LE TEMPS ET LE LAPIN - France Catholique
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LE TEMPS ET LE LAPIN

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Comme Narcisse, l’homme penché sur son image ne se lasse pas de la scruter. Comment se lasserait-il, étant à lui-même le mystère des mystères ? Je pense. D’où vient ma pensée, comment et quand naît-elle dans mon corps d’enfant ou de fœtus ? Certes, ce qui est esprit vient de l’Esprit. Aussi n’est-ce pas ma religion qui s’interroge1. L’Esprit réalise ses desseins par le truchement de sa création, qu’il a livrée à ma soif de savoir comme un reflet de son action éternelle. Cette soif de savoir est aussi ancienne que l’homme. Elle est bonne, elle n’a rien à voir avec la fatale curiosité du Bien et du Mal2. C’est par elle que l’homme n’a jamais cessé de changer, depuis ses origines, jusqu’à devenir apte à comprendre un peu le nœud de son histoire : « Il est descendu parmi les siens et les siens ne l’ont pas connu. » Un peu connu quand même, assez pour se souvenir et méditer jusqu’à la fin des temps. Je pense. Je pense avec mes idées, qui sans cesse s’élaborent à partir de ma mémoire. Étrange don que cette mémoire ! Où sont toutes les choses auxquelles je ne pense jamais ? II m’arrive souvent, en suivant le cours imprévisible d’une réflexion, de tirer de ce je-ne-sais-où tel souvenir auquel je n’avais pas pensé depuis un demi-siècle. L’autre jour, une dame prononce devant moi le nom de Vaise, la vieille banlieue lyonnaise du bord de Saône. Aussitôt, un flot d’images me submerge. Le Pont-Mouton, la place Saint-Pierre, les vieilles rues ensevelies sous la cendre des usines, les cours intérieures, si sombres, si misérables… Mais tout cela, j’imagine, a depuis longtemps cessé d’exister. C’était entre les deux guerres, ma mère me portait encore dans ses bras. Je ne l’ai vue que quelques jours3. Entre-temps, où était-ce ? Est-il possible que ce monde infini ressorti si frais de ma mémoire enfantine ne soit plus, en aucune façon ? Les physiciens disent que nous parcourons le temps comme on lit un livre, que le livre existe tout également avant et après qu’on l’a lu. Peut-être4. Les physiologistes, eux, s’efforcent de trouver dans nos structures cérébrales les mécanismes du souvenir. Il y a quarante ans, le Canadien Wilder Penfield ressuscitait certains épisodes passés de ses malades (des épileptiques) en stimulant électriquement leur lobe temporal. Il ne rappelait pas à vrai dire des souvenirs, il les faisait revivre. Une de ses malades lisait correctement un journal sur lequel elle s’était penchée une fois des dizaines d’années plus tôt. Le lobe temporal était-il le dépositaire du passé ?5 D’autres expériences confirmaient celles de Penfield, mais suggéraient des mécanismes plus complexes. Le lobe temporal jouait un rôle dans le rappel, mais sans doute pas dans « l’entreposage » (storage). Les observations rapportées bien avant Penfield par le sagace Bergson (Matière et Mémoire) gardaient leur validité : le souvenir pouvait subsister, après un temps d’apparente disparition, même dans les cerveaux partiellement détruits accidentellement. Alors, la mémoire était peut-être d’une autre nature, immatérielle ? Bergson invitait à ne pas confondre le cerveau et la pensée : la pensée se sert du cerveau, elle n’en est pas le produit. Le vêtement pendu à un clou n’est pas le clou. Si le clou disparaît, le vêtement tombe et disparaît aussi, mais que peut-on inférer de là ?6 Une expérience sur les fonctions du cervelet Vers la même époque que Penfield, Karl Lashley essayait une autre méthode plus radicale, sur des rats, il est vrai. Il enseignait à ses rats le plan d’un labyrinthe (l’éternelle expérience du rat mis à toutes les sauces dans le labyrinthe), puis il excisait tout simplement toutes les aires du cerveau, l’une après l’autre, sur des rats différents évidemment. Il avait approfondi ses expériences sur le « cortex visuel », le protocole étant conçu pour n’étudier que la mémoire visuelle. Résultat : néant. Lashley constata une complète « résistance à l’oubli »7. Si l’on faisait sur moi ces expériences, elles marcheraient à tout coup, j’enverrais au diable tous les labyrinthes et me coucherais dans un coin, mais les rats sont plus courageux ou moins rebelles que les hommes, malheureusement pour eux. Tout récemment, Richard Thompson, un savant de l’Université Stanford, en Californie, a eu l’idée d’une expérience moins cruelle, cette fois, sur les lapins. Thompson isole donc un lapin, lui joue un petit air de flûte, toujours le même, et lui envoie dans l’œil, en accompagnement, un courant d’air (un puff, un souffle). Le lapin fait exactement ce que vous et moi ferions en la même occasion : il cligne de l’œil, non sans penser que ces hommes en blouse blanche ne savent plus quoi inventer pour embêter le monde. Surtout que Thompson recommence un grand nombre de fois. Le lapin, qui n’est pas plus idiot que Thompson, vous et moi, comprend très vite que le petit air de flûte annonce le désagréable puff dans l’œil. Il cligne donc de l’œil sans attendre le puff, sans doute en se disant, que, ah, c’est malin (on reconnaît dans cette expérience le prototype fameux des chiens de Pavlov). Comme Lashley avait cherché partout dans le cortex en vain, Thompson cherche ailleurs. C’est-à-dire dans le tronc cérébral, dans le pont (qui unit les deux cerveaux droit et gauche) et dans le cervelet. Chercher, en l’occurrence, c’était implanter méthodiquement partout des microélectrodes reliées à une aiguille qui s’agitait dès que passait un influx nerveux. Thompson remarqua que l’aiguille s’agitait beaucoup quand l’électrode était plantée dans certaines parties du cervelet. Cette expérience est très importante, car les fonctions du cervelet restent encore largement inconnues. Dans le cas du souvenir, quel était précisément ce rôle ? Thompson nota que le cervelet restait inactif tant que le lapin n’avait pas compris, si l’on peut dire, que l’air de flûte annonçait la plaisanterie stupide du clin d’œil forcé. Le cervelet ne joue donc un aucun rôle dans le « storage » du souvenir. En revanche, l’activité se déclenchait dès que le souvenir du puff associé à l’air de flûte était fixé dans la mémoire. A ce moment-là, le lapin clignait de l’œil aussitôt que commençait la petite musique, et en même temps une intense activité électrique se manifestait dans une région que le savant localisa de mieux en mieux. Il finit par la circonscrire dans une partie très petite du cervelet, le « nucleus interpositus latéral », d’un volume ne dépassant pas deux centimètres cubes. Qu’est-ce que la mémoire ? Est-elle localisée ? Les cellules nerveuses transmettent un influx qui n’est que le déplacement d’une charge électrique. Ce déplacement s’opère par la réaction chimique ultra rapide et réversible qui s’opère dans un corps chimique appelé neurotransmetteur8. Les neurotransmetteurs sont innombrables dans le système nerveux, chacun ayant sa place et sa fonction. Il y avait forcément un neurotransmetteur spécifique pour l’opération découverte par Thompson. On connaissait ce neurotransmetteur, actif dans le cervelet, avant de découvrir la fonction du nucleus interpositus latéral. On connaissait donc sa formule chimique et on avait calculé la formule chimique de la molécule antagoniste, neutralisant le neurotransmetteur. Thompson inocula une infime quantité de cet antagoniste dans le nucleus interpositus latéral et observa son lapin. Il était en pleine forme, il clignait hardiment de l’œil à chaque puff. Mais le petit air de flûte ne produisait plus aucun effet : il avait perdu la mémoire. Au bout de quelques heures, la molécule antagoniste ayant été évacuée par les merveilleux mécanismes biochimiques qui protègent notre corps, le lapin se remit à cligner de l’œil aussitôt qu’il entendait le petit air. Le souvenir, un instant oblitéré ou caché (où ?) était revenu9. On en est là (a). Qu’est-ce que la mémoire ? Est-elle localisée quelque part ?10 Écrivons-nous le livre du temps ou le parcourons-nous ? La science avance à petits pas assurés. Aimé MICHEL (a) 14 avril 1983 (New Scientist, vol. 98, n° 1353, p. 74). Chronique n° 375 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1903 − 3 juin 1983. L’article est illustré d’une photo de Bergson accompagnée de cette légende : « Bergson : la pensée se sert du cerveau, elle n’en est pas le produit ». Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 6 novembre 2017

 

  1. Ces quelques phrases établissent une distinction importante entre ce qui relève de la religion et ce qui relève de la science. D’un point de vue religieux, l’origine de la conscience et de la pensée est connue : « ce qui est esprit vient de l’Esprit ». Par contre, d’un point de vue scientifique, l’origine de la conscience et de la pensée demeure une question ouverte et autrement difficile car il s’agit de comprendre le comment et le quand. L’interrogation religieuse et l’interrogation scientifique sont très largement sinon totalement indépendantes. On peut reprendre ici, en la transposant, la question qu’Aimé Michel posait à propos de la relation entre le récit biblique de la Genèse sur l’origine de l’homme et le récit scientifique correspondant : « Quelle trame physique, quelles réalités matérielles (les seules accessibles à la science) exige et suppose [l’origine de la pensée] ? ». On peut reprendre sa réponse sans rien y changer : « Mais n’importe lesquelles. » (Chronique n° 353, Darwin contre la Bible : un combat d’arrière-garde – La Bible ne dit que deux choses sur l’origine du corps de l’homme ; voir aussi la chronique n° 319 sur le concordisme). L’interrogation scientifique s’exerce sans possibilité de contradiction avec l’interrogation religieuse. Ce n’est que dans l’interprétation ultime des résultats scientifiques que des divergences apparaissent entre ceux qui croient à l’Esprit et ceux qui croient à la Nature.
  2. Aimé Michel tente une nouvelle fois ici de dissiper un malentendu sur la signification du célèbre et mystérieux verset : « Et Yahweh Dieu donna à l’homme cet ordre : “ Tu peux manger de tous les arbres du jardin ; mais l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, car le jour où tu en mangerais, tu encourrais la mort ˮ. » (Genèse, 2, 15-17). Certains semblent comprendre que Dieu interdirait à l’homme la connaissance en général en oubliant que le verset est restreint à la connaissance du bien et du mal. Près de deux ans auparavant, A. Michel écrivait : « À la suite de la série d’articles que je viens de consacrer à quelques aspects difficiles, voire apparemment absurdes, de la science actuelle, quelques lecteurs m’ont écrit pour me féliciter : “Bravo, disent-ils en substance, on ne parle jamais que des orgueilleux triomphes de la raison, voilà qui rassure notre foi”. Hélas, quel malentendu ! Ainsi, il nous faudrait une raison humiliée pour garder la foi ? Mais la raison, chers lecteurs, est une admirable créature de Dieu. Je ne sache pas qu’avant la Chute nous eussions été des bêtes. La Chute nous a rendus mauvais, ou plutôt enclins au mal, mais je ne me rappelle aucun verset de la Genèse nous promettant, pour expier, d’être un ramassis de crétins. » (n° 345, Limites et grandeurs de l’intelligence scientifique – La divine oasis n’est pas absente, mais cachée).
  3. Cette brève évocation de Lyon aux alentours de l’année 1925 a trait à une période douloureuse de sa vie, celle où, frappé à cinq ans par la poliomyélite, il n’est plus qu’une conscience dans un corps entièrement paralysé (n° 378, Je vous salue Marie : le miracle secret – Qui sommes-nous pour prétendre savoir quel miracle nous convient ?, voir en particulier les notes 3 et 6). Ce voyage à Lyon avait probablement pour but de pratiquer une opération visant à corriger le « pied équin », c’est-à-dire une déformation du pied provenant de la paralysie des muscles qui tirent le pied vers le haut alors que ceux qui le tirent vers le bas demeurent actifs. « Avec la polio, certains muscles d’un membre deviennent flasques, mais pas tous. Par exemple, si les muscles qui tirent la pointe du pied vers le bas fonctionnent mais pas ceux qui la tirent vers le haut, le pied aura tendance à piquer vers le sol. La personne ne peut pas marcher correctement, car elle ne peut pas poser son talon sur le sol. Si la situation dure, les tendons de l’arrière du pied se rétractent et le pied ne peut plus revenir dans une position normale. C’est ce qu’on appelle le “pied équin”, typique de la polio. Le même genre de déformation peut s’installer au niveau du bras. » (http://www.polio-vaccine.com/fr/poliomyelite/reeducation.html). L’opération consistait à sectionner le tendon d’Achille (un traité de médecine de 1927, qui en fait une description précise, se trouve sur le site http://soignerunpiedbot.com/histoire.htm).
  4. La métaphore du livre est expliquée dans la chronique n° 466, « Le temps déployé » – Passé, futur, ailleurs selon le physicien Olivier Costa de Beauregard. Elle provient directement du diagramme de Minkovski qui est une représentation de l’espace-temps de la relativité restreinte fondée sur les travaux de Poincaré et d’Einstein.
  5. Wilder Penfield (1891-1976) est un des grands maîtres de la neurophysiologie du XXe siècle. En 1928, il est recruté par l’Université McGill pour fonder et diriger l’Institut neurologique de Montréal, qu’il inaugure en 1934. Avec ses collègues, il y perfectionne une technique qu’il a apprise du neurologue allemand Otfried Foerster : elle consiste à ouvrir la boite crânienne du patient sous anesthésie locale pour qu’il demeure éveillé. Le neurochirurgien peut alors stimuler électriquement différents points du cerveau et connaître les réactions verbales du patient. Il peut ainsi mieux localiser diverses zones cérébrales, par exemple les foyers épileptiques, qui sont le siège de violentes décharges de leurs neurones au voisinage d’une tumeur, d’une cicatrice ou d’une lésion, et les retirer avec soin. L’effet de ces stimulations électriques dépend des aires corticales. « Lorsque la circonvolution motrice est stimulée, le malade peut être étonné de découvrir qu’il est en train de remuer son bras ou sa jambe. Il peut être surpris de s’entendre vocaliser, mais il n’a jamais l’impression qu’il a voulu lui-même accomplir ces actions. Lorsque le cortex sensitif somatique est stimulé, le malade fait état d’une sensation de fourmillements ou d’engourdissement ou de mouvement dans quelque endroit particulier. Mais il n’a jamais l’impression qu’il a touché un objet extérieur. Il considère qu’il s’agit d’un artefact et non d’une sensation ordinaire » (W. Penfield et L. Roberts, Langage et mécanismes cérébraux, trad. J.-C. Gautier, P.U.F., Paris, 1963). Dans le cortex auditif, le patient entend des sons variés (mais jamais des mots ou de la musique) ; dans le cortex visuel, diverses formes colorées. Ailleurs, dans les régions frontale antérieure et pariétale postérieure, les stimulations ne donnent pas de réponses. Mais, il existe un troisième type d’aires corticales, dont les réponses à la stimulation, distinctes des réponses motrices ou sensitives précédentes, sont qualifiées de psychiques par Penfield. Il les a découvertes fortuitement en 1936 et les descriptions qu’il en donne sont fascinantes ; par exemple : « La stimulation de la partie postérieure du cortex temporal droit d’une malade (J.V.) lui fit revivre un épisode de sa petite enfance et ressentir une frayeur comme elle l’avait ressentie au moment de l’évènement original. » (op. cit. p. 33). Les dix années suivantes, Penfield réalisa 190 opérations qui lui permirent de conclure que ces réponses psychiques sont provoquées seulement par la stimulation du lobe temporal, droit ou gauche. Il en distingue deux groupes : les réactions interprétatives (interpretive responses) et les réactions vécues (experiential responses). Les premières, relativement simples, consistent en « impressions de familiarité, d’étrangeté, de distance, d’intensité, de solitude, de peur ». Les secondes sont plus riches et cohérentes au point que le patient peut généralement y reconnaitre une expérience tirée de son propre passé. En voici un exemple : « Un jeune homme, J.T. (…) récemment arrivé de son pays, en Afrique du Sud, s’écria lorsque la face supérieure du lobe temporal fut soumise à la stimulation : “ Oui, docteur ! Oui, docteur ! j’entends maintenant des gens rire – mes amis – en Afrique du Sud. ” Lorsque la stimulation eut cessé, il pouvait discuter sa double connaissance et exprimer son étonnement, car il lui avait semblé être avec ses cousines, dans leur maison où lui et les deux jeunes femmes riaient ensemble. Il ne se rappela pas de quoi ils riaient. Sans doute l’eût-il aussi découvert si la bande de revécu avait commencé plus tôt ou si le chirurgien avait poursuivi un peu plus longtemps la stimulation. » (op. cit., p. 50). C’est comme si un film repassait, sur lequel « sont inscrites toutes les choses dont l’individu a pris jadis connaissance – les choses qu’il avait sélectionnées pour son attention dans ce laps de temps. » Penfield remarque aussi que le film « se déroule toujours normalement, jamais à l’envers, même lorsqu’on le fait resurgir du passé. Elle semble progresser à nouveau au rythme inchangé propre au temps. (…) Aussi longtemps que l’électrode est maintenue en place, la reviviscence d’un jour passé se déroule. Il n’y a pas d’arrêt, pas de retour en arrière pas de mélange avec d’autres périodes. Lorsqu’on enlève l’électrode, la reviviscence s’arrête aussi soudainement qu’elle avait débuté. » (p. 53). Penfield fait une autre remarque, aux conséquences surprenantes : « Les réactions vécues du type résurgence furent en majorité des moments tout à fait dénués d’importance dans la vie du malade ; se tenir au coin d’une rue, entendre une mère appeler son enfant, prendre part à une conversation, écouter un petit enfant jouant dans une cour. Si ces minutes sans importances furent préservées dans les enregistrements cellulaires, pourquoi faudrait-il penser qu’une expérience quelconque dans le courant de la conscience échappe à cet enregistrement ? » (op. cit., p. 53, c’est moi qui souligne). Il pose ainsi la question de l’existence de ce qu’Aimé Michel appelait la « mémoire absolue ». On peut trouver d’autres indices de son existence chez les sujets à la mémoire exceptionnelle dont nous avons déjà parlé (voir note 8 de la chronique n° 400, L’étrange partie de cartes – La révolution informatique va changer la nature de l’homme.)
  6. Bergson compare le cerveau au clou qui maintient le vêtement au mur. « Qu’il y ait solidarité entre l’état de conscience et le cerveau, c’est incontestable. Mais il y a solidarité aussi entre le vêtement et le clou auquel il est accroché, car si l’on arrache le clou, le vêtement tombe. Dira-t-on, pour cela, que la forme du clou dessine la forme du vêtement ou nous permette en aucune façon de la pressentir ? Ainsi de ce que le fait psychologique est accroché à un état cérébral, on ne peut conclure au “parallélisme” des deux séries psychologique et physiologique » (Avant-propos de Matière et mémoire, PUF, Paris, 1939, p. 4-5). Cette comparaison est frappante mais elle n’est plus d’actualité, au moins dans cette formulation. En effet, il est généralement admis dorénavant que la pensée dépend de l’état physico-chimique du cerveau. Comme l’écrit le neurologue Dominique Laplane après avoir cité ce passage de Bergson : « La réalité est aujourd’hui tout autre, car la déformation du clou entraîne avec elle la déformation du vêtement, autrement dit la déformation du cerveau entraîne la déformation de la pensée ». Les données de l’exploration fonctionnelle du cerveau par tomographie de positrons et imagerie par résonance magnétique l’ont bien montré. « Ces méthodes permettent de préciser les zones cérébrales qui s’activent lors de tâches spécifiques : impossible de témoigner plus directement de l’implication matérielle du cerveau dans cette tâche non matérielle. Bref, les contenus de conscience, en d’autres termes la pensée sauf la conscience, paraissent entièrement modelés par le fonctionnement cérébral. On ne voit pas comment une pensée qui ne dépendrait pas du fonctionnement cérébral pourrait être déformée par les altérations du cerveau. Il me semble donc raisonnable d’affirmer comme fait d’expérience que la pensée est bien le résultat du fonctionnement du cerveau. » (Penser c’est à dire ? Enquête neurophilosophique, Armand Colin, Paris, 2005, p. 54, voir aussi p. 8). Attention toutefois de ne pas faire dire au Pr. Laplane ce qu’il ne dit pas. En effet, il distingue soigneusement la pensée, qui est un contenu de la conscience, de la conscience elle-même. Si la pensée résulte, selon lui, de calculs opérés par le cerveau (à la manière d’un ordinateur, quoique différemment puisque une meilleure analogie est celle des réseaux de neurones artificiels, voir la note 8 de la chronique n° 390), la conscience, elle, ne peut pas être le produit d’un calcul. Sur ce point essentiel, je renvoie provisoirement à la note 2 de la chronique n° 69, me réservant de mieux la justifier une autre fois. (Je saisis à nouveau cette occasion de redire l’intérêt des livres de D. Laplane, dont Le génie du christianisme, voir les notes des chroniques n° 19, 36, 139, 239, 276, 343, 389, 403, 404).
  7. Karl Lashley (1890-1958) fait également partie des neurophysiologistes les plus influents du siècle passé, notamment pour ses travaux sur l’apprentissage et la mémoire. Il se forma auprès du fondateur de l’école behavioriste, John B. Watson, qui entendait se limiter aux relations entre stimulus et réponse pour comprendre les comportements animaux et humains, et refusait tout recours à un quelconque contenu mental et toute analyse de la « boite noire » cérébrale. Pourtant, Lashley s’écarta de cette ligne de pensée en devenant l’un des pionniers de l’étude expérimentale des lésions cérébrales et de leurs conséquences. Il lésait ou retirait des aires bien précises du cortex cérébral, surtout de rats mais aussi de singes, et examinait leurs effets soit sur la capacité d’apprendre une nouvelle tâche après la lésion (s’orienter dans un labyrinthe ou résoudre un problème de discrimination visuelle) soit à retenir cette capacité quand elle avait été apprise avant la lésion. Deux de ses articles résument une grande partie de son œuvre. Le premier, publié en 1950, intitulé « À la recherche de l’engramme » (http://smash.psych.nyu.edu/courses/spring16/learnmem/papers/Lashley1950.pdf), est celui auquel Aimé Michel se réfère. Lashley y condense trente années de recherches visant à localiser la trace physique de la mémoire dans le cerveau et y expose son échec à atteindre ce but. De manière fort surprenante, un grand nombre des lésions qu’il pratique n’ont aucun effet sur l’apprentissage ou la mémoire. Il en déduit deux lois : une « loi d’action de masse » – la détérioration des performances relatives à une tâche apprise dépend de la quantité totale de cortex détruit et non de sa localisation ; et une « loi d’équipotentialité » – « la trace mémorielle est localisée dans toutes les parties d’une aire fonctionnelle [du cortex] » et ces diverses parties ont même potentialité à maintenir l’engramme (la trace) et à l’activer. Il conclut également que l’activité de millions de neurones est impliquée dans le rappel de n’importe quel souvenir et qu’un neurone cortical quelconque n’appartient pas exclusivement à un engramme mais qu’au contraire, chaque neurone et même chaque synapse intervient dans de nombreux engrammes. Toutes ces conclusions ont bien résisté à l’épreuve du temps mais on comprend mieux aujourd’hui son échec à localiser l’engramme. Il provient de la multiplicité des informations sensorielles utilisées par l’animal dans une tâche complexe comme l’est la navigation dans un labyrinthe. Il en résulte que des lésions des aires visuelles peuvent être compensées par des informations tactiles, olfactives, auditives ou autres qui sont mémorisées dans des aires distinctes. La conclusion à tirer du travail de Lashley n’est pas qu’une mémoire unitaire serait fragmentée en petits morceaux dans le cerveau mais que le comportement de l’animal repose sur l’intégration d’informations sensorielles multiples, traitées et mémorisées dans des aires cérébrales différentes. Son second article, « Le problème de l’ordre sériel en comportement » (1951, http://languagelog.ldc.upenn.edu/myl/Lashley1951.pdf), est une réflexion sur l’organisation temporelle des comportements, telle qu’elle se manifeste dans l’ordonnancement des mots d’une phrase (quelle que soit la langue, car « la langue présente sous une forme très frappante les fonctions intégratives qui caractérisent le cortex cérébral et qui atteignent leur plus haut niveau de développement dans les processus de pensée chez l’homme »), mais aussi « dans la coordination du mouvement des pattes des insectes, le chant des oiseaux, le contrôle du trot et de l’allure du cheval, du rat courant dans un labyrinthe, de l’architecte concevant une maison et du charpentier sciant une planche ». Il montre qu’un comportement de ce genre ne peut pas résulter d’une chaine de boucles sensori-motrices où chaque réponse de la séquence agirait comme stimulus pour déclencher la réponse suivante. En effet, le mouvement est en général trop rapide pour que le signal nerveux sensoriel puisse aller au cerveau, déclenche une commande nerveuse motrice et revienne aux muscles. Par exemple, la main du pianiste, qui peut frapper jusqu’à seize touches par seconde, échappe à tout contrôle sensoriel. Un mouvement complexe doit donc être préprogrammé. Lashley introduit ainsi la notion de centres moteurs générateurs de rythme (pour la marche, la respiration, etc.) qui sera promise à un grand succès. Il repousse la notion d’un système nerveux qui ne mettrait en œuvre que des arcs réflexes et qui resterait inactif la plupart du temps, selon la conception behavioriste. Il lui oppose celle d’un vaste réseau de neurones interconnectés et constamment en activité : l’arrivée d’un stimulus n’y excite pas un arc réflexe isolé mais y produit des changements d’activité étendus. Il note également que l’action d’un neurone sur un autre n’est pas nécessairement de l’activer mais de modifier son excitabilité et de permettre son activation par d’autres neurones (facilitation). Toutes ces idées se sont largement imposées par la suite et sont devenues banales aujourd’hui.
  8. Cette phrase évoque sommairement deux processus fondamentaux du système nerveux qui se déroulent à l’échelon moléculaire et cellulaire : d’une part la conduction au long de l’axone de l’influx nerveux (ou potentiel d’action), qui fait intervenir des mouvements d’ions (voir note 4 de la chronique n° 219), et d’autre part sa transmission d’un neurone à un autre au niveau des synapses, qui fait intervenir à la fois des mouvements de petites molécules (les neurotransmetteurs) et des mouvements d’ions. Selon les conceptions actuelles, l’engramme d’un souvenir de la mémoire à long-terme consiste en la modification durable des synapses entre certains neurones. Certaines synapses sont renforcées, d’autres affaiblies et de nouvelles synapses peuvent apparaitre. Sur le fonctionnement de la synapse et son rôle de support physique de la mémoire, voir la note 5 de la chronique n° 182, « La teste bien faicte » – Un cerveau dont on se sert se modifie de manière visible.
  9. Richard F. Thompson (1930-2014), professeur à l’université de Caroline du Sud, s’est rendu célèbre par les expériences résumées ici par Aimé Michel. Ces expériences publiées en 1982 alors qu’il était à l’université Stanford, permirent pour la première fois de localiser un engramme, c’est-à-dire d’identifier et de cartographier les circuits nerveux responsables d’un apprentissage, en l’occurrence un conditionnement classique (ou apprentissage pavlovien) : le clignement de l’œil en réponse à un son d’avertissement annonciateur d’un puff d’air sur la cornée. Elles montrèrent que l’acquisition et le maintien de ce conditionnement étaient dus à des neurones du cervelet situés dans le nucleus interpositus latéral (NIL), noyau qui reçoit à la fois des informations auditives et mécaniques et les intègrent. Elles donnèrent lieu à une longue controverse parce qu’on pensait jusqu’alors que le cervelet ne servait qu’à coordonner les mouvements et était incapable de plasticité. De multiples expériences de stimulation des neurones du NIL, d’enregistrement de leur activité, de lésion, d’action pharmacologique ont confirmé les résultats initiaux et ont permis d’établir que l’engramme résidait dans certaines synapses qui se trouvent modifiées durant l’apprentissage. Remarquons toutefois que cet engramme correspond à des réponses automatiques de défense (qu’on appelle conditionnement aversif) qu’il faut distinguer des réponses plus élaborées, telles que la navigation dans un labyrinthe par exemple. Tous les apprentissages n’ont évidemment pas lieu dans le cervelet !
  10. Il est devenu difficile aujourd’hui de parler de la mémoire, tant on en distingue aujourd’hui de formes différentes, à commencer par les mémoires à court-terme et à long-terme. La mémoire à court-terme, également appelée mémoire de travail, a une durée d’une trentaine de secondes et une très faible capacité : en moyenne on ne peut retenir que 7 éléments (chiffres, lettres, mots…) et, une fois mémorisés, le temps d’extraction de la mémoire de ces éléments dépend de leur nombre (de 450 millisecondes pour un seul élément jusqu’à 650 ms pour six éléments, soit 40 ms de plus par élément supplémentaire). Parmi les mémoires à long-terme on distingue les mémoires implicites et explicites. Les premières (inconscientes chez l’homme) incluent des mémoires « primitives » comme l’habituation à un stimulus répétitif ou les conditionnements (comme celui étudié par R. F. Thompson), et des mémoires plus élaborées correspondant à des savoir-faire (rouler à bicyclette, conduire une voiture, jouer d’un instrument…, comme celles étudiées par K. Lashley) qu’on appelle aussi « procédurales » parce qu’elles reposent sur des procédures motrices qu’on sait bien exécuter mais mal décrire par des mots. Les secondes, conscientes chez l’homme et dites « déclaratives » pour cette raison, incluent la mémoire des faits généraux (dite sémantique), qui porte sur le sens des mots et les connaissances en général et n’est pas associée à des lieux et temps précis, et la mémoire des faits personnels (dite épisodique), qui porte sur notre propre vie et associe nos souvenirs à des moments et des lieux précis. Que ces deux dernières mémoires doivent être distinguées est clairement montré par le fait que la plupart des amnésiques, qui ont presque tout oublié de leur passé (mémoire épisodique), conservent une intelligence normale, c’est-à-dire leur vocabulaire et leur connaissance factuelle du monde (mémoire sémantique). Ces différentes formes de mémoire sont apparues séquentiellement et séparément dans différentes lignées animales au cours de l’évolution. Comme l’écrit Georges Chapouthier : « Ce qui est remarquable, c’est que l’acquisition, par un groupe d’animaux, de mémoires plus performantes ne vient pas remplacer les mémoires plus frustres, mais les compléter. (…) Notre mémoire, ou plutôt “nos” mémoires, sont donc une collection de mémoires acquises par nos ancêtres animaux et “juxtaposées” dans nos aptitudes mentales, un peu comme les tesselles d’une mosaïque. »