« PLUS INTÉRIEUR QUE MON PLUS INTIME » - France Catholique
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« PLUS INTÉRIEUR QUE MON PLUS INTIME »

Chronique n° 392 parue dans F.C. – N° 1977 – 9 novembre 1984

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Tout homme qui se considère peut dire : « j’ai peur ». Considérant ma vie, quelle elle fut jusqu’ici, quelle elle sera sans doute encore, considérant ce qui m’est demandé et combien j’en suis éloigné, comment n’aurais-je pas peur ? Considérant l’immensité du temps et de l’espace et que j’y suis apparu une fois et à jamais, comment échapperais-je au vertige ? Qu’ai-je ajouté par mon bref passage ? Qu’ai-je donné aux êtres placés auprès de moi par le plan divin ? Ce que le Roi absent avait confié à ma gestion, qu’en ai-je fait1 ? Quoiqu’éclairé par la Lumière Unique, en quoi suis-je différent de cette foule aveugle qui court ? Quand j’explore la coulisse du bruyant théâtre où s’écoule ma vie, qu’y vois-je, hors le désordre et l’obscurité ? Déjà les théologiens et les moralistes du paganisme antique disaient aux premiers chrétiens : « Vous êtes bien arrogants, vous vous flattez bien haut de cette vérité que vous prétendez détenir ! Mais nous vous regardons, nous voyons ce que vous êtes, et vous êtes comme les autres. » Mon témoignage unique de la vérité pour laquelle je fus choisi avant que le temps fût, où est-il ? Qu’ai-je en moi pour justifier ce choix ? En quoi mes mains sont-elles moins vides ? D’y penser, comme disait Pascal, il y a de quoi perdre cœur2. [|*|] Dès avant le christianisme, toutes les sagesses ont su qu’« on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve »3, que tout homme produit chacun de ses actes une fois et à jamais. Notre science agnostique ajoute encore à cette idée la majesté d’un univers sans bornes où se perçoit presque directement l’infini de notre solitude. L’âge de l’univers dépasse 15 milliards d’années, voilà pour le temps4. Et quant à l’espace, aussi loin que porte mon regard, je ne vois pas de limite, mais d’autres univers en nombre apparemment infini5. Ce que je suis dans cette immensité, je peux en avoir quelque idée par une métaphore : supposons une fleur ouvrant ses pétales (dans l’absolu désert, pour une seule fois), sur une tige qui aurait mis quinze milliards d’années à produire son unique bouton, et mourant ensuite après quelques saisons. Voilà ce que je suis. Sans autre lumière qu’humaine, sans autre guide que la raison pour trouver ma voie dans un monde muet, l’être de l’homme m’écrase. Si j’interroge la biologie toujours avec ma seule raison, je ne suis pas moins accablé. La complexité du germe humain est telle, avant d’avoir vu le jour, au moment même de sa conception, que le nombre de ses possibilités ne peut s’écrire qu’avec deux mille chiffres6. L’esprit ne peut concevoir de tels nombres. Par comparaison, le nombre total des particules contenues dans tout l’univers accessible aux plus puissants instruments s’écrit avec quelques dizaines de chiffres seulement7. (Un milliard n’en requiert « que » neuf). Deux mille chiffres (en regard du 9 du milliard), telle est ma singularité physique, dès avant que la culture commence elle-même à me rendre, si l’on peut dire, plus unique encore. Tel est le trésor que tout homme reçoit en naissant avec la seule structure de son individualité physique. Il n’en existe point d’aussi rare et précieuse dans tout l’univers de mon expérience, et de loin. Voilà ce que l’on détruit quand on tue, je ne dis même pas un homme, mais un germe d’homme8. Voilà ce que je gâche par une vie médiocre, ce que je gaspille seconde après seconde. Ou encore, une règle de trois suffit à montrer, cela étant, que mon être physique est tellement singularisé qu’il n’existe aucune chance de le voir apparaître deux fois dans l’univers entier, considéré depuis son origine. Aucune chance, précisons, même l’univers étant admirablement organisé tel qu’il est. Pourquoi alors suis-je là ? Pourquoi moi, plutôt que tous les autres « moi » possibles qui n’ont jamais été et ne seront jamais ? Dix secondes avant ma conception, il n’existait aucune chance que j’advienne. Et cependant me voilà méditant sur le pourquoi de mon être. Je mets au défi quiconque ne refuse pas d’affronter ces vérités même les plus prosaïquement arithmétiques de persister à dire que l’homme peut trouver en lui-même sa justification, son explication. Dix secondes avant ma conception, il était certain qu’un être humain s’apprêtait à sortir du néant. Mais il n’existait aucune chance que ce fût moi, plutôt que n’importe lequel de mes frères possibles, dénombrables seulement au prix de quelque deux mille chiffres. [|*|] La seule explication à mon mystère d’être là, c’est que « je t’ai aimé avant le commencement du monde »9. Ceux qui dans l’univers matériel ne voient que nécessité, d’un côté ont raison, puisque les choses adviennent. Mais d’un autre côté faillissent à la seule question que je pose, savoir pourquoi j’existe. Toutes les philosophies modernes, sans exception, ne font qu’exprimer le désarroi d’être là. C’est le seul mais inévitable point commun entre le chrétien Kierkegaard et le matérialiste auteur de la Nausée. Mais Sartre nous laisse sur sa nausée, il le dit et s’en flatte. Et j’avouerai qu’il a raison dès l’instant qu’il a fermé son regard à « la lumière qui illumine tout homme (..) dans le monde de la durée présente ». [|*|] Il suffit de ne pas fermer son regard : « En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ». Qu’est-ce que cette vie « qui était au commencement », et « qui était la lumière des hommes » ?10 La « lumière des hommes », c’est penser. Une pensée était « au commencement ». Cette pensée qui était « au commencement », par qui « toutes choses furent créées », c’est la lumière de ma pensée qui s’interroge. C’est elle-même, la même, saint Jean le dit, et saint Augustin le répète : elle est « plus intérieure que mon intime », interior intimo meo11. C’est pourquoi même douter est une expression de la foi, parce que douter c’est penser, et ne pas refuser de penser, c’est s’offrir à la lumière qui était « au commencement ». Les vérités les plus simples sont les mieux cachées. Il faut, pour les découvrir, les aimer d’abord. Alors s’ouvre en nous la vérité qui les contient toutes, et avec elle disparaît toute peur. Aimé MICHEL Chronique n° 392 parue dans F.C. – N° 1977 – 9 novembre 1984 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 30 mai 2016

 

  1. Allusion à la parabole des mines dans Luc, 19, 11-27, dans laquelle un homme de « haute naissance », haï de ses concitoyens, se rend dans un pays lointain « pour recevoir la royauté ». Il appelle ses serviteurs et remet une mine à chacun (la mine est une monnaie de l’époque valant quatre mois de salaire d’un ouvrier). À son retour, il félicite ceux qui lui rendent l’argent avec des intérêts mais réprimande celui qui s’est contenté de le déposer « dans un linge » et lui enlève sa mine pour la confier à celui qui en a déjà dix. (Il existe une variante dans Matthieu 25, 14-31, dite parabole des talents, le talent étant aussi une monnaie). Jésus insère ici son enseignement dans l’histoire récente de son temps car ses auditeurs ne pouvaient manquer de voir l’allusion à Archelaüs, aussi appelé Hérode Archélaos, fils ainé d’Hérode le Grand, roi de Judée, qui alla à Rome à la mort de son père en 4 avant J.-C. pour se faire reconnaître roi à son tour par l’empereur Auguste. Ce dernier préféra le nommer simplement ethnarque (« chef du peuple »). En l’an 6, comme il exerçait son pouvoir de manière tyrannique, une délégation juive informa Rome de sa cruauté et de son incapacité à maintenir l’ordre. Auguste le destitua, l’exila en Gaule et le remplaça par un préfet romain. Cette parabole comporte bien des interprétations divergentes (la plupart étriquées et fort peu satisfaisantes) comme le montre une interrogation sur Internet. Certes, le départ du roi peut être vu comme une allusion du Christ à sa mort prochaine et à sa longue absence avant son retour. En effet, l’introduction de Luc explique que cette parabole a été dite parce que les gens « s’imaginaient que le Royaume de Dieu allait apparaître à l’instant même ». Or le Christ enseigne au contraire que le Royaume ne vient pas d’une manière spectaculaire et soudaine mais qu’il pousse comme une graine. Mais des difficultés subsistent. D’abord, pourquoi Jésus se réfère-t-il à ce roi sanguinaire ? La raison n’en est pas évidente. Entend-il vraiment se comparer à lui ? Surtout lorsqu’il ordonne à la fin de la parabole : « Quant à mes ennemis, qui n’ont pas voulu de moi pour roi, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence ». Cette parole (absente de la version parallèle de Matthieu) sonne juste dans la bouche d’Archelaüs mais pas dans celle du Christ ; il paraît donc difficile de la prendre littéralement comme le font les critiques Gérard Mordillat et Jérôme Prieur (voir la discussion à ce propos sur le site du journal Libération http://philosophie.blogs.liberation.fr/2008/12/17/jsus-les-gorgeu/). Ensuite, pourquoi châtier celui qui rend honnêtement le prêt qui lui a été confié ? Cet enseignement n’est-il pas scandaleux ? Oui, confirme Claude Tresmontant, il l’est « sur le plan de ce que nous avons coutume d’appeler la morale » mais « il ne s’agit pas de morale, il s’agit d’ontogenèse ». « C’est une loi ontologique. (…) Celui qui ne fait pas fructifier le prêt initial de l’être, et qui le rend tel qu’il l’a reçu, se comporte d’une manière purement passive en présence du don de la Création. Il ne le ratifie pas et ne le fait pas valoir. Il ne coopère pas à l’œuvre de la Création. Ce qui lui avait été confié lui sera ôté. » (Evangile de Luc, traduction et notes de C. Tresmontant, O.E.I.L., Paris, 1987, p. 570). (Sur cette coopération ou co-création voir aussi la chronique n° 248, Le futur de l’homme est le surnaturel – Éloge d’un philosophe atypique, Claude Tresmontant, 05.10.2015).
  2. « Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur » (Pensées, fragment 717 de l’édition de Michel Le Guern, Folio, Gallimard, 2004).
  3. « Nul Homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve car, la seconde fois, ce n’est plus le même fleuve et ce n’est plus le même homme ». Les traductions varient même si elles conservent le même sens : « À ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux » (Paul Tannery), ou bien « Tu ne peux pas descendre deux fois dans les mêmes fleuves, car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi » (John Burnet selon la traduction de Auguste Reymond), ou encore « On ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c’est une autre eau qui vient à vous ; elle se dissipe et s’amasse de nouveau ; elle recherche et abandonne, elle s’approche et s’éloigne. Nous descendons et nous ne descendons pas dans ce fleuve, nous y sommes et nous n’y sommes pas. » (Alfred Fouillée, Extraits des grands Philosophes, Librairie Delagrave, 1938, p. 25). Héraclite d’Éphèse n’aurait écrit qu’un seul livre au titre incertain, peut-être Sur la nature, dont on connait une centaine de fragments par les citations d’auteurs postérieurs (voir http://philoctetes.free.fr/heraclite.pdf). Ainsi la phrase citée provient d’une citation d’Eusèbe de Césarée (Préparation évangélique, XV, 20, 2). Héraclite fut vénéré par les Stoïciens. À l’époque moderne, Nietzche, dans La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, salua chez lui la suprématie des forts et l’éternité de la guerre.
  4. Aux dernières nouvelles, l’âge de l’univers serait un peu inférieur à 15 milliards d’années (13,6 exactement). Aimé Michel y voit « l’affirmation la plus fantastique de la science contemporaine » et se demande pourquoi elle « n’a jusqu’ici suscité aucune réflexion approfondie, aucune pensée originale, et pourquoi on n’en trouve pour ainsi dire pas trace chez les philosophes » (Question de, n° 9, 4e trimestre 1975).
  5. Aimé Michel entend ici par « univers » les univers-îles de Kant, c’est-à-dire les galaxies semblables à la Voie Lactée qui le peuplent jusqu’à ses confins visibles. Aujourd’hui mieux vaut éviter ce vocabulaire car rien n’interdit de penser qu’existent d’autres espaces-temps « en dehors » du nôtre, dotés de leurs propres lois, particules et constantes physiques. Ce vaste ensemble d’ « univers », hypothétique pour l’instant, est généralement appelé « multivers ». Leonard Susskind, professeur de physique théorique à l’université de Stanford, préfère l’appeler « mégavers » ; il défend brillamment cette théorie dans son livre Le paysage cosmique. Notre univers en cacherait-il des millions d’autres ? (Folio Essais n° 510, Gallimard, Paris, 2007) et s’en sert habilement pour régler leur compte au principe anthropique, au dessein intelligent et à la création divine…
  6. Combien peut-il y avoir d’êtres humains différents ? Cette simple question n’a pas de réponse précise à l’heure actuelle. Je ne sais pas à quelle source Aimé Michel a puisé ce nombre 102000, malgré tout on peut refaire un calcul pour tenter de s’en faire une idée. On peut raisonner pour commencer en nombre de chromosomes et se demander combien d’œufs fécondés différents peuvent résulter de la rencontre d’un spermatozoïde et d’un ovule. Comme chaque être humain possède 23 paires de chromosomes, leur recombinaison lors de la méiose peut produire 2 puissance 23, soit 8 388 608 gamètes différents. Le croisement de deux humains peut donc produire 8 388 608 × 8 388 608 combinaisons possibles de chromosomes, un nombre proche de 7 × 1013. En réalité le nombre de possibilités est plus grand comme on s’en rend compte en raisonnant cette fois non sur le nombre de chromosomes mais sur le nombre de gènes portés par les chromosomes. On sait qu’il existe environ 20 000 gènes chez chaque être humain. Ce qu’on ignore c’est le nombre d’allèles, c’est-à-dire le nombre de versions différentes du même gène qui existent dans l’humanité (ce qu’on appelle le polymorphisme, voir la chronique n° 249, Saint hasard – La sélection naturelle et la théorie neutraliste de Motoo Kimura, 23.03.2015, en particulier la note 4). Supposons que chaque gène n’existe que sous forme de deux allèles – en réalité il doit y en avoir bien davantage. Le nombre de façons possibles de combiner ces allèles est 2 multiplié 20 000 fois par lui-même, soit 220 000. Exprimé en puissance de dix ce nombre vaut à peu près 106000. Ce nombre est encore plus grand que celui proposé par Aimé Michel. La manipulation de grands nombres de cette sorte a conduit à définir le gogol qui vaut 10 à la puissance 100 (de l’anglais googol, qui est à l’origine du nom de Google). Le nombre potentiel d’humains différents est donc d’au moins 1060 gogols. Aimé Michel a repris ce thème du caractère unique de chaque être humain dans d’autres chroniques notamment dans la n° 475, La fleur (avril 1990), et, à propos d’une remarque de Luc Ferry, dans la n° 493, Si le loup protège l’agneau, et au-delà (janvier 1992).
  7. Dans son livre The Accidental Universe (Cambridge University Press, 1982), Paul Davies montre que l’univers observable (une sphère de 13,6 milliards d’année-lumière de rayon) contient environ 1010 galaxies et environ 1080 protons. Ce très grand nombre, inférieur à un gogol, reste infime par rapport à celui du nombre d’hommes possibles.
  8. Sur ce point, voir sa chronique n° 126, Avis désintéressé à MM. les assassins – Les hypothèses les plus certaines ne sont pas de nature scientifique (28.04.2012).
  9. Cette citation « Tu m’as aimé avant la fondation du monde » est tirée de l’évangile de Jean (17, 24). Celles qui suivent sont tirées du Prologue de ce même évangile (v. 9, v. 4). On notera la distinction que fait Jean entre « le monde de la durée présente » et « le monde à venir ».
  10. Dans la chronique n° 403, Les derniers mots du dernier Livre (parue dans F.C. le 21 juin 1985) Aimé Michel écrit « La société ne nous apprend pas la présence de Dieu. Henry Miller mourant Le maudissait de n’être pas là. Il y était, car “Tu n’es pas invisible mais caché” », reprenant la célèbre parole d’Isaïe : « En vérité, tu es un Dieu caché, Dieu d’Israël » (ou « qui se cache », Isaïe, 45, 15).
  11. Formule célèbre du livre III des Confessions : « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo ! » que le latin exprime en dix mots et le français en presque vingt : « En suivant le sens de la chair, c’est toi que je cherchais ! Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même. » Le lieu secret où habite la vérité n’est pas en-dehors de soi mais au-dedans, renversant l’image d’un Dieu localisé au Ciel. Comme Augustin l’écrit ailleurs : « Les hommes s’en vont admirer la hauteur des montagnes, les vagues géantes de la mer, les fleuves glissant en larges nappes d’eau, l’ample contour de l’océan, les révolutions astrales et ils se laissent eux-mêmes de côté ! » (X, 8, 15). Une quinzaine de siècles plus tard, la remarque est toujours d’actualité en quelque sens qu’on l’entende – ainsi la science nous éclaire bien plus sur l’univers (voire le multivers) que sur notre être intérieur car ce dernier échappe à sa méthode.