Cet article sera le seul à célébrer cette année le deuxième centenaire des Harmonies de la Nature, l’infortuné mais prophétique livre de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), publié en 1796. Si je m’y prends dix ans à l’avance, ce n’est pas sans raison. Qui lit encore les Harmonies de la Nature ? Rappelez-vous pourtant. Vous n’ignorez pas tout de ce livre méconnu et plutôt ennuyeux : c’est là que se trouve la réflexion fameuse sur le melon aux formes disposées en tranches « pour être mangé en famille ».
S’est-on assez moqué du bon Bernardin, qui voyait partout dans la Nature l’action d’une bienveillante Providence ordonnant toutes choses en vue du bien-être de l’Homme. Quelle candeur n’est-ce pas ? [1]
Cependant je me hâte de le célébrer dès cette année, de peur que quelqu’un ne se charge de cette excellente idée. En effet, tout au sommet de la physique moderne, en cosmologie et dans les Théories de Grande Unification aussi appelées GUT (Great Unified Theories) [2], est en train de mûrir le super-Melon appelé Principe anthropique, qui serait mieux nommé Principe de Bernardin de Saint Pierre [3].
Avant de formuler ce principe traduit des propres termes de la physique, j’exposerai quelques-uns des faits qui y conduisent les savants. Le lecteur jugera si Bernardin avait exagéré, ou bien si ce sont les faits qui exagèrent.
Comme on le sait, la chimie des êtres vivants est celle du carbone. De la limace à la salade, du dinosaure à l’homme, de l’algue la plus primitive au séquoia, tout ce qui vit est formé de molécules construites autour d’un corps unique, le carbone, qui se compose d’abord avec l’oxygène, puis l’azote, puis avec d’autres corps moins abondants comme le calcium, le sodium, le potassium, le phosphore, le soufre, le fer, etc. Mais d’abord le carbone, dont les propriétés uniques à la température terrestre permettent l’élaboration de molécules de plus en plus complexes. Quand je respire, je brûle du carbone dans de l’oxygène. Dans la molécule héréditaire, l’ADN, c’est le carbone qui assure la structure fondamentale. Ce carbone, d’où vient-il ?
Les astronomes le savent depuis qu’ils ont découvert l’histoire des étoiles. Ce qui suit est peut-être un peu laborieux, mais on n’est pas obligé d’en suivre tout l’enchaînement pour comprendre l’essentiel, à savoir : ces processus qui conduisent au carbone ne peuvent se produire que grâce à une série de coïncidences compliquées et tout à fait invraisemblables.
Le noyau de l’atome de carbone est synthétisé au centre des étoiles (qui sont des bulles de gaz très chaud) quand trois noyaux d’hélium se rencontrent. Deux noyaux d’hélium donnent d’abord un noyau de béryllium. Mais celui-ci est très instable, et sa rencontre avec un troisième noyau d’hélium doit se produire avant qu’il disparaisse. De plus, il faut qu’à ce moment-là une certaine résonance, mesurée très précisément, survienne entre le béryllium et le troisième noyau d’hélium. Il se trouve que l’agitation thermique au cœur d’un certain type d’étoile est exactement propice à la résonance propre du carbone-12 [4].
Ce n’est pas fini, car il faut que ce carbone résiste à l’activité nucléaire de l’étoile. Or il n’y résiste que partiellement : ceux de ses noyaux qui survivent doivent avoir la chance de rencontrer un quatrième noyau d’hélium. Ils se transmutent alors à leur tour pour donner un troisième élément. Et il se trouve que ce troisième élément est l’oxygène.
Le lecteur qui a suivi pensera peut-être qu’après tout ce n’est guère compliqué.
Mais, d’abord, c’est au contraire d’une terrible complication si l’on suit les détails que survole la vulgarisation. C’est en réalité un labyrinthe de hasards heureux. Et surtout, les immenses processus qui arrivent à produire d’une part l’« étoile couveuse » et d’autre part les propriétés propres des noyaux d’hélium, de béryllium, de carbone et d’oxygène résultent de certaines données très lointaines qu’on appelle les « constantes fondamentales », qui gouvernent l’univers entier, c’est-à-dire tout le chaos des autres phénomènes n’ayant à première vue rien à voir avec ceux que je viens de sommairement décrire.
Si une seule de ces constantes était, ne fut-ce que très légèrement différente, l’univers s’effondrerait. Ou plutôt il n’aurait jamais évolué pendant les milliards d’années conduisant à l’enclenchement du processus que j’ai à peine évoqué, ni à l’infinité d’autres phénomènes qui forment l’univers.
Considérant la postérité du carbone (la vie, vous, moi), l’astronome anglais Fred Hoyle, qui le premier remarqua en 1954 les invraisemblables coïncidences d’où sort ce seul carbone, dit que tout cela semble avoir été « tripoté (monkeyed) par une superintelligence », et que « dans la nature il n’y a aucune force aveugle digne d’être mentionnée » [5].
Je ne sais si le lecteur commence à entrevoir à l’horizon la cucurbitacée de Bernardin ? Peut-être pense-t-il qu’il serait prématuré et aventureux de philosopher sur ce qui se passe entre quelques abstrus noyaux atomiques dans de lointaines étoiles ?
Aussi bien ne s’agit-il pas de philosophie. Ce qu’il y a de remarquable dans les sciences de ces deux dernières décennies, c’est qu’on y retrouve, mais livrées à l’impitoyable machine du calcul, de très vieilles choses auxquelles on ne pouvait précédemment que rêver en se demandant où est la vérité. La machine calculante semble oiseuse, et je sais que les philosophes d’aujourd’hui tiennent pour très vulgaire toute espèce de fait tombant sous le coup de la réfutation ou de la démonstration.
Cependant, la machine calculante n’est pas si bête qu’on croit. Car en allant son petit chemin elle découvre des faits qui jusqu’ici n’existaient même pas à l’état de traces dans les rêveries des philosophes (pour paraphraser Hamlet). « La philosophie, cette tentative où l’homme se risque à pénétrer dans le fond inaccessible des certitudes qu’il a de soi »... dit Karl Jaspers dès les premières lignes de la préface de son premier livre. Et dès les premières lignes du premier chapitre : « Quand je pose des questions comme qu’est-ce que l’être ? Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ? Qui suis-je ? », voilà certes l’essence de toute inquiétude philosophique, et il est loyal de reconnaître que dans son cas particulier, Jaspers s’efforce d’expliquer que ce ne sont pas les questions « du commencement ». Avant, il y a ma situation, dans laquelle je me trouve déjà. Bien.
Je dis « bien » par manière de transition, et non parce que j’approuve ou d’ailleurs conteste.
Il se trouve qu’en cette fin de siècle, des hommes dont le métier n’est pas du tout de poser ces questions, qui n’entendent goutte pour la plupart aux livres de Jaspers et ne les liront jamais, mais réfléchissant sur des entités aussi peu attrayantes que la « charge électrique du proton », la « constante de structure fine », la « constante cosmologique » et autres [6], ont proprement envahi avec leurs calculs ces questions qu’ils ne se posaient pas, et même, souvent, les ont traversées à fond de train pour s’attaquer à d’autres questions que l’on n’aurait jamais pu découvrir autrement. A supposer qu’un rêveur habitué à se promener sur une mince couche de glace en eût découvert quelques-unes, il n’en aurait pas reconnu le sens qui est scellé, caché dans l’abstrusité des constantes fondamentales, donc d’une assez ténébreuse technicité.
C’est ainsi qu’une équation d’une quinzaine de signes, la valeur de trois ou quatre mots, me dit pourquoi Jaspers, vous, moi, ou tout être pensant, est maintenant plutôt qu’ailleurs dans le temps. Si je ne craignais une erreur typographique due à mon écriture illisible, j’aimerais la recopier ici pour sa beauté décorative. On n’en revient pas que tant de pensée tienne si peu de place.
Cette formule en effet relie entre eux des chiffres aussi peu philosophiques que le temps nucléaire du proton, dit temps de Compton, et la constante de structure fine [7]. Ce sont vraiment des chiffres, ou plutôt des nombres. Par exemple, la constante de structure fine est égale à 1/137,036. La quinzaine de signes m’apprend que si ma possibilité est limitée à tout dans le passé par ces constantes, en revanche j’aurais pu survenir beaucoup plus tard, dans des dizaines de milliards d’années. La formule laisse pour l’instant ouverte la question de mon apparition dans un temps infini, mais cela se discute, notamment parce qu’on ne sait pas encore tout sur le proton.
Justement on fait en ce moment certaines expériences sur le proton. Leur résultat, entre mille autres conséquences, précisera la formule et nous dira peut-être pendant combien de temps encore il y aura quelque chose qui pense – hors Dieu [8].
Les « constantes de la nature » sont donc des nombres. Ces nombres semblent arbitraires : il est impossible pour l’instant de les déduire les uns des autres.
Cependant, il suffirait que l’un d’eux soit très légèrement différent pour que l’univers n’ait jamais vu le jour. Dira-t-on que, bon, s’il en est ainsi, il faut bien que ces nombres soient tels, sinon nous ne serions pas là pour en discuter ?
Oui, c’est bien cela, mais c’est beaucoup plus. Car la nature de ces nombres, qui ne sont pas très nombreux, ne se borne pas à soutenir quelque chose sur le néant. Ils organisent en outre une insondable complexité d’événements qui se déroulent en s’enchaînant depuis 16 milliards d’années (date de l’apparition de l’univers, que nous autres appelons tout simplement Création) en devenant toujours de plus en plus complexes et improbables [9].
L’improbabilité de votre apparition, de la mienne et de tout homme ayant vécu ou devant vivre un jour est encore infinie une seconde seulement avant la fécondation de l’œuf maternel d’où nous venons. Elle n’est pas presqu’infinie, mais véritablement infinie, comme l’a montré M. Georges Pasteur, puisqu’elle s’évalue en un nombre tellement grand qu’il n’existe aucun tel autre nombre dans l’univers [10].
Il me semble que parvenu ici nous pouvons nous faire une idée obscure mais certaine du Super-Melon mûri dans la serre de la physique en cette fin de siècle. L’improbabilité de tout ce qui est est si grande que les physiciens ont dû inventer ce qu’ils appellent, comme je l’ai dit, le Principe Anthropique : l’univers n’est explicable que si l’on admet qu’il a l’homme pour but. En effet, il est très certain que nous n’existerions pas si n’importe laquelle des constantes de l’univers avait été « tripotée » un peu différemment, comme dit Hoyle, ou selon des propriétés très légèrement autres. Ce n’est donc pas seulement le melon du bon Bernardin qui a été élaboré pour l’homme, c’est l’univers entier, y compris les galaxies tellement lointaines qu’aucun instrument ne peut encore les observer.
Cela a été dit sous diverses formes. Par exemple Wheeler : « Il faut que l’univers le plus lointain soit au-delà de neuf milliards d’années-lumière, car c’est seulement dans ce cas que l’homme peut exister. » Ou Brandon Carter : « L’univers doit être tel qu’il permette en lui la création d’un observateur à un certain moment. »
Wheeler, qui a le sens des formules, propose celle-ci : « Ici, l’homme. Alors comment doit être l’univers ? » (Here is man, formule du téléphone – so what must the universe be ?).
Et en effet, on peut déduire certaines constantes d’univers du simple fait que l’homme est.
Ces constantes étaient déjà à l’œuvre d’un bout à l’autre de l’immense cosmos alors que non seulement l’homme n’existait pas, mais même la terre, même le soleil, même les galaxies n’existaient pas.
Il a fallu pendant des milliards d’années avant l’homme que la première génération d’étoiles apparaisse, vieillisse, meure, explose dans l’espace pour préparer notre venue. Cela doit être pris à la lettre : tous les atomes dont notre corps est fait ont vécu cette incroyable aventure depuis le premier instant. Comme le disait déjà magnifiquement Sir James Jean, « notre corps est fait de la cendre des étoiles mortes ».
Depuis que je sais cela, je me regarde avec respect dans mon miroir chaque matin en me rasant. Je regarde avec respect ma main qui écrit. Fichtre ! C’est impressionnant, cet infini labeur pour aboutir à moi, une seule fois et à jamais. Elle ne parlait donc pas de rhétorique la Voix qui disait : « Avant que le monde fût, je t’ai aimé » [11], elle disait la simple vérité.
La découvrir pose sur nos épaules comme un poids infini. Dieu merci, nous sommes assez frivoles pour n’y pas penser trop. Dieu merci, notre faible tête est assez aveugle pour ne deviner l’abîme qu’à grand effort.
En nous créant, II eut pitié de nous. Même chassés du jardin, II nous laissa dans nos rassurantes illusions sur cette petite terre, satisfaits de la croire plate, finissant derrière la montagne que voilà, éclairée de deux lampions, et ronde sans doute, mais comme un fromage [12].
Aimé MICHEL
Chronique n° 417 parue dans France Catholique – N° 2055 – 16 Mai 1986
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 24 octobre 2016