OBJECTIONS À FRANÇOIS JACOB - France Catholique
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OBJECTIONS À FRANÇOIS JACOB

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François Jacob, l’un de nos rares prix Nobel (biologie, 1965), vient de publier dans un quotidien (a) l’une des plus claires mises à jour des théories actuelles visant à expliquer l’évolution biologique, l’apparition de l’homme dans l’univers, et par là notre nature même1. Sa série d’articles reprend une conférence donnée par l’auteur aux Universités Weitzmann et Berkeley, c’est-à-dire devant le public le plus compétent du monde. Il est difficile de la résumer en un bref article. Du moins peut-on en expliciter l’esprit, sans le trahir, j’espère. Deux faits, selon Jacob, frappent surtout quiconque examine l’évolution dans son ensemble. D’abord sa formidable complication, sa surabondance confondante. Il y a actuellement plusieurs millions d’espèces vivantes. « Mais le nombre des espèces qui se sont éteintes après avoir peuplé la Terre doit s’élever, d’après un calcul de Simpson (b), à quelque cinq cents millions. » Ensuite la pagaïe dans laquelle, dit-il, s’est déployée cette création continue : « L’action de la sélection naturelle (c) ne ressemble à aucun aspect du comportement humain. Mais si l’on veut jouer avec une comparaison, il faut dire que la sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur : un bricoleur qui ne sait pas exactement ce qu’il va produire, mais qui récupère tout ce qu’il trouve autour de lui, les choses les plus hétéroclites : bouts de ficelle, morceaux de bois, vieux cartons, pouvant éventuellement lui servir de matériaux : bref un bricoleur qui utilise ce qu’il a sous la main pour (d) en tirer quelque objet utilisable. » De ce « bricolage », Jacob donne divers exemples (que l’on pourrait multiplier à l’infini) : la formation de l’œil ; ou bien celle du poumon, qui aurait débuté chez certains poissons d’eau douce coincés dans des mers stagnantes, qui auraient « pris l’habitude d’avaler de l’air et d’absorber de l’oxygène à travers la paroi de leur œsophage. Dans de telles conditions, tout élargissement de cette paroi se traduisait par un avantage sélectif. Il se forma ainsi des diverticules de l’œsophage qui, sous l’effet d’une pression de sélection continue, s’agrandirent peu à peu pour se transformer finalement en poumons. L’évolution ultérieure des poumons ne fut qu’une élaboration de ce thème, par l’accroissement de la surface utilisée pour le passage de l’oxygène et pour la vascularisation. Fabriquer un poumon avec un morceau d’œsophage ressemble fort à du bricolage. » En tant que spécialiste de la biologie moléculaire, c’est-à-dire de l’architecture intime que la « pression de sélection », en « bricolant », fait évoluer au cours des millions d’années, Jacob souligne l’attitude « fortement réductionniste » qui a permis de faire avancer nos connaissances sur la cellule, sur ses mécanismes, sur des mécanismes plus généraux comme ceux de l’immunité (immunologie). Mais sur ce point, il souligne un fait fondamental : « les propriétés d’un système (vivant) peuvent s’expliquer par celles de ses constituants ; elles ne peuvent s’en déduire » ; autrement dit, considérons un système d’une complexité donnée ; il s’explique entièrement (dit Jacob) par les propriétés des sous-systèmes dont il est composé ; mais la connaissance des sous-systèmes ne permet pas de prévoir ce que sera le système composant, tant qu’on ne l’a pas observé. Pourquoi ? Parce que les virtualités de tout système sont en nombre indéterminé, et que la sélection n’en retiendra qu’une. Je crois avoir exposé honnêtement, compte tenu du peu d’espace, l’essentiel des vues de François Jacob. Avant d’en montrer ce que je crois être ses fondamentales faiblesses, je dois encore rappeler au lecteur qu’il est toujours plus facile de réfuter un résumé, surtout quand on l’a fait soi-même ! François Jacob est un savant éminent, un grand esprit. Ce qu’il pense est le résultat d’une longue méditation qui mérite le respect et qui, de toute façon, enrichit quiconque en prend connaissance2. Ce que j’en dis ne saurait épargner la réflexion personnelle du lecteur. Mais j’espère montrer que la nature même des objections soulevées par ses idées ne tire aucun avantage de ce raccourcissement par un résumé. En effet, ces objections se situent logiquement avant les idées de François Jacob, elles les précèdent. Je les avais déjà faites à Monod, qui ne les réfuta jamais3. [|*|] Car, pour commencer, admettons ce que dit Jacob. Admettons-le pour ne pas discuter ce qui n’est pas fondamental, et quoique ce soit discutable et discuté. Le tableau que brosse Jacob, en effet, n’est pas celui de l’évolution que l’on peut constater sur les documents fossiles, sur l’anatomie, la physiologie, l’éthologie comparées : c’est le tableau de son explication darwinienne. Et l’explication darwinienne est un roman historique très honorable mais enfin un roman (un conte disait le cher Jean Rostand) qui s’inspire de certains faits pour dégager une vraisemblance agréable à l’esprit, et passe sous silence d’autres faits désagréables mais fort réels qui n’y trouvent pas place. Le darwinisme est un peu mieux, mais guère mieux, à la biologie, que ce que le marxisme est à l’histoire. L’épisode du poumon, par exemple, montre surtout l’imagination de Mayr, son auteur4. Mayr est peut-être un génie de l’intuition. Mais comment le savoir ? En science, on veut savoir. Cependant, laissons ces discussions aux spécialistes, qui discutent beaucoup, ne sont guère d’accord, et acceptons ce que dit Jacob : finalement, tout s’explique par la « pression de sélection » à partir des propriétés fondamentales de la matière (acceptons ce mot vague). Il reste ceci, qui est, non plus un roman, mais une histoire, à vrai dire le pur et simple résumé de la science, admise par tous les savants, et par Jacob lui-même : – L’univers tout entier est soumis à une évolution qui commence par l’atome d’hydrogène. – Cet hydrogène se rassemble et forme des étoiles. – Ces étoiles entrent en fusion nucléaire, produisent quelques éléments légers, explosent (les supernovae), se reforment en une deuxième génération qui de nouveau entrent en fusion nucléaire, avec cette fois les éléments lourds (e), où déjà l’on reconnaît les futures proportions de la vie. En même temps, autour de ces étoiles, se forment les planètes. – Pendant ce temps, dans l’espace même, se forment les acides aminés, futurs éléments de la vie. Comme l’ont montré les astronomes par l’observation directe, et les théoriciens par le calcul (f), les immensités interstellaires sont le lieu d’une longue évolution prébiotique, exigeant peut-être des milliards d’années, évolution qui, je viens de le dire, élabore les acides aminés, et peut-être davantage (les deux « peut-être » qui précèdent n’ont bien entendu aucune importance en ce qui concerne le tableau général). – Sur certaines planètes dont la composition atmosphérique est prévue par la théorie, commence aussitôt (g) l’évolution biologique. – Cette évolution n’est connue que sur la Terre. Mais on l’y observe dans toutes sortes de milieux différents. Pour nombre d’espèces supérieures, on l’y observe dans des milieux totalement séparés (l’Australie, et pendant une longue période, l’Amérique du Sud). Et l’observation montre que cette évolution enfante des successions rigoureusement parallèles, ce qui démontre l’universalité de ses lois5. – La loi fondamentale observée est la complexification des structures, mot vague du temps de Teilhard, mais mot rigoureux depuis qu’on la mesure en unités d’information. – La complexification s’exerce de plus en plus, à mesure que le temps passe, sur le système nerveux. Elle atteint sur Terre, et en ce moment, sa culmination chez l’homme, avec tout ce que cela implique : la conscience, etc. Mais cette complexification s’observe dans toutes les lignées : l’hominisation n’en est que notre cas particulier (h). [|*|] Dès lors, quand François Jacob nous décrit l’évolution comme un bricoleur « qui ne sait pas exactement ce qu’il va produire », eh bien, c’est tout clair ; il se trompe. Le bricoleur sait très exactement ce qu’il va produire. Il produit d’abord, dans l’immensité de l’espace, l’une après l’autre, les conditions préalables de l’évolution biologique, puis il met en route cette évolution, puis il la conduit inexorablement sur la voie de la complexification. Et là il n’est plus question du roman darwinien, mais bien de science prédictive, avec vérification expérimentale au sens le plus sévère de la vérification poppérienne : le paléontologiste prédit très exactement à quel niveau géologique il découvrira telle complexité de structure fossile. Et ça marche ! C’est de cette façon, maintenant, que l’on découvre « les fossiles au rendez-vous du calcul » (P. de Saint-Seine)6. [|*|] François Jacob a cependant raison sur un point, mais qui se retourne contre lui : il est exact que le paléontologiste ni aucun autre savant ne peut encore faire aucune prévision à brève échéance. Et qu’est-ce que cela prouve ? Que l’on ignore le mécanisme de l’évolution : on n’en connaît que le plan. Ce plan, on ne comprend pas encore comment il marche. Mais on commence à le connaître assez pour faire de grandes prédictions vérifiables, et vérifiées. L’évolution est un fait, et qui embrasse toute l’histoire de l’univers. Les explications de ce plan, en attendant des découvertes que pour l’instant on n’entrevoit guère (mais cela peut changer) (i) sont des contes de bonne femme, tout juste bons, en entretenant l’illusion qu’on a compris, à paralyser l’esprit de recherche7. Avec une glorieuse et féconde carrière de chercheur, et qui se poursuit, François Jacob arrive à l’âge de l’approfondissement philosophique. Il faut le lire et le méditer. Il faut aussi, avec la déférence qu’il mérite, refuser de se laisser enfermer dans le cadre conceptuel qu’il nous propose, et où ne peuvent (en aucune façon) tenir les grandes découvertes de notre temps. Aimé MICHEL (a) Le Monde, 6, 7 et 8 septembre 1977. (b) George Gaylord Simpson, l’un des théoriciens du néo-darwinisme (voir par exemple : Rythme et Modalités de l’Évolution, Albin Michel, Paris 1950. Première édition à New York, 1944. Auteur déjà vieilli). (c) Jacob accepte d’emblée que cette action est le moteur de l’évolution. Ce qui reste à prouver. (d) « Pour » ? N’est-ce pas là un mot à connotation finaliste ? (e) Dans la formation des éléments lourds (en premier lieu ceux qui, hormis l’hydrogène, composent les corps vivants) se situe un épisode véritablement providentiel, exactement comparable à une chatière cosmogonique. Rien de ce qui se produit après cette chatière unique n’existerait si la chatière était fermée. Et elle est très étroite ! J’en reparlerai8. (f) Où s’illustrent en ce moment deux savants belges, Jules Duchesne et Ilya Prigogine. (g) « Aussitôt », car l’âge de la Terre est d’environ 4 milliards d’années, et les plus anciennes traces de vie remontent à 3 milliards 800 millions d’années. (h) Les singes anthropomorphes ressemblent plus (beaucoup plus) à l’homme qu’au petit insectivore de qui ils descendent comme l’homme. Eux aussi se sont « hominisés », mais beaucoup moins vite. Ce n’est qu’un exemple. (i) Cela peut changer même bientôt, si ce que pensent certains physiciens se vérifie. Chronique n° 291 parue dans F.C. – N° 1608 – 7 octobre 1977 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 4 janvier 2016

 

  1. Cet article corrigé forme le second chapitre, intitulé « Le bricolage de l’évolution », du livre de François Jacob, Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant (Fayard, Paris, 1981).
  2. Cet hommage à François Jacob mérite d’être souligné car il montre qu’Aimé Michel ne se trompe pas de cible et ne met nullement en doute l’éminence de François Jacob et la valeur de son jugement dans le domaine qui est le sien. Pour avoir suivi certains de ses cours au Collège de France je peux témoigner de la clarté d’esprit et de l’autorité de cet homme d’exception. Je m’étonne encore que l’assistance à ses cours se soit trouvée si souvent réduite et formée en majorité de retraités. François Jacob naît à Nancy en 1920 d’une famille de la petite bourgeoisie dont il est le fils unique. Son père pratique la religion juive mais non sa mère car « chez les Franck, on était juif comme on était brun, ou grand, ou bourguignon ». Peu après sa Bar-Mitzvah le jeune François s’interroge « “Et si Dieu n’existe pas ?ˮ Poser la question, ce fut la résoudre. Évidente m’apparut la réponse. Tout, la synagogue, les rabbins, Dieu, la prière, tout cela n’était qu’une farce qui roulait d’âge en âge, comme une mer créée par la crédulité et l’angoisse des hommes. Le ciel était vide. Les hommes étaient seuls. Seuls, ils faisaient ce qu’ils pouvaient. Comme ils pouvaient. » En juin 1940, il doit interrompre ses études de médecine et, sur le conseil de son oncle médecin d’Edouard Herriot, part pour l’Angleterre où il rejoint les Forces françaises libres. Il fait partie des quelques centaines de volontaires qui accompagnent le Général de Gaulle en Afrique. Après trois ans de campagne africaine en tant qu’officier du service de santé, où il est blessé au bras, il fait partie de la 2e DB naissante. En août 1944, il débarque en Normandie et, peu après, est gravement blessé par 80 éclats d’une grenade aérienne. Un an plus tard il peut reprendre ses études mais ses blessures l’empêchent de devenir chirurgien. Il soutient sa thèse de médecine sur un antibiotique, la tyrothricine, découvert par René Dubos (voir la chronique n° 89, Le joueur et ses trois écus – À propos de René Dubos : sommes-nous malades d’abondance ? 12.11.2011). Il se découvre une vocation pour la recherche en génétique, obtient une bourse de recherche pour entrer à l’Institut Pasteur et y suivre des cours. André Lwoff finit par l’accepter dans son laboratoire en 1950. Commence alors une brillante carrière sur les gènes des bactéries et des virus. À partir de 1954, il travaille avec Elie Wollman sur la sexualité des bactéries, la circularité du chromosome bactérien, le concept d’épisome. À partir de 1958, sa collaboration avec Jacques Monod sur la régulation de la biosynthèse des protéines aboutit à la découverte de l’ARN messager, des gènes de régulation, de l’opéron et de l’allostérie. En 1963, avec Sydney Brenner il analyse la génétique de la division cellulaire et en 1970 s’attaque à la génétique des cellules de mammifères. En 1964, il est nommé professeur au Collège de France. En 1965, il reçoit, avec André Lwoff et Jacques Monod, le prix Nobel de physiologie et médecine. Il écrit quatre livres pour le grand public : d’abord La logique du vivant, une histoire de l’hérédité (Gallimard, Paris, 1970), puis Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant (1981), où il donne sa vision de l’évolution, La statue intérieure (Odile Jacob, Paris, 1987), où il raconte les quarante premières années de sa vie (la citation ci-dessus sur l’origine de son athéisme en est extraite), enfin La Souris, la Mouche et l’Homme (Odile Jacob, Paris, 1997). Il meurt à Paris en avril 2013.
  3. Dans sa chronique n° 33, Un biologiste imprudent en physique (25.01.2010), Aimé Michel présente et critique les idées de Jacques Monod (1910-1976). Pour Monod, les mécanismes élémentaires de l’évolution sont « identifiés avec précision » et « compris en principe » ; ils obéissent aux lois causales de la physique, exclusives de toute finalité, agissant au hasard. Monod insiste sur le « refus systématique de (…) toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de projet ». Michel lui objecte que la physique n’offre pas encore les certitudes que Monod aimerait y trouver et que rien n’indique que les apparitions de la vie puis de l’homme soient de probabilité quasi-nulle comme le croit Monod. J’aimerais à ce point apporter une précision et émettre une réserve. Comme on va le voir Aimé Michel n’attaque évidemment pas les résultats biologiques de Monod et Jacob. Il ne conteste même pas fermement l’idée que le hasard joue un rôle important dans l’évolution ; pour cette raison il ne devrait pas non plus rejeter l’idée d’un certain « bricolage » de l’évolution qui n’est guère contestable. Je crains qu’il n’ait pas été assez clair sur ce point en ne distinguant pas mieux les différents niveaux d’action du hasard, du plus « local » des recombinaisons et mutations génétiques (incontestable) jusqu’au plus « global » que serait l’absence de toute finalité de l’univers (la science donne des arguments pour et contre mais ne permet pas de trancher).
  4. La discussion ne porte pas sur l’origine œsophagienne du poumon mais sur les mécanismes de cette évolution. La difficulté vient en partie de ce que le poumon n’est pas conservé par la fossilisation.
  5. Ces « successions rigoureusement parallèles » sont appelées convergences évolutives. Leur importance pour la compréhension de l’évolution a été soulignée notamment par Simon Conway Morris dans un livre souvent cité, Life’s Solution. Inevitable Humans in a Lonely Universe (Cambridge University Press, 2003). Ce paléontologiste britannique s’est rendu célèbre par ses travaux sur la faune cambrienne du Schiste de Burgess en Colombie britannique, travaux que Stephen J. Gould a excellemment présenté dans La vie est belle (trad. par Marcel Blanc, Le Seuil, Paris, 1991). Dans Life’s Solution Conway Morris présente une critique vigoureuse des idées dominantes sur l’évolution. En se fondant sur les faits de convergence évolutive, il défend la thèse selon laquelle l’apparition et l’évolution de la vie suivent des lois précises et universelles, ce qui l’oppose entre autres à Gould et à Jacob. Il actualise le propos d’Aimé Michel sur ce point (mais il s’en éloigne sur la question de la pluralité des mondes car il pense que la vie terrestre est une exception dans l’univers). On trouvera des précisions sur les idées de Conway Morris dans la note 6 de la chronique n° 163, Des thériodontes et des hommes – Une critique du néodarwinisme par Pierre-Paul Grassé, mise en ligne le 25.03.2013.
  6. Aimé Michel fait également référence à cet article du Jésuite Pierre de Saint-Seine dans les chroniques n° 17, Voici l’homme (11.05.2009) et n° 100, La bicyclette de Darwin – L’évolution s’observe, s’expérimente et se mesure (28.11.2011).
  7. On peut tenter de résumer le débat ouvert par Aimé Michel en soulignant les deux points qui le séparent de François Jacob. Le premier est que l’objet d’étude n’est pas exactement le même : Michel considère l’évolution pré-biologique et l’évolution biologique comme deux aspects d’un même phénomène qu’on ne peut dissocier. Comme l’évolution pré-biologique relève uniquement de la physique nous y reviendrons la semaine prochaine à propos de la chronique n° 295, « À notre image et ressemblance… », qui fait suite à celle-ci. Le second point est que, sans contester la validité de l’explication néo-darwinienne de l’évolution biologique, Michel ne croit pas que cette explication soit complète et le fin mot de l’histoire. Il n’est bien entendu pas le seul à soutenir cette position prudente comme le montre un petit livre contemporain de la présente chronique, Le darwinisme aujourd’hui (Coll. Points Sciences n° S18, Seuil, Paris, 1979). Il s’agit d’un recueil d’entretiens du journaliste Émile Noël avec neuf spécialistes de l’évolution. Ces entretiens sont loin d’avoir perdu leur actualité et je n’en connais pas d’équivalent plus récent. Sur ces neufs chercheurs, outre un historien (Jean Roger) et un philosophe (Pierre Thuillier), on trouve trois paléontologistes (Armand de Ricqlès, Jean Piveteau et Pierre-Paul Grassé) et quatre biologistes moléculaires (François Chapeville, Jacques Ninio, Albert Jacquard et François Jacob). Les premiers sont soit peu concerné par le néo-darwinisme (Piveteau : « tout le travail actuel en paléontologie humaine se fait en dehors de la pensée darwinienne », p. 85), soit très critique à son égard (Grassé, voir la chronique n° 163 citée plus haut). Les seconds insistent sur ce qui reste à découvrir (Ninio : « une fois que, pour l’essentiel l’idée d’évolution par sélection naturelle est admise, la tâche du chercheur est de s’intéresser à d’autres idées, qui sortent de la problématique darwinienne », p. 109) mais surtout sur le rôle du hasard (Jacquard : « Sans doute la sélection a-t-elle joué pour éliminer des extravagances de la nature, ainsi des mutations léthales, mais pour le reste, le hasard a eu la plus grande part », p. 127 ; Jacob : « (…) comme s’il y avait une sorte de nécessité à aboutir à l’homme, chef d’œuvre de l’évolution. Et ça c’est complètement faux. Nous sommes là, ça s’est trouvé comme ça, parce que les conjonctures historiques et les conjonctures génétiques ont mené à ce stade, mais nous aurions pu parfaitement ne pas exister. Nous pourrions parfaitement ressembler à quelque chose d’autre qui défie totalement notre imagination. C’est évidemment très difficile de réaliser que le monde vivant tel qu’il existe pourrait être complètement différent, pourrait même ne pas exister du tout. C’est pourtant ce qu’il faut bien admettre », p. 163). Le titre de l’entretien avec François Jacob est d’ailleurs intitulé on ne peut plus clairement « L’évolution sans projet ». Faut-il s’étonner de ces divergences de vue et de ces insistances sur des aspects différents ? Quand on aborde l’évolution « par le bas » (les gènes) on ne peut qu’être frappé par le rôle du hasard et quand on l’aborde « par le haut » (les fossiles) par l’ordre qu’on y découvre. Le juste équilibre demeure à trouver. La situation est bien résumée par Armand de Ricqlès de l’université Paris VII, qui justement travaille « à l’intersection de l’anatomie comparée et de la paléontologie » : « Il semble que, peut-être, ce que l’on peut reprocher, très modestement, aux zélateurs du néo-darwinisme contemporain, c’est la rage qu’ils ont souvent de prétendre avoir tout expliqué et d’affirmer que, en dehors de leur système et de leurs généralisations, il n’est même pas utile d’essayer de penser à autre chose, ou à davantage. (…) En fait j’ai la conviction que nous sommes seulement au début de la compréhension véritable de la mécanique évolutive. C’est d’ailleurs l’opinion de beaucoup de “néo-darwiniensˮ eux-mêmes, qui ressentent que la théorie est perfectible, généralisable. » (p. 72). Armand de Ricqlès fait une autre remarque dont l’importance tient à la prééminence de la recherche américaine : « Il faut bien voir, dit-il, que cette conception [la théorie synthétique de l’évolution], en particulier dans les pays anglo-saxons, jouit d’un statut absolument privilégié. Pratiquement pour tous nos collègues, la question ne se pose même pas de savoir s’ils sont ou non adeptes de la Théorie synthétique de l’évolution, c’est une évidence. Dans quelques pays, en particulier la France, les choses n’en sont pas là, il faut bien le reconnaître. Les Français jouent soit les arriérés, soit les hérétiques, assez facilement. À cet égard, certains chercheurs français, et non des moindres, expriment toujours des réticences, des doutes. Ils sont persuadés que la Théorie synthétique de l’évolution n’est pas susceptible de tout expliquer, contrairement à ce que pensent la plupart de nos collègues et amis anglo-saxons » (p. 56-57). Outre ces pressions anglo-saxonnes d’ordre, disons, sociologique, il faut tenir compte des considérations métaphysiques qui s’introduisent subrepticement dans le débat. Les propos de l’épistémologue Pierre Thuillier, auquel Emile Noël donne la parole en dernier, en donnent une belle confirmation lorsqu’il conclut en ces termes : « La science nous dit beaucoup de choses, mais elle est pleine de trous. Il n’y a pas de solution qu’on puisse affirmer dogmatiquement. Cela dit, je ne veux pas me dérober : effectivement, j’ai une préférence… Malgré les incertitudes, je crois que la solution, si elle doit être trouvée, sera trouvée du côté du néo-darwinisme. Il me paraît plus vraisemblable et plus intéressant de croire que des processus naturels ont fait émerger la vie, puis formé les espèces. Je préfère cela aux pseudo-explications par Dieu ou par je ne sais quels principes vitaux. Mais c’est un choix philosophique, et il faut le dire clairement. » (p. 183). Ce qu’il faut dire encore plus clairement est que cette façon de poser le problème est viciée et je m’étonne que Thuillier se soit laissé séduire par cette fausse opposition. Dieu n’est pas et ne peut pas être une réponse scientifique. On ne peut donc pas mettre sur le même plan une réponse ultime mais scientifiquement hors d’atteinte et les réponses vérifiables, bien que toujours partielles et provisoires, offertes par la science. Il n’y a guère de sens à préférer Dieu à Darwin. Cette mise en garde est d’autant plus nécessaire que les considérations métaphysiques et religieuses sont toujours à l’arrière-plan des discussions sur l’évolution, y compris dans les présentes chroniques. Dans ce dernier cas, c’est sans confusion avec les développements scientifiques sous-jacents, car les prises de position philosophiques d’Aimé Michel s’alimentent des découvertes scientifiques mais ne s’y substituent jamais. Et comme il l’écrit lui-même ici, « en science on veut savoir ».
  8. Cette « chatière cosmique » est la formation du noyau de carbone au cœur de certaines étoiles. Aimé Michel tint effectivement sa promesse d’en reparler, mais neuf ans plus tard seulement, dans la chronique n° 417, Le rassurant petit fromage, que nous mettrons en ligne dans quelques mois.