ». La scène du Jardin des Oliviers conforte cette vue où l’angoisse extrême que Jésus éprouve se manifeste par une sueur de sang (hématidrose) rapportée par Luc. A. Michel en conclut « qu’il y a du tragique dans l’ultime vérité ». Il précise ailleurs que « contrairement à tant de textes fondateurs, le Nouveau Testament n’explique rien » (n° 430), ce qui est l’indice que la raison de cette tragédie ultime échappe à notre entendement : « Nous savons, nous, que la souffrance n’est pas tellement négative qu’un Dieu n’ait voulu mourir sur la Croix. C’est une leçon sur un sujet qui dépasse la raison : “Je ne peux pas te l’expliquer : alors je te donne mon exemple”. » (n° 409). D’une manière générale, le Christ n’explique pas, il donne à voir (révèle) en paroles et en actes, les deux indissociables, plus par images et analogies que par concepts, la nature profonde de l’ultime réalité, voilée à l’homme qui n’y a pas naturellement accès.
  10. Cet « absolu chaos » qui ne relève ni du hasard arithmétique (les décimales de pi par exemple), ni de l’ignorance des causes, mais qui est inscrit au fondement même de la nature, est présenté dans la chronique n° 419, Une idée nouvelle : la Providence… – Les quatre paradigmes et les trois formes de hasard. Il en sera à nouveau question dans la chronique n° 484 (à paraitre).
  11. L’infini des êtres qui n’ont pas été appelle la reconnaissance d’avoir été choisi (n° 392, n° 425) pour être appelé à l’existence, conscience immortelle dans un corps périssable (n° 276). La parole mystérieuse « Avant qu’Abraham fut, je suis » (Jean, 8, 58), déjà citée et commentée (voir n° 352, note 10, et n° 417, note 11), est l’une des formulations les plus frappantes employées par Jésus pour exprimer sa transcendance (les propos qu’il tient aux deux compagnons sur la route d’Emmaüs l’exprime aussi mais de manière plus voilée). Comment un homme, visible ici et maintenant, peut-il prétendre transcender le temps et l’espace ? À chacun de répondre comme il peut en optant pour l’ineptie, le mystère… ou l’oubli. « Toute larme sera séchée » est la promesse du dernier livre du Nouveau Testament (Apocalypse 21, 4) reprise de l’Ancien, voir n° 408, Le long pèlerinage – Dans la nuit de son long pèlerinage, l’homme n’est pas abandonné, note 9.
  12. Le « sarcasme divin » dont il est ici question est celui adressé à Job (n° 326). Il a été précédé d’un autre, adressé celui-là à Ève et Adam dans la Genèse (n° 234).
  13. La délivrance du mal est la grande promesse de la révélation. Toutefois, en accord avec une longue tradition, Aimé Michel met en garde contre des impressions trompeuses car « Nous ne voyons le Mal dans la nature que du fond de notre cauchemar, à travers ce qu’il y a en nous de mauvais. » Mais, ajoute-t-il, « même ainsi, elle nous apparaît orientée vers sa délivrance, jusqu’à l’homme qui la brise et la dévoile. » (n° 420, Cet univers où nous passons – Apprendre à reconnaitre la délivrance du mal, juillet 1986).
  14. Allusion à la célèbre et vertigineuse nouvelle de Jorge Luis Borges dans le recueil Fictions (Folio n° 614, Gallimard). Les étagères de la bibliothèque de Babel « consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. Tout : l’histoire minutieuse de l’avenir, les autobiographies des archanges, (…), le récit véridique de ta mort, la traduction de chaque livre dans toutes les langues, (…). » (pp. 75-76). On peut admirer l’architecture de cette bibliothèque que Jamie Zawlinski a tenté de reconstruire (https://www.jwz.org/blog/2016/10/the-library-of-babel/). On peut aussi en calculer la taille. Les indications de Borges permettent de déterminer le nombre de caractères de chaque livre : 1 312 000 et par conséquent le nombre de livres de la bibliothèque : 25 (le nombre de caractères) à la puissance 1 312 000, soit approximativement 2 suivi de 1 834 097 zéros. À titre de comparaison l’univers observable ne contient que 1080 protons et neutrons (1 suivi de 80 zéros) et son volume entier (1087 cm3) ne pourrait contenir que 1084 livres de 1000 cm3 chacun. Si la bibliothèque de Babel était une sphère, son rayon serait 6 millions de fois plus grand que celui de notre univers observable. On trouve d’autres comparaisons tout aussi vertigineuses sur http://accromath.uqam.ca/2012/01/bibliotheque-de-babel/. Mieux, on peut maintenant visiter la bibliothèque, aller dans l’une quelconque de ses salles, y choisir un livre et le lire ! Pour apprécier cette peu banale réalisation due à Jonathan Basile, un étudiant américain préparant une thèse de littérature comparée, il suffit d’aller sur le site https://libraryofbabel.info/ (pour une présentation en français, voir l’article de Gary Dagorn sur http://data.blog.lemonde.fr/2015/12/23/les-proprietes-vertigineuses-de-la-bibliotheque-univers-de-babel/). Aussi incroyable que cela paraisse de prime abord, l’algorithme de J. Basile spécifie pour n’importe quel texte, par exemple pour chacune des presque 10 pages de la présente chronique et ses notes (un peu plus de 30 000 caractères), dans quelle salle (dûment numérotée) et quel livre on les trouve, à quelques détails près (accents, points d’exclamation et d’interrogation, guillemets, etc.). Certes, l’algorithme ne peut déterminer les livres contenant le texte complet (il y en a trop) mais trouver les pages, ce n’est déjà pas si mal. L’idée d’une telle bibliothèque a été présentée à l’origine par Leibniz dans un court texte latin de 1715 intitulé Apokatastasis panton (La restitution universelle, d’après Actes 3, 21) traduit en français par Michel Fichant (Vrin, Paris, 1991, pp. 60-66) et en anglais par David Forman (https://philarchive.org/archive/LEIAPA-4). Il commence par ces mots : « On peut déterminer le nombre de tous les livres possibles d’une taille donnée composés de mots significatifs et dénués de sens ». Leibniz l’applique à l’éternel retour des mêmes évènements dans un monde d’une durée suffisante, idée également développée par Auguste Blanchi pour un univers infini dans l’espace et le temps (voir note 7 de la chronique n° 355). Blanqui et Borges ont-ils lu Leibniz ?