LE MINISTRE, LE SAINT SUAIRE ET AUTRES RÉFLEXIONS - France Catholique

LE MINISTRE, LE SAINT SUAIRE ET AUTRES RÉFLEXIONS

LE MINISTRE, LE SAINT SUAIRE ET AUTRES RÉFLEXIONS

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Un ministre de l’Éducation sans projet de réforme, c’est comme un repas sans vin, un éléphant sans trompe, c’est comme un Maistre Jehannotus de Bragmardo sans ses cloches1. Si M. Jospin2 ne nous avait proposé son projet, je me serais écrié O tempora ! O mores! et j’aurais écrit un article intitulé Reddite nobis clochas3. C’est dire mon soulagement pendant que notre ministre nous exposait son projet. Malheureusement je n’ai jamais su écouter mes profs, travaillant toujours chez l’un la matière d’un autre. Bercé par sa voix, je songeais donc à autre chose : au rapport d’une de ses commissions concluant une nouvelle répartition de l’enseignement des mathématiques. Parents, et même grands-parents, vous n’avez pas besoin d’aide-mémoire : que n’a-t-on pas essayé depuis quarante ans avec les mathématiques ? Voilà que, selon cette docte commission, il faudrait, pour les allergiques, remettre en honneur les vieilles Humanités avec grec et latin et presque sans mathématiques. Plus de maths ! ou presque. = 0 Toujours rêvant, je pensais à ce que raconte Michel Tournier dans son autobiographie (Le Vent Paraclet). Pour cet éminent romancier de culture franco-allemande approfondie, les équations qui toujours se terminent par = 0, seraient le comble de la bêtise savante : si tout ce qui est à gauche de l’équation est égal à zéro, dit-il à peu près, cessez de nous embêter avec et n’en parlons plus. Que ne puis-je réunir devant un bon repas Michel Tournier et le fameux mathématicien Bernard Morin, me dis-je alors, toujours bercé par les aigres accents de M. Jospin. Voilà qu’on en revient à la « double culture », source d’infinies querelles. Y a-t-il vraiment des cervelles vouées ab utero aux lettres ou aux mathématiques ? Bernard Morin, géomètre prodige, patron de l’institut mathématique de Strasbourg, a d’abord fait Normale supérieure dans la section Lettres. Puis il fit un doctorat de mathématiques qui d’emblée le classa parmi les premiers, ayant pour maître Cartan, je crois. Un jour, dans un restaurant bourré de Français moyens, Morin me dit entre poire et fromage : « Bof, les nombres complexes, cela s’explique avec les mains. Regardez ». Et traçant en l’air avec ses belles mains de pianiste des formes invisibles, il fait apparaître les coordonnées cartésiennes, le module, bref tout ce que je ne saurais expliquer ici sans devenir abscons. Un silence fasciné descend sur les tables voisines, s’élargissant à mesure que se développe la démonstration… et que Morin baisse en vain la voix. Ah, si Tournier avait été là. Précisons que Bernard Morin est non-voyant, aveugle comme on disait en français. Aveugle et géomètre génial, manipulateur de formes idéales et précises qu’il est seul à voir dans sa tête, mais qu’il sait évoquer avec ses mains… Si ce n’est de l’art, ô Michel Tournier, qu’est-ce que c’est ?4 Je ne sais s’il convient de raisonner sur des exceptions. J’ai des amis artistes, poètes, musiciens, qui m’affirment être attaqués de crises d’eczéma, dès qu’apparaît l’ombre d’un symbole mathématique. Moins trois (−3) paraît à l’un deux d’une absurdité sans pareille. Mais j’ai remarqué que tous, sans exception, sont passionnés par toute espèce de problème mathématique présenté incognito avec seulement des mots, fût-il très difficile, par exemple les nombres transfinis, ou transcendants, ou bien les séries ou limites : sont-elles convergentes et pourquoi ?5 Cocteau savait cela, qui disait : la poésie est une science exacte. Et Platon, donc, pourtant invoqué par un de ces amis, poète en plusieurs langues ! N’avait-il écrit sur son portique (Platon) : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » ? Bah, bah. J’écris pour ne rien dire, convaincu que dans cette querelle des mathématiques, la vérité, pour mûrir, doit encore être roulée dans la farine quelques dizaines d’années. Si je vois juste, elle mûrira sans qu’on y prenne garde, non de réformes, mais par la fréquentation des machines « intelligentes » (je n’ai garde d’oublier les guillemets, audacieux mais pas téméraire). Alors on verra Quelques lecteurs continuent de m’écrire sur le Saint Suaire et le carbone 14, proposant des réfutations et explications au résultat décevant de la « datation » (guillemets). Allons, allons, il faut être beaux joueurs : si la datation avait donné des résultats qui nous satisfassent, nous la trouverions excellente. Merci à ces lecteurs, mais qu’ils me permettent de répéter que, s’agissant de résultats scientifiques, je ne suis pas pressé de dire quoi que ce soit avant qu’on ait essayé bien des méthodes, nouvelles, utilisées par d’autres savants. Alors on verra. Cependant un de ces lecteurs (M. de S., de Montmorency) soulève une intéressante question de principe : « La Résurrection, écrit-il, est un événement unique, que la science ne peut donc vérifier. L’énergie qui a redonné vie au corps de Jésus a sans doute modifié aussi les propriétés des objets qui entouraient ce corps, mais cela même est-il vérifiable ? ».6 M. de S. a mis la main sur un des problèmes les plus ténébreux de la physique : que peut-on dire d’un phénomène unique ?7 Question point si frivole, car les théoriciens, ces dix dernières années, se sont avisés d’une évidence à vrai dire fort simple, à savoir que tout ne se produit qu’une unique fois. Alors, que devient le déterminisme supposé par toute expérience scientifique, laquelle vise à prouver que les mêmes causes étant posées, on obtient le même résultat ? Mêmes, mêmes ! Où sont ces « mêmes », quand tout ne se passe qu’une fois ? Les théoriciens américains – l’inépuisable J.-A. Wheeler, je crois – ont élaboré pour cette idée un néologisme : « Contra-Factual Definiteness Assumption », ou CFD (les trois premiers mots). On reproche aux mauvais écrivains français leurs néologismes abstraits, signes de décadence, dit-on (et en effet, le grec d’Alexandrie…), mais les anglophones ne se débrouillent pas mal non plus : CFD, c’est la « définitivité ou déterminitivité contra-factuelle » (laissons tomber le A de « assumption », qui veut dire postulat, hypothèse, supposition). Pour respecter la définitivité contra-factuelle, il faudrait pouvoir comparer au résultat de l’expérience A, non point le résultat de l’expérience B supposée identique, mais celui de l’expérience A faite à la place de B, ou inversement ! C’est clair !8 Les physiciens essaient en ce moment d’imaginer des modèles d’univers où le postulat CFD serait réfuté à tout coup, et les conséquences ne sont pas petites. S’ils se sortent de leur labyrinthe, nous reparlerons de la physique du Saint Suaire. Aimé MICHEL Chronique n° 458 parue dans France Catholique – N° 2195 – 24 février 1989 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 29 octobre 2018

 

  1. Vieille histoire que celle-là puisqu’elle remonte au temps où, pour se soustraire à la curiosité des Parisiens, Gargantua se réfugia dans les tours de Notre-Dame. Considérant les cloches, « il lui vint à l’esprit qu’elles seraient parfaites pour servir de clochettes au cou de sa jument (…). De fait, il les emporta en son logis (…). Toute la ville fut si émue qu’elle organisa un soulèvement : vous savez bien qu’à cela les Parisiens sont si prompts que les nations étrangères admirent la patience des rois de France, qui par bonne justice ne les réfrènent nullement, malgré les inconvénients qui s’ensuivent jour après jour. » On décida « que l’on enverrait le plus ancien et le plus expérimenté de la Faculté à Gargantua pour lui démontrer quel affreux inconvénient représentait la perte de ces cloches. » Maître Janotus de Bragmardo fut ainsi choisi pour prononcer la belle harangue que voici : « Ce ne serait que bon que vous nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien défaut. Hum, hem, harch ! Nous en avions autrefois bel et bien refusé la jolie somme d’argent de ceux de Londres en Cahors, et même de ceux de Bordeaux en Brie, qui voulaient les acheter pour la subtilissime qualité de la constitution élémentaire qui est introduitisée en la terrestréité de leur nature essentialitative pour externaliser les nuées et les tourbillons de nos vignes (…) » etc. Finalement, « les cloches remises à leur place, les citoyens de Paris, reconnaissants de cette loyauté, s’offrirent d’entretenir et de nourrir sa jument aussi longtemps qu’il lui plairait. Gargantua l’accepta bien volontiers. Et ils l’envoyèrent vivre dans la forêt de Fontainebleau (…). » (Rabelais, Gargantua, Garnier-Flammarion, 2016, livre I, chapitres 19 à 21, translation en français moderne par Myriam Marrache-Gouraud).
  2. M. Lionel Jospin est ministre de l’Éducation nationale de mai 1988 à avril 1992 sous les gouvernements de Michel Rocard et d’Édith Cresson. Il obtient notamment un accord de revalorisation du salaire des enseignants (qui coûte 12 milliards à l’État, sans la contrepartie souhaitée par la FEN d’une modification du mode de travail des enseignants) et le recrutement de 45 000 nouveaux enseignants. Il lance le plan d’urgence des lycées, le plan Universités 2000 et la création des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), si bien que le budget de son ministère bondit d’un tiers en 1992, de 198 à 262 milliards de francs. Cela ne l’empêche pas d’essuyer les manifestations d’enseignants en 1989, de lycéens en 1990, et d’étudiants opposés à la réforme des DEUG en 1992.
  3. Ô temps ! Ô mœurs ! Rendez-nous nos cloches. Aimé Michel ne manquait guère une occasion de se moquer gentiment de la « réformite » qui sévit au ministère de l’Éducation nationale et qui n’est peut-être pas sans rapport avec les résultats préoccupants obtenus par les écoliers et lycéens français dans les comparaisons internationales (voir par exemple la note 5 de la chronique n° 292). Pour une liste de ses chroniques sur l’éducation, voir la note 5 de la chronique n° 380.
  4. Bernard Morin, né à Shanghai le 3 mars 1931, est mort le 12 mars de cette année. Aveugle depuis l’âge de six ans, il commence des études de philosophie, mais l’enseignement d’Étienne Borne l’en dégoute. Il s’oriente alors vers les mathématiques et, plus précisément, la géométrie. Il travaille à l’Institut des Études Avancées de Princeton et à l’université de Strasbourg, où il passe l’essentiel de sa carrière. Il est connu pour avoir fourni la première solution au problème du retournement de la sphère (le site http://www.slate.fr/story/118781/mathematicien-sphere-dans-balle-ping-pong donne une idée de ce dont il s’agit). Il collabore un temps à ce sujet avec le physicien Jean-Pierre Petit et écrit avec lui un article, paru en janvier 1979 dans Pour la Science ; il vaut à la revue le prix d’Alembert décerné par la Société Mathématique de France pour une action « destinée à mieux faire connaître et comprendre les mathématiques et leurs développements récents auprès d’un large public ». Il est surprenant que sa cécité n’ait pas été un obstacle au développement de ses talents de géomètre, alors qu’elle le gênait dans les calculs trop longs. Une anecdote de son collègue et ami François Apéry, à qui j’emprunte les indications qui précèdent (http://smf.emath.fr/files/apery-morin.pdf), révèle son « époustouflante » maitrise de la géométrie dans l’espace : Morin se montra capable d’interpréter correctement une infime dépression qui intriguait Apéry sur une figure haute définition dessinée par ordinateur ! Apéry précise en ces termes les relations de Morin avec la philosophie : « Dans le fond, la philosophie pose des questions essentielles notamment sur l’infini, le discret, le continu, le nombre, l’espace, le temps, la mesure, le hasard, mais se révèle impuissante à y faire faire des progrès significatifs et a fortiori à y apporter des réponses. Celles-ci viennent des sciences dures au premier rang desquelles la mathématique, qui, par son mode de raisonnement et la nature abstraite de ses objets, présente le plus de proximité avec la philosophie ». Apéry note également à la fin de son texte que Morin « s’est éteint dans la religion catholique sans avoir concédé quoi que ce soit à la tendance moderniste » et rapporte deux phrases d’une conférence sur le verbe être qu’il prononça à la maison franco-japonaise de Tokyo en 1988 : « Avant d’être un animal politique ou un animal raisonnable, l’homme est d’abord un animal religieux » et « Je ne sais s’il existe un salut par la philosophie, mais, en tant que chrétien, je ne me suis jamais pris à douter qu’il existe un salut par la religion ».
  5. Les nombres transfinis ont été découverts par le mathématicien allemand Georg Cantor. Celui-ci passa sa vie à essayer de comprendre l’infini et, pensait-il, mieux s’approcher de Dieu. Il a le premier dépassé la notion vague de l’infini comme limite qu’on ne peut atteindre pour en faire un véritable objet de mathématique, manipulable dans un raisonnement et même dans un calcul. En 1874, il parvint à démontrer que toutes les quantités infinies ne sont pas également grandes dans un article fondateur de quatre pages, intitulé « Sur une propriété de la collection de tous les nombres algébriques ». Cette démonstration tenait en deux théorèmes, l’un positif, « On peut numéroter les nombres algébriques », l’autre négatif, « On ne peut pas numéroter les nombres réels ». Le rapport entre ces théorèmes et les infinis appelle quelques explications : En ce qui concerne le premier théorème, on appelle nombre réel algébrique toute solution d’une équation algébrique, c’est-à-dire d’une expression de la forme axn + bxn – 1 + … + px+ q = 0 où les coefficients a, b, …, p, q et l’exposant n sont des entiers (a et n positifs). Les nombres entiers (solution de xq = 0), les nombres rationnels (rapports de deux entiers q et p, solutions de pxq = 0), et les nombre non rationnels (comme racine carrée de q, solution de x2q = 0) sont des nombres algébriques. Cantor a pu établir en quelques lignes qu’il n’existe pas plus de nombres algébriques que d’entiers, ce qui n’est pas du tout intuitif. Sachant qu’on appelle nombre réel les coordonnées des points d’une droite, le second théorème montre que le nombre de réels algébriques bien qu’infini est plus petit que le nombre de réels. Le rapprochement des deux théorèmes prouve l’existence de nombre réels non algébriques (ce que Liouville avait déjà démontré), qu’on appelle transcendants. Cantor prouve ainsi qu’il existe au moins deux infinis distincts, celui des entiers (et des nombres algébriques) et celui des réels. C’est l’acte de naissance de la théorie de l’infini qu’on appellera ensuite plus prosaïquement « théorie des ensembles ». Par la suite, il introduit un calcul sur les nombres infinis (qu’il appelle transfinis et qu’on appelle aujourd’hui ordinaux) qui ressemble beaucoup au calcul arithmétique et qu’on appelle arithmétique ordinale. Un autre calcul porte sur la taille (ou cardinalité) des ensembles infinis. Cantor démontre qu’il existe une infinité de cardinalités différentes, pas seulement les deux relatives à l’ensemble N des entiers et à celui R des réels. Il postule qu’il n’existe aucun ensemble dont la cardinalité soit intermédiaire entre celle de N (dénombrable) et celle de R (continu), ce qu’on appelle « l’hypothèse du continu », mais il échoue à la démontrer (ou à la rejeter). Ce n’est pas surprenant car ce problème du continu, qui était le premier des problèmes mathématiques irrésolus cité par David Hilbert en 1900, n’est toujours pas résolu aujourd’hui bien que de notables progrès aient été accomplis (voir l’excellent article de Patrick Dehornoy, « Cantor et les infinis », paru en 2009 dans la Gazette des mathématiciens, http://smf4.emath.fr/Publications/Gazette/2009/121/smf_gazette_121_28-46.pdf). Cantor eut bien des difficultés avec ses collègues, à commencer par Leopold Kronecker de l’université de Berlin, qui trouvaient son travail trop bizarre pour être crédible (Kronecker croyait que Dieu avait créé les entiers et l’homme tout le reste, opinion caractéristique des constructivistes, voir note 4 de la chronique n° 414). Leurs attaques contribuèrent à sa maladie mentale : à partir de 1884, Cantor souffrit de dépressions qui devinrent chroniques après la mort de son plus jeune fils en 1899. Il connut la pauvreté et même la faim durant la guerre et mourut à l’hôpital en 1918.
  6. Le lecteur d’Aimé Michel pose deux questions fort pertinentes. Commençons par la première, celle relative à ce qu’on pourrait appeler la « physique de la résurrection ». Il n’est pas le seul à la poser puisqu’une semaine avant la parution de la présente chronique, la revue britannique Nature (vol. 337, pp. 594) publiait dans son numéro du 16 février 1989 une lettre du physicien T.J. Phillips, du laboratoire des hautes énergies de l’université Harvard, suggérant que la résurrection du Christ, évènement physique unique et inaccessible à l’examen scientifique, pouvait avoir rayonné de la lumière, de la chaleur et des neutrons. Ces rayonnements auraient produit à la fois l’image sur le linceul et sa datation erronée par le carbone 14, ainsi que d’autres effets restant à mesurer (sur ce linceul et sa datation, voir la chronique précédente n° 455). Cette lettre était accompagnée d’une réponse de R.E.M. Hedges, du laboratoire d’Oxford ayant participé à la datation du linceul par le 14C. En dépit des objections de Hedges, Jean-Baptiste Rinaudo, prêtre, biophysicien et maître de conférences à la faculté de médecine de Montpellier, entreprit des recherches dans la voie suggérée par Phillips, en faisant l’hypothèse que l’image du linceul provenait d’un flux de protons et le rajeunissement d’un flux de neutrons. (Je fonde l’essentiel de ce qui suit sur son article « Nouveau mécanisme de formation de l’image sur le Linceul de Turin, ayant pu entraîner une fausse radiodatation médiévale », Actes du symposium scientifique international, Rome, 1993, François-Xavier de Guibert, Paris, 1995, pp. 293-299). Les distances à franchir entre le corps et le tissu ont conduit le père Rinaudo à privilégier un rayonnement de protons de 1,4 MeV (méga-électron-volt, une unit d’énergie utilisée en physique des particules). En 1993, des morceaux de lin (neufs et vieillis artificiellement) furent irradiés par un flux de protons de 1,4 MeV au Centre d’Études Nucléaires de Grenoble provoquant une oxydation superficielle des fibres de lin de même couleur et sur la même épaisseur que celles du linceul. La focalisation du flux de protons nécessaire à l’obtention d’une image tridimensionnelle s’expliquerait, selon Rinaudo, par un champ électrique d’environ 30 000 V/cm (entre le sol et le plafond du tombeau jouant le rôle d’un condensateur électrique) produit par des conditions météorologiques orageuses. Comme source de protons, seule lui a paru convenir la désintégration du noyau de deutérium (isotope de l’hydrogène formé d’un proton et d’un neutron) qui produit des flux de 1,1 MeV. La surface du corps humain sur une épaisseur de 30 µm contient suffisamment de deutérium pour assurer le rayonnement requis. Les neutrons produits par la désintégration du deutérium transforment les noyaux d’azote (et accessoirement du carbone 13). Dans une autre expérience, un morceau de lin d’une momie égyptienne a été irradié par des neutrons à Saclay et daté au carbone 14 à Toronto : on le trouva effectivement considérablement rajeuni. Le père Rinaudo calcula ensuite la quantité de neutrons nécessaires pour rajeunir le linceul de Turin de 13 siècles. Il aurait trouvé que cette quantité de neutrons correspondait à la quantité de protons nécessaire pour oxyder le linge et susceptible de provenir d’un corps humain, conformément à ce que produirait la désintégration du deutérium (j’emploie le conditionnel faute d’avoir pu lire la publication correspondante). Mais quelle a pu être la source de l’énergie ayant déclenché cette désintégration ? Le père Rinaudo ne le précise pas et se refuse à invoquer la résurrection du Christ pour des raisons à la fois scientifiques et religieuses. Par contre, pour le professeur Alberto Carpinteri et ses collègues géophysiciens de l’Institut Polytechnique de Turin, le flux de neutrons aurait pu être créé par le broyage de roches occasionné par un séisme attesté en l’an 33 (voir leur article de 2015 dans https://arxiv.org/ftp/arxiv/papers/1504/1504.03276.pdf). Il me paraît clair qu’en l’état ces quelques résultats sont loin de démontrer la réalité des mécanismes invoqués. En outre, ce bref résumé vérifie bien ce qu’écrivait Aimé Michel dans sa précédente chronique : « Quand on pénètre un peu dans un problème scientifique, quel qu’il soit, ce que l’on découvre d’abord, c’est la complexité des méthodes, la difficulté de poser une question clairement, la longueur et l’abstrusité des controverses. » Ce n’est donc pas demain qu’on aura des réponses claires et cohérentes aux questions que posent le linceul. Comme le remarquent le lecteur et Aimé Michel à sa suite, il n’est même pas sûr qu’un tel objectif soit accessible en raison de l’unicité du linceul (sans parler de l’unicité de l’évènement, quel qu’il soit, qui lui a donné naissance).
  7. Passons à la seconde question posée par le lecteur, celle de l’évènement unique. Dans la troisième partie intitulée « Les limites de la science » de son livre majeur Les conditions de l’esprit scientifique (coll. Idées, Gallimard, 1966), Jean Fourastié a longuement insisté sur l’importance de l’évènement unique. « Pratiquement, écrit-il, il est hors de la science. » Il poursuit : « À mon sens ce point doit être considéré beaucoup plus qu’il ne l’a été jusqu’ici. Au point de développement où sont parvenus les sciences humaines et les sciences physiques, ce problème est devenu essentiel aux progrès futurs. La biologie, la paléontologie, la géologie, l’astronomie, l’atomistique même, butent sur la considération d’évènements uniques, qu’elles ne savent comment intégrer dans le cadre habituel du raisonnement scientifique, et dont pourtant non seulement l’existence, mais l’importance dans l’organisation même de l’univers, la fécondité pour l’histoire, l’intelligence de l’univers, ne font aucun doute : par exemple, les mutations qui ont (ou auraient) fait passer la vie du poisson à l’homme, alors que l’on n’observe actuellement que des mutations mutilantes. » Pour montrer les facteurs qui dominent le problème, Fourastié prend l’exemple d’une guérison observée à Lourdes par Alexis Carrel (1873-1944) et relatée dans son livre, Le voyage à Lourdes (Plon, 1949), écrit à la troisième personne et publié seulement après sa mort. À la suite, Carrel redevint croyant, s’installa aux États-Unis et obtint le prix Nobel de physiologie et médecine en 1912. À Lourdes, en 1903, il ausculte une jeune fille atteinte de péritonite tuberculeuse dont l’espérance de vie n’est que de quelques jours. Or, il constate personnellement une amélioration qui le stupéfie. Il doute d’abord de son diagnostic ; il faudrait refaire l’observation mais justement cela est impossible. Il n’a alors que deux options : maintenir son diagnostic ou bien renoncer à le publier, solution de loin la plus fréquente car il est bien conscient que, selon ses propres mots, « [l]orsqu’un phénomène se présente assez rebelle pour ne pas vouloir pénétrer dans les cadres rigides de la science officielle, on le nie, ou bien l’on sourit. » Carrel conclut au miracle ; il en résulte que ses collègues voient dans son témoignage « une adhésion à une croyance religieuse, qui leur rend suspect le diagnostic même. Ainsi l’option se fait beaucoup plus en fonction de l’ensemble de la personnalité du chercheur qu’en fonction de l’observation du cas. (…) Ce qui compte pour l’homme, ce n’est pas d’être témoin expérimental d’un miracle, c’est d’y croire. » (Sur ce point important voir la note 10 du texte n° 421). Mais le sujet de Fourastié ce ne sont pas les miracles, ce sont les actes « “non encore reconnus par la science expérimentale”, sans que l’on ait à dire qu’ils sont ou non “produits par une puissance surnaturelle”, ce qui ne peut être tranché par la seule observation du réel sensible. » L’introduction en science de ces évènements uniques et rares n’est pas facile. Ainsi, « malgré l’usage des analogies et des approximations, l’unicité de l’observation reste le “goulot d’étranglement” des sciences humaines. » L’unicité ou la grande rareté des observations est un problème majeur. « Elles sont pour le chercheur la source de difficultés graves qui (…) accroissent encore la naturelle rareté de l’observation des cas rares. Il en résulte une limite certaine mais insidieuse de l’apport des sciences expérimentales à notre connaissance de l’univers sensible. Nous devons savoir que certaines réalités, même très importantes pour l’histoire de l’univers, pour l’intelligence du réel et pour notre propre destin, n’ont jamais été et peut-être ne seront jamais observées. » En conséquence, pour faire reculer cette limite de la méthode expérimentale, « [a]ucun d’entre nous ne doit plus hésiter à publier ses observations, même si elles ne peuvent être contrôlées par d’autres. Nous devons seulement nous abstenir d’en tirer des conclusions scientifiques. Nous devons seulement verser ces observations aux archives, en en dressant un procès-verbal précis (…). Ces observations devront attendre dans les archives que d’autres viennent les corroborer. On peut concevoir ainsi qu’en 50, 200 ou 1000 ans, l’humanité puisse réunir autant d’observations valables dans tels ou tels domaines exceptionnels, que dans certains autres en quelques jours ou en quelques mois. » Depuis que ces profondes recommandations ont été faites, il est possible de noter une lente évolution des esprits allant dans ce sens, en dépit de l’hostilité des uns et de l’inertie des autres. Il est en effet devenu possible, dans certains cas, de publier de telles observations exceptionnelles dans les journaux scientifiques (je pense par exemple aux expériences de mort imminente). Malgré tout, on est encore très loin du recueil systématique et critique que Fourastié appelait de ses vœux.
  8. En histoire, qui est le domaine par excellence des évènements uniques, on se demande comment les choses auraient évolué si certains événements s’étaient passés autrement – c’est ce qu’on appelle l’approche contrefactuelle (ou contrafactuelle). Que se serait-il passé si les Perses avaient gagné la bataille de Salamine ? si la Grande Armada n’avait pas été défaite par une tempête ? si la France avait empêché l’Allemagne de se réarmer en 1935 (question posée par Winston Churchill dans le 1er tome de ses mémoires, La Deuxième Guerre mondiale) ? si les forces de l’Axe avaient gagné la guerre (thème du célèbre roman de Philip K. Dick, Le Maître du Haut-Château) ? si la tempête qui faisait rage en Europe le 5 juin 1944 ne s’était pas calmée le lendemain ? etc. Certains historiens ont fait valoir tout l’intérêt de ces questions car elles permettent de mieux comprendre les évènements, de mieux apprécier la part du hasard, des faiblesses et des forces humaines, voire de redonner leur chance aux vaincus. Les évènements contrefactuels ont une importance singulière en physique quantique. Alors qu’en physique classique, les évènements contrefactuels n’ont aucune forme d’existence en dehors de l’esprit des historiens curieux, en physique quantique certains évènements qui auraient pu se produire mais ne se sont pas produits exercent une influence sur les évènements qui se produisent effectivement. C’est ce que Roger Penrose appelle un « mystère Z » de la physique quantique (vraiment surprenant mais bien vérifié expérimentalement) au même titre que le paradoxe EPR révélateur de la non localité (à ce propos, voir par exemple la chronique n° 341). On peut mettre en évidence cette contrefactualité quantique dans une expérience d’interférence utilisant un interféromètre. Cette expérience a été popularisée par les physiciens israélien Avshalom Elitzur et Lev Vaidman à l’aide du problème suivant : on dispose d’un grand nombre de bombes dont les détonateurs sont si sensibles que l’arrivée d’un seul photon suffit à les déclencher. Toutefois, certains détonateurs ne fonctionnent pas si bien que le photon incident est sans effet. Le problème est de sélectionner un sous-ensemble de bombes dont le détonateur est garanti en état de marche. Le problème paraît insoluble et il l’est effectivement en physique classique, mais il est soluble en physique quantique ! Il suffit pour cela de placer le détonateur dans l’interféromètre et de l’utiliser comme détecteur de photons : les bombes fonctionnelles testées n’explosent que dans la moitié des cas ; le point important est que dans l’autre moitié, celle où la bombe n’explose pas, on peut connaître l’état du détonateur (une fois sur deux en moyenne) parce que le photon n’emprunte pas la même voie de sortie selon qu’il fonctionne ou non. (Pour comprendre pourquoi, on peut lire, par exemple, l’article de Wikipédia sur la contrafactualité physique ou le chapitre 5 de R. Penrose, Les ombres de l’esprit, InterEditions, 1995). Il y a contrefactualité parce que la bombe aurait pu détecter le photon : l’évènement qui n’a pas eu lieu permet de certifier la fiabilité du détecteur sans que la bombe ait explosé. Le test ne permet de garantir qu’un quart des bombes, mais on peut recommencer le test une seconde fois sur le quart restant des bombes qui n’ont pas explosé, puis une troisième, etc. La série 1/4 + (1/4)2 + (1/4)3 + … est convergente et vaut 1/3, si bien qu’au bout du compte, on parvient à certifier un tiers des bombes, mais d’autres auteurs ont amélioré la procédure proposée par Elitzur et Vaidman de manière à tester toutes les bombes sans en faire exploser aucune. De manière plus générale, en physique, on parle de « définitivité contrafactuelle » quand on peut supposer l’existence d’objets et de propriétés d’objets même quand on ne les a pas observés. L’interprétation orthodoxe (dite de Copenhague) de la physique quantique rejette cette possibilité : en vertu de la relation d’incertitude de Heisenberg, si le physicien décide de mesurer la position d’une « particule », il ne peut rien dire de sa vitesse (l’autre mesure qu’il aurait pu faire). En outre, il ne peut pas considérer que la valeur de position qu’il obtient révèle une valeur préexistante à la mesure qui serait une propriété intrinsèque de la « particule » ; ce second aspect est appelé contextualité. Par opposition à la physique quantique, la physique classique est « contrafactuellement définie » et non contextuelle (les objets macroscopiques, même non observés, ont des propriétés intrinsèques et le résultat d’une mesure ne dépend que du système étudié, pas de l’appareil de mesure).