LA BICYCLETTE DE DARWIN (*) - France Catholique
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LA BICYCLETTE DE DARWIN (*)

Chronique n° 100 parue dans F.C. – N° 1335 – 14 juillet 1972

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Le Monde rapportait récemment la tentative de ces jeunes gens qui, affamés de communication avec leurs semblables et constatant l’échec de leurs précédents essais, convinrent finalement d’aller distribuer des bonbons aux usagers du métro (a). Bien entendu, et à peu de chose près, ils en furent de leurs bonbons. Touchants jeunes gens ! Ils me font penser à ces chevaliers de la langue française qui reprochent au gouvernement de ne rien faire pour la défendre et la promouvoir dans le monde.

Quant à ces excellents jeunes gens, il me semble que s’ils avaient eu quelque chose à communiquer, ils auraient pu faire l’économie de leurs bonbons. La preuve : depuis que nous avons soulevé dans ce journal la question des rapports actuels entre la science et la spiritualité, les lettres affluent, presque toujours passionnantes. Indiscutablement, nos lecteurs ont beaucoup à communiquer là-dessus. Indiscutablement aussi, ils ne souffrent d’aucun problème de communication : une plume et un morceau de papier leur suffisent, comme au bon vieux temps, à remuer les idées les plus brûlantes.

Père Noël et conte de fée

« Vous avez un jour, écrit l’un d’eux, fort bien expliqué que la science a renoncé à nous donner une représentation de l’univers. Son objet est, si j’ai bien compris, d’en prendre les mesures. C’est bien ainsi, d’ailleurs, que je l’entendais, et je me réjouis de le lire sous votre plume : la science observe, mesure, catalogue les phénomènes. Les hypothèses ne sont que des cadres provisoires, des instruments de travail. Or (poursuit ce lecteur) il me paraît – et particulièrement dans vos derniers articles – que vous tenez très fermement à l’hypothèse de l’évolutionnisme.

« Vous y tenez si fermement qu’on se défend mal du sentiment qu’elle a pour vous valeur de certitude scientifique. Si l’objet de la science n’est pas de nous représenter l’univers, il ne saurait être non plus de reconstituer pour nous son histoire millénaire. Vous nous aviez un jour donné, comme typique exemple d’hypothèse scientifique, le père Noël, qui permet de calculer avec une certitude presque absolue la date où nous recevrons des cadeaux 1 (2) 2. Mais Jean Rostand n’a-t-il pas dit que l’évolutionnisme est « un conte de fées pour grandes personnes » ? Si toute notre science est basée sur l’expérimentation, on ne voit pas comment on pourrait tenir pour un fait scientifique un phénomène que personne n’a pu observer et (pour cause !) que personne jamais ne pourra reproduire. »

Notre lecteur cite ensuite le livre d’Étienne Gilson : D’Aristote à Darwin et retour, et ce propos tenu dès 1937 par un biologiste (le professeur Lemoine) : « Personne n’y croit plus (à l’évolution), et l’on dit […] évolution pour signifier enchaînement – ou plus évolué, moins évolué, au sens de plus perfectionné, moins perfectionné, parce que c’est un langage conventionnel, admis et presque obligatoire dans le monde scientifique. »

Cette lettre n’est pas seulement intéressante par sa précision et sa clarté. Elle a ceci d’émouvant que son signataire, le P. J.-M. Janssens, o. p., habite un îlot perdu dans l’océan Indien, tellement perdu que je ne l’ai trouvé dans aucun atlas ni aucune encyclopédie et que, n’étaient les timbres (jamais vus jusqu’ici dans mon courrier) et le tampon de la lointaine poste, on pourrait croire à une farce : il s’agit de l’îlot Silhouette, dans l’archipel anglais mais francophone des Seychelles. Ô ma planète ! Même sur le dernier îlot du dernier océan, on trouve toujours quelqu’un désormais pour s’interroger sur le sens de la représentation et de la mesure, sur la science et la connaissance, pour citer Gilson, Rostand, Aristote ou Darwin. Voilà en quoi notre temps ne ressemble à aucun autre (à aucun autre sur cette planète-ci).

Venons-en à l’évolution. Je crois que le P. Janssens a raison de choisir cette idée-là pour mettre à l’épreuve la nouvelle conception de la science, pour la mettre même, pourrait-on dire, au défi. Si l’on n’accepte plus pour scientifiques que l’expérience, l’observation et la mesure, à quoi peut bien rimer l’évolution ? Et pourquoi continuer à en parler ?

La réponse est simple, pourvu, remarquons-le, que l’on s’en tienne à l’évolution, non à l’évolutionnisme : c’est-à-dire au phénomène, non aux théories qui prétendent l’expliquer. Car l’évolution s’observe, s’expérimente et se mesure.

Elle s’observe. Si l’on classe les fossiles d’une même famille dans leur ordre de complexité croissante, on observe que ce classement est aussi celui de l’ordre d’apparition. Exactement de la même façon que, si l’on classe des enfants par ordre de taille, ce classement est aussi celui de leur âge. Les premiers êtres sont les plus simples. Ils sont devenus de plus en plus complexes à mesure que le temps passait. Plus deux fossiles de même famille sont contemporains, plus ils se ressemblent. Quand ils sont contemporains, ils peuvent être aussi semblables que vous à moi.

L’évolution s’expérimente. Les paléontologistes ne cherchent pas les fossiles au hasard. L’expérience leur a appris que, pour trouver tel fossile intermédiaire entre deux êtres A et B, il faut le chercher dans la couche de terrain intermédiaire entre celle où l’on trouve les premiers spécimens de A et celle où l’on trouve les premiers spécimens de B. C’est ainsi que d’innombrables fossiles ont été découverts « au rendez-vous du calcul », selon l’expression du P. de Saint-Seine, exactement comme on prévoit une éclipse, par exemple (2).

L’évolution enfin se mesure. On mesure sa vitesse à travers les millénaires des époques géologiques, par exemple en comptant le nombre d’espèces d’une famille ou le nombre de cellules différenciées.

Darwinisme et confusionnisme

Mais cela, c’est l’évolution, le fait brut, non expliqué. Les êtres vivants sont bien nés les uns des autres : cela se voit, s’expérimente et se mesure. Darwin triomphe donc ? Certes non ! Car le darwinisme, ce n’est pas l’évolution 3.

C’est l’explication de l’évolution par les seules lois du hasard. Et jusqu’ici, ces lois s’avèrent impuissantes à expliquer quoi que ce soit, quoi qu’en disent les darwiniens 4 .

La seule victoire du darwinisme, jusqu’ici, a été d’entretenir la confusion entre les faits qu’on lui demande d’expliquer et la théorie qu’il propose à cette fin, ce qui est un peu fort. C’est comme si l’on nous disait : la preuve que ma rustine répare merveilleusement, c’est que votre pneu est plein de trous. Il est singulier qu’avec d’aussi beaux raisonnements, on fasse faillite dans le commerce des bicyclettes et fortune dans celui des idées. Il doit y avoir quelque mystérieuse faiblesse dans la bicyclette.

Aimé MICHEL

(a) Le Monde, 18 juin 1972.

(*) Chronique n° 100 parue dans F.C. – N° 1335 – 14 juillet 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008), chap. 4 « Évolution biologique », pp. 126-128.

Les Notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre ROSPARS

  1. Auguste Comte et le Père Noël, p. 522, au chapitre 21 de La clarté (op. cit.), reproduite ici le 27.9.2010. Voir aussi Quand deux plus deux font trois, p. 487 au chapitre 19, parue ici le 18.10.2011.
  2. L’article de Pierre de Saint-Seine « Les fossiles au rendez-vous du calcul » a paru dans la revue Études en novembre 1949 (pp. 193-205). Il résume trente années de recherches en paléontologie en ces termes : « “Savoir, c’est prévoir”, a dit un philosophe, aphorisme que nous traduirions aujourd’hui : le degré de certitude d’une science se mesure à sa capacité de prédiction. Sans être également valable pour toutes les disciplines, cette formule peut utilement nous servir à évaluer le degré de certitude de la paléontologie, un peu à la manière dont la prévision des éclipses, du retour des comètes, le calcul par Le Verrier en 1845 de la position d’une nouvelle planète transuranienne et mille autres faits ont accrédité depuis longtemps la mécanique céleste comme une science et l’une des plus précises parmi les sciences. (…) A force d’inventorier, de cataloguer, de comparer des fossiles, ce qui fut l’œuvre du dix-neuvième et des vingt premières années du présent siècle, la paléontologie a pris, depuis trente ans, un tournant décisif. Quelques savants, appuyés sur une prodigieuse masse de connaissances, se sont avisés qu’ils en savaient désormais assez de la courbe d’ensemble de l’histoire de la Vie pour pouvoir interpoler là où des chaînons manquants laissaient la courbe en pointillé. Ils ont minutieusement décrit par avance l’animal inconnu qui comblerait le fossé, situé sa position dans le temps, puis inspiré ou dirigé eux-mêmes les expéditions de fouilles destinées à rechercher ce fossile manquant. Une dizaine de fois, depuis trente ans, ces recherches ont été couronnées de succès et le fossile s’est trouvé au rendez-vous du calcul. »

    Le P. de Saint-Seine donne quatre exemples de ces rendez-vous réussis qu’il prend dans son domaine de spécialité, les vertébrés inférieurs. Le premier exemple porte sur l’origine même des vertébrés. En 1945 E.L. White découvre en Écosse un fossile de vertébré primitif, Jamoytius, dépourvu de mâchoires et d’os dermiques, ce qui correspond exactement aux prédictions.

    Le second exemple est celui de l’origine des mâchoires. L’anatomie et l’embryologie comparée des vertébrés actuels avaient notamment permis de prédire que les mâchoires proviennent de la transformation du troisième des neuf arc branchiaux qui séparent les fentes branchiales de chaque côté du corps. Cette vue théorique est confirmée par la découverte en 1937 d’un groupe de poissons fossiles, les Acanthodiens ; ils sont intermédiaires entre Jamoytius et les poissons modernes et ont les caractères attendus.

    Le troisième exemple du P. de Saint-Seine concerne la sortie des eaux et la transformation des nageoires paires de poissons en pattes d’Amphibiens. En 1932, G. Säve-Söderbergh de Stockholm découvre au Groënland dans des terrains dévoniens (vers -400 millions d’années) les premiers exemplaires fossiles d’Ichthyostega, le plus ancien vertébré muni de membres marcheurs mais encore pourvu d’une nageoire impaire comme les poissons.

    Le quatrième exemple, enfin, est fourni par l’origine des grenouilles et des crapauds, les Anoures, qui sont des Amphibiens sans queue adaptés à la locomotion par saut. On prévoyait que leur ancêtre aurait « un crâne moins allégé que celui des Anoures actuels, un plus grand nombre de vertèbres, un reste de queue et des membres postérieurs moins spécialisés pour le saut ». Ce sont exactement les caractères d’un fossile découvert en 1937 par Jean Piveteau à Madagascar dans des terrains du Trias (vers -200 millions d’années), Protobatrachus. Ce fossile illustre le fait souvent constaté que les différents organes évoluent de manière largement indépendante et à des vitesses inégales : son crâne est déjà très semblable à celui des Anoures actuels tandis que le reste de son squelette reste très proche de celui de ses ancêtres.

    Ces quatre exemples pris parmi d’autres donnent une bonne idée de la diversité des méthodes, de la précision des faits et de la richesse des réflexions qui fondent la science de l’évolution.

  3. Cette distinction est faite également par le célèbre paléontologiste Stephen J. Gould : « Les faits sont les données de l’univers. Les théories sont des structures d’idées qui expliquent et interprètent les faits. (…) La théorie de la gravitation d’Einstein a remplacé celle de Newton, mais les pommes ne s’immobilisent pas au beau milieu de leur chute en attendant que le débat soit tranché. Et les êtres humains ont évolués à partir d’ancêtres qui ressemblaient à des singes, qu’ils l’aient fait selon l’explication proposée par Darwin ou par un autre mécanisme qui reste encore à découvrir. » (L’évolution : fait et théorie, in : Quand les poules auront des dents, trad. par M.-F. de Paloméra, Fayard, Paris, 1984, p. 279). De même Christian de Duve écrit : « Il faut distinguer aussi entre sélection naturelle et évolution. L’évolution est un fait. La sélection naturelle est ce que l’on propose pour expliquer l’évolution. » (La pensée est-elle le produit de la sélection naturelle ? Forum Diderot, PUF, 1996, p. 14).

    Il n’est pas indifférent de noter que dans son livre Le darwinisme en question. Science ou métaphysique (trad. par L. Guyénot, Exergue, Chambéry, 1996 ; titre original Darwin on trial, 1991), Phillip E. Johnson, critique du darwinisme, s’efforce de brouiller cette distinction : « Gould, écrit-il, trace la ligne de démarcation entre fait et théorie au mauvais endroit et la distinction se vide virtuellement de sens. Pour lui, la théorie concerne uniquement la sélection naturelle, tandis que la descendance avec modification est un “fait”. Ce qu’il veut dire par là, c’est que l’idée de Darwin faisant de la sélection naturelle le moteur principal de l’évolution peut être remise en question, tandis que la possibilité de la transformation des espèces par des mécanismes aléatoires accumulés est un fait établi. (…) La puissance créatrice des mutations est une certitude, parce qu’elle est une conséquence nécessaire du “fait” que l’évolution a produit toutes les merveilles de la biologie. Mais déguiser la théorie en fait ne sert pas d’autre but que de la protéger de toute remise en question » (pp. 94-96). On voit avec quelle facilité une idée claire peut être rendue confuse par le simple ajout du mot qui fâche : « aléatoire » !

  4. Aimé Michel distingue à bon droit le phénomène de l’évolution et la théorie qui l’explique, mais sa critique du hasard comme principe explicatif paraît manquer de précision. En effet, dans ce texte et d’autres, il peut donner l’impression de nier toute part au hasard dans l’évolution, ce qui est certainement excessif. Une interprétation plus mesurée de son propos est d’y voir une critique du hasard comme explication ultime. Car pour lui, si je le comprends bien, l’action du hasard est encadrée par des lois plus générales. En ne parlant que du hasard et du « bricolage » de l’évolution, on s’en tiendrait aux seules apparences superficielles. Nous avions beaucoup discuté de ces questions, par correspondance surtout, mais sans parvenir à nous accorder totalement. J’ajoute que son rejet de ce qu’il appelle « l’idéologie du hasard » dans une lettre qu’il m’envoie le 10.07.1987, ne signifie nullement qu’il avait à l’esprit autre chose qu’une « évolution naturelle, non-miraculeuse, sans intervention du Barbu », comme il me l’écrit dans sa lettre du 13.12.1987. Voir à ce sujet plusieurs passages de sa correspondance avec Bertrand Méheust reproduite dans l’Apocalypse molle (Aldane, Cointrin, 2007).

    Un exemple de processus naturel non-aléatoire de ce genre est proposé par le biophysicien Vincent Fleury dans son livre De l’œuf à l’éternité. Le sens de l’évolution (Flammarion, Paris, 2006). Il y soutient que l’émergence, au cours du développement embryonnaire, de la forme d’ensemble du corps avec queue, membres, tête, etc. ne résulte pas d’un contrôle génétique indépendant de chacune de ces parties, comme on l’enseigne généralement, mais de forces mécaniques, dues aux divisions cellulaires et à la viscosité des tissus, qui déterminent globalement et indissociablement l’apparition et la forme des diverses parties. Ces forces morphogénétiques canaliseraient l’évolution des espèces dans des directions prédéterminées.

    L’auteur écarte ainsi la thèse de la contingence de l’évolution et apporte son soutien aux travaux d’Anne Dambricourt Malassé sur l’os sphénoïde. On peut regretter que Vincent Fleury ne soit pas plus précis dans son argumentation et son illustration, mais, quoi qu’il advienne de ses propositions, il n’y a évidemment pas à choisir entre Darwin et Dieu ! Toutes les chroniques d’Aimé Michel sur ce thème peuvent être lues comme une méditation sur ce faux dilemme.