Quelque chose d’extraordinaire est en train de se passer dans les coulisses de notre temps – un tournant de la pensée tel que l’on n’en trouve que deux ou trois autres dans l’histoire. Les philosophes appellent cela un « changement de paradigme » [1]. Plutôt qu’essayer de définir cette abstrusité je vais décrire les quelques changements de paradigme déjà vécus par les hommes.
Le premier « changement » fut, au 6e siècle avant notre ère, l’œuvre géniale, sur les bords de la Mer Égée, d’un petit peuple, les Grecs. C’est dans un auteur latin qui n’y fut pour rien que j’ai trouvé la plus frappante description :
« Ce qui nous distingue des Étrusques, dit Cicéron, c’est qu’ils croient que les nuages se heurtent pour produire des éclairs alors que nous disons que les éclairs se produisent parce que les nuages se heurtent ». (Je n’ai pas noté la référence de Cicéron). Les Étrusques avaient encore l’esprit d’avant le changement. Les Grecs et leurs disciples romains, d’après.
Avant, et depuis la nuit des temps, les hommes expliquaient le monde par la fantaisie, le bon vouloir ou la méchanceté de forces plus ou moins surnaturelles non pas seulement inexplicables par l’homme, mais bien pourvoyeuses de toute explication : c’est l’essence du polythéisme et de la magie. Non seulement la tempête se déchaîne pour exprimer la colère de Poséidon, mais les dieux sont responsables de nos propres actes. Écoutons Agamemnon, Grec archaïque, antérieur au changement, quand, dans l’Iliade, il « explique » sa mauvaise conduite à l’égard d’Achille (Iliade 19, vers 86 et suivants) :
« Ce n’est pas moi le coupable, mais Zeus, le Destin, la ténébreuse Erinye. Ce sont eux qui, dans leur assemblée, mirent dans mon esprit une folie farouche (atê), le jour où arbitrairement je dépouillai Achille de sa part d’honneur. Que pouvais-je y faire ? Les dieux feront toujours selon leur volonté. »
Cette idée que rien ne se produit dans le monde que par une volonté cachée est pour ainsi dire innée. Elle est encore maintenant celle de l’enfant. « Pourquoi ce clou tombe-t-il au fond du verre d’eau ? » demande Piaget à un bambin – « Parce qu’il est fatigué ». Je me rappelle moi-même le temps où, regardant une forêt agitée par le vent, je conclus qu’il fallait couper tous les arbres en colère qui ébranlaient l’air en agitant leurs grands bras. Mon frère m’expliqua en riant ce qu’il en était, mais je n’avais pas atteint l’âge du changement de paradigme : « Si c’est ainsi, pensai-je, c’est le vent qui est en colère ». Je pensais comme un enfant de l’Iliade.
Survinrent les premiers savants grecs qui, sans nier l’atê, cherchèrent et souvent trouvèrent l’aitia, la cause. Ainsi le pythagoricien (peut-être Pythagore lui-même) qui trouva pourquoi la corde d’une lyre peut sonner à l’octave d’une autre corde de même longueur : c’est parce qu’elle est deux fois plus tendue (et non, par exemple, pour se plaindre).
En quelques dizaines d’années, correspondant à la carrière des grands présocratiques, toute l’image du monde changea. Généralisant le nouveau paradigme, Démocrite énonce que tout arrive par le hasard et la nécessité. Résumant l’esprit de la science antique après le changement, Cicéron se demande dans son livre Sur la nature des dieux, comment on peut concilier la liberté de l’homme et la Providence divine avec l’aveugle nécessité des choses. Lui-même augure officiel de l’État romain, il ne se dépêtra guère de cette grave question (à laquelle saint Augustin et même Lactance répondent très clairement). Le triomphe du nouvel esprit s’était depuis déjà quatre siècles exprimé dans tous les chefs-d’œuvre de la première civilisation moderne : Thucydide par exemple explique les mouvements les plus secrets de l’âme par des causes, des nécessités, et le hasard. Et de même le plus souvent les phénomènes de la Nature.
Cette première civilisation moderne (l’antiquité classique) nous paraît tellement moderne qu’à première vue on ne voit pas où situer un deuxième changement de paradigme. Quelle différence y a-t-il entre l’esprit d’un Démocrite et celui d’un Jacques Monod ?
La différence existe, et le pas à franchir vertigineux. C’est que dans le monde de hasard et de nécessité où l’antiquité perdit finalement jusqu’à sa foi païenne, un postulat demeurait, incontesté, sauf par les Sceptiques qui contestaient tout (comme Sextus Empiricus [2]). Ce postulat avait été énoncé un peu avant Socrate par Protagoras d’Abdère, que Platon nous montre discutant sur ses vieux jours avec Socrate lui-même dans divers dialogues, dont l’un porte son nom :
« L’Homme, dit Protagoras, est la mesure de toutes choses, des choses qui existent en tant qu’elles existent, et de celles qui n’existent pas en tant qu’elles non-existent. »
Cette phrase célèbre, nous disent Platon dans le Théétète et Sextus dans son traité Contre les mathématiciens, se lisait à la première ligne de son livre intitulé La Vérité.
L’homme est la mesure de toutes choses... Mais n’est-ce pas ce que continuent de dire nos rationalistes modernes ? Pas du tout. En effet Protagoras plaçait l’homme au centre du monde, où il resta jusqu’au XVIe siècle. Survint Copernic…
Si l’homme était la mesure de toute chose, alors la Terre, sa planète, restait le centre du monde. Et personne n’en doute (sauf Aristarque, qu’on ne crut pas), jusqu’au fameux chanoine mathématicien de Torun, en Pologne. « De toutes les découvertes, devait dire Gœthe deux siècles plus tard, aucune n’a eu sur l’esprit humain une plus grande influence que celle de Copernic ».
En effet, avec Copernic, la Terre devenait enfin ce qu’elle était : une des quatre petites planètes du Soleil. La suite vint inéluctablement dans les siècles suivants. Le soleil fut reconnu comme une quelconque étoile de type G dont on trouva des milliards d’exemplaires dans la Voie Lactée, et la Voie Lactée comme l’une des galaxies de l’univers. Sur la terre même, l’homme fut classé parmi les primates, les primates parmi les mammifères... L’homme n’était plus au centre de rien du tout, troisième paradigme [3].
On en était là dans les années soixante-dix. Nous arrivons au troisième « changement » et au quatrième paradigme.
Ce changement fut d’abord pressenti par deux savants très intuitifs, l’astronome anglais Fred Hoyle et le physicien français Olivier Costa de Beauregard. Je crois que le Français fut le premier à annoncer en toutes lettres qu’il s’agissait bel et bien d’un changement de paradigme et à désigner clairement qu’il allait survenir une catastrophe métaphysique où sombreraient nos idées de cause et de temps.
Eh bien, cette catastrophe est en train de se produire, et j’en ai dit un mot dans mon précédent article (16 mai) [4]. On est encore loin d’en mesurer les conséquences. Certaines ne seront peut-être comprises que dans plusieurs siècles, ou jamais, mais ce qu’on en sait déjà suffit à comprendre qu’il s’agit bien d’un changement de paradigme, et quel changement !
Examinons cela.
D’une part, tout ce que l’on sait de l’univers (sauf la pensée) peut s’expliquer à l’aide de 13 nombres apparemment arbitraires, appelés constantes fondamentales [5], plus une certaine logique. Ces constantes sont apparemment arbitraires, c’est-à-dire que l’on ne sait pas les déduire les unes des autres et que rien n’en impose la valeur chiffrée exigée par l’observation. L’ambition de la science serait de pouvoir les déduire toutes d’une seule, ou même de les déduire sans exception de l’arithmétique. Aurait-on alors tout expliqué ? Pas du tout, car il y a une autre face au problème : c’est que la logique dont on se sert pour les manier et retrouver les phénomènes suppose l’existence du hasard.
Il y a plusieurs sortes de hasards, au moins trois.
La première est le hasard arithmétique, comme la série des chiffres du nombre pi : 3,14159265358... etc., à l’infini. Il est impossible de reconnaître un ordre quelconque dans la succession de ces chiffres, mais aucun n’est arbitraire. On peut avec du temps et un ordinateur, en calculer autant qu’on veut. Si l’on recommence, on retrouvera toujours la même série de chiffres, indéfiniment alignés sans aucun ordre. C’est, peut-on dire, le mariage du hasard avec la nécessité.
Le deuxième hasard tient à notre ignorance des causes : pourquoi telle goutte de pluie est-elle tombée à tel moment à tel endroit ? Pourquoi tel reflet fugitif dans telle vague de la mer ?
En réalité ce hasard en cache un troisième plus fondamental, découvert par la physique au début du siècle. Il est difficile à expliquer brièvement, mais on peut le définir par rapport aux deux précédents : il est absolu comme la série des chiffres de pi, rien ne saurait le rattacher à l’arithmétique, et il ne tient pas à notre ignorance des causes. J’essaierai peut-être une autre fois d’en expliquer la nature et notamment pourquoi il doit être absolu, si je trouve un moyen pas trop ennuyeux (ceci l’est déjà un peu trop, je le sens !) [6].
Donc, récapitulant les derniers paragraphes, j’écrirai ceci : la physique actuelle fournit un principe d’explication valable pour tous les phénomènes connus (sauf la pensée [7]) et qui n’utilise que les constantes fondamentales, plus une logique impliquant le hasard absolu.
Munis de ces idées, nous allons pouvoir énoncer le nouveau paradigme. Jusque-là en effet, nous ne voyons qu’une science rigoureusement aseptisée de tout sens. Des chiffres, plus le hasard, c’est l’absolu désert spirituel, l’expression triomphante d’une connaissance d’où la pensée qui connaît est absente, d’où même elle s’exclut comme une totale absurdité, ainsi que l’écrit Steven Weinberg en une saisissante formule : « Plus l’univers nous semble compréhensible, plus il nous semble dénué de sens (pointless) » [8].
Que faisons-nous, qui sommes-nous dans ce chaos bien ordonné ? Seulement il y a ces constantes fondamentales, si strictes que la plus petite modification suffirait à tout renvoyer au néant. Pendant ces mêmes décennies où la physique les définissait, l’astrophysique de son côté découvrait que l’univers est instable, qu’il a une histoire, et il a fallu ces constantes telles qu’elles sont et la convergence d’une infinité de hasards pour qu’en évoluant l’univers arrivât jusqu’à l’homme : tout d’un coup le hasard changeait de signification. Ou plutôt, il acquérait une signification.
Imaginons des fourmis dans un tas de pierres. Imaginons-les capables de l’étudier. Elles découvrent et mesurent son étendue, sa composition, sa structure. Puis qu’il a une histoire, qu’il est très ancien, que pendant un temps immense il fut non seulement vide de toute fourmi, mais inhabitable à toute fourmi. Enfin que tous les événements ayant précédé leur apparition se sont ajustés avec une précision et une obstination infinies, toujours dans un même sens selon les lois très strictes aboutissant à leur propre enfantement. Bref, qu’on ne pourrait rien changer à ce chaos de pierres sans du même coup interrompre son évolution jusqu’à la production de la fourmilière et de chacune des fourmis. Tout d’un coup l’infinité des hasards cesse d’être un hasard. Le chaos s’organise rétrospectivement depuis les origines, en vue de ce qui est.
Ainsi la cause de toutes les causes se trouve non plus seulement à l’origine, mais à la fin, qui donne sa forme à l’origine. Le temps n’est plus une avancée aveugle vers un avenir absurde, mais un ordre qui se développe pour réaliser un but.
Les physiciens qui sont en train d’approfondir ces idées prennent le mot « parce que » dans un sens qui eût été déjà jugé révoltant et absurde il y a seulement dix ans. Depuis toujours, « parce que » introduit une cause, et depuis les Grecs il est entendu que la cause précède l’effet : il n’y a de causes qu’initiales. Tout le reste est superstition. Ou du moins l’était, car on explique maintenant la constante de Planck ou la vitesse de la lumière, qui n’ont pas varié depuis la première seconde du temps, par l’existence de l’homme tel qu’il est. Ces constantes et les autres ont été déterminées au commencement du temps par la nécessité de l’homme, survenu seize milliards d’années plus tard [9].
C’est bien un changement de paradigme, car toutes les énigmes méditées par les philosophes depuis qu’ils existent doivent être revisitées. Je n’en citerai qu’une, qui suffira, je pense, à mesurer la profondeur de cette « catastrophe métaphysique » : puisque le hasard n’a pas été remplacé par une nécessité, puisqu’au contraire, il est au cœur de la nouvelle logique, faut-il admettre que tous les événements fortuits de l’histoire du monde, jusqu’au plus infime, ont été choisis en vue de ce qui est, qu’ils continuent d’être choisis en vue de ce qui sera ? J’invente si peu cette question qu’il existe déjà une théorie pour y répondre (a) [10].
Un lecteur de Paris dont je ne peux lire la signature (avenue de Lamballe) me demande comment des savants au courant de ces découvertes peuvent encore ne pas croire en Dieu. Lui-même remarque cependant que la pression d’une idée, ce n’est pas la foi. On ne saurait mieux dire. Un monde sorti de rien il y a des milliards d’années en telle forme que certains hasards très improbables soient possibles, puis le choix persévérant entre tous ces hasards de celui qui conduit à l’homme, cela assurément rappelle la création et la providence. Mais la science avance dans le doute. Tout au plus peut-elle mettre le cœur dans cette disposition que Simone Weil appelait l’attente de Dieu.
Aimé MICHEL
(a) C’est la théorie dite des Univers multiples, ou multiverses (Many-Universes) d’Everett, DeWitt et Graham, plus fantastique que la difficulté qu’elle veut résoudre.
Chronique n° 419 parue dans F.C. – N° 2059 –13 juin 1986
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 7 novembre 2016