L’HISTOIRE DU GROS ORDINATEUR (*) - France Catholique
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L’HISTOIRE DU GROS ORDINATEUR (*)

Hannes Alfvén, le Suédois qui vient de partager le dernier Nobel de Physique avec notre compatriote Louis Néel, est un de ces esprits comme l’humanité en fait trois ou quatre par siècle avec mission de bouleverser tout ce qu’ils touchent.

Chronique n° 19 parue initialement dans France Catholique – N° 1260 – 5 février 1971

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Il y a près de quarante ans, alors que toute le monde croyait l’espace interplanétaire complètement vide de matière, Alfvén non seulement expliquait dans d’obscures revues suédoises que ce prétendu vide était rempli d’atomes ionisés, mais il établissait par le calcul les propriétés de ce milieu où nulle fusée n’avait encore pénétré. De même, il prévoyait puis montrait expérimentalement que, en contradiction apparente avec les lois de Maxwell, des ondes électromagnétiques pouvaient se propager à l’intérieur d’un conducteur sous certaines conditions qu’il calcula et que l’expérience confirma. Guère plus tard, il exposa le mécanisme des futures couches Van Allen, qu’on ne devait découvrir, et avec surprise, qu’après le lancement des premiers satellites.

Toute sa carrière est une suite de prophéties calculées, chiffrées, accueillies avec scepticisme par le corps, des savants ou même complètement méconnues (a). Ses innombrables découvertes illustrent la boutade de Humboldt sur la façon dont les idées nouvelles entrent dans le monde « On commence par dire que c’est complètement idiot, puis que c’est sans intérêt, et enfin qu’on le savait depuis longtemps », formule améliorée ainsi par Chauvin : « C’est idiot, on le sait depuis longtemps, et d’ailleurs c’est moi qui l’ai trouvé. »

La machine qui raisonne

Compte tenu du sens prophétique d’Alfvén, on devrait accorder un moment d’attention au roman que ce grand savant, toujours occupé de cent recherches, s’est donné la peine d’écrire et qu’il vient de publier sous le titre l’Histoire du gros ordinateur (1), en le signant du pseudonyme d’Olaf Johannesson. Ce livre, basé sur l’évolution actuelle de la technique de l’ordinateur, explique sous forme de fiction comment les progrès accélérés de l’informatique doivent inévitablement conduire les machines à assumer le gouvernement de l’humanité à la place des hommes. « Quand on arrive à la dernière ligne, écrit le physicien américain A. J. Dessler, on se demande avec effroi comment tout cela pourra ne pas arriver. »

Je l’ai expliqué dans une précédente chronique (« Quand le temps s’arrêtera », FC n° 1252) (b) : dans les pays de culture anglo-saxonne, quand un savant veut répandre une idée pour l’instant invérifiable, il n’écrit pas un essai comme le Hasard et la nécessité. Enfin, pas toujours. Sachant professionnellement combien il est aisé de dire n’importe quoi dès qu’on déborde le champ de la vérification expérimentale, il préfère souvent annoncer franchement la couleur et communiquer le fruit de ses réflexions au moule du roman. Doit-on prendre de tels romans à la légère ? Je n’ai pas encore lu celui d’Alfvén. Mais les faits qui lui servent de point de départ sont connus et il est difficile de n’y point penser. Les voici.

Depuis leur apparition, c’est-à-dire depuis environ trente ans, les machines à calculer évoluent selon une loi très simple : leurs performances doublent tous les cinq ans environ. Il y a longtemps qu’elles ne sont plus de simples machines à calculer. Non seulement elles raisonnent, mais l’étude de leur programmation (ce qu’on appelle le software) permet au logicien de mieux comprendre ses propres démarches. Les distinctions intuitives d’un Pascal entre esprit de finesse et esprit de géométrie trouvent désormais une définition rigoureuse respectivement dans l’heuristique et l’algorithme.
Actuellement, il n’est plus aucune opération intellectuelle de type algorithmique, c’est-à-dire procédant par enchaînement rationnel ininterrompu, que la machine ne fasse mieux que l’homme, avec une plus grande fiabilité, et surtout à une vitesse formidablement plus rapide. Le résultat de six mois de calcul « à la main » s’obtient à la machine en quelques secondes ou moins ! Un dépouillement de documentation représentant la lecture de dix mille volumes peut ne demander que quelques minutes (c ). La machine est déjà également capable de faire des hypothèses et d’indiquer les conséquences de chaque choix. Elle peut élaborer des modèles. Elle peut par exemple dessiner le profil d’un pont vu sous toutes les perspectives possibles ou sous telle perspective utile à l’ingénieur qui construit l’autoroute.

Reste l’heuristique, ou art de découvrir. Mais sommes-nous bien sûrs qu’il s’agisse d’un art ? Actuellement, toute démarche intellectuelle formulable par des mots est mécanisable. La question est de savoir ce qui n’est pas formulable par des mots. Quand Napoléon foudroyait son adversaire par une manœuvre dont la complexité n’était entièrement saisie que par lui seul, il donnait à ses proches le sentiment de puiser dans les profondeurs obscures de son génie. Mais lui-même disait : « C’est le résultat de vingt ans de méditation. » Il décidait en quelques minutes. Mais toutes les possibilités avaient été longuement examinées in abstracto depuis sa jeunesse. La décision mise à part, qui est un acte de volonté, tout dans son génie relevait selon lui, de que nous appelons maintenant l’algorithme. Buffon d’ailleurs l’avait déjà dit : « Le génie est une longue patience. »
L’esprit de l’homme n’est pas arrêté par ces divers obstacles : il va de l’avant, précisément en choisissant, eh bien, il faut savoir que même cela, les spécialistes de l’informatique sont en train de l’étudier. Il existe au Computer Center de l’Université Stanford, en Californie, un Artificial Intelligence Project qui en est actuellement à simuler sur ordinateur jusqu’aux maladies de l’intelligence comme la paranoïa ou la schizophrénie. D’autres équipes (par exemple celle d’Allen Newell, J.C. Shaw et Herbert Simon, ou encore celle de la Rand Corporation dont H. L. Dreyfus a exposé les premiers résultats) analysent l’acte intuitif et imaginent des modèles permettant d’obtenir de la machine ce qu’on appelle l’imagination ou la curiosité.


Ce que l’intelligence n’est pas

A quelles remises en question cela nous conduit-il ? Avant de proposer sous toutes réserves ce qui me paraît être la réponse la plus vraisemblable à cette question, rappelons un dernier fait d’observation : la psychologie comparée (animale) montre qu’il existe une relation entre la complexité du système nerveux, disons pour simplifier du cerveau, et celle des performances intellectuelles. Ce parallélisme entre l’intelligence artificielle et l’intelligence vivante, comme aussi l’action des drogues psychotropes, invite fortement à une interprétation matérialiste de 1’intelligence (d). L’intelligence semble bien se développer tout entière dans le monde des phénomènes, aussi loin de 1’âme que peut l’être le corps. Ce n’est pas l’intelligence qui souffre, qui aime. Ce n’est pas elle qui prie. Mais c’est à travers elle, comme à travers le corps dont elle semble bien n’être qu’un talent particulier, que l’âme aime, prie, souffre, connaît la joie et toutes les péripéties de son histoire entre naissance et mort.

Car rien de tout cela, la machine ne le connaît. La machine peut, comme moi, devenir paranoïaque. Mais elle n’en souffre pas, pas plus qu’elle ne se réjouit de ses succès. Un jour (qu’Alfvén prévoit prochain), des machines plus intelligentes que nous nous déchargeront peut-être de toute activité intellectuelle appliquée à l’univers des phénomènes. Nous serons alors de gré ou de force confrontés à notre seul univers intérieur, domaine inaliénable de la pensée consciente (e ).

Aimé MICHEL

(1) Olaf Johannesson (alias Hannes Alfvén) The Tale of the Big Computer, Coward McCann, New York.
Bibliographie : Lucien Gérardin, La Bionique (Hachette) ; Aimé Michel, Chapitre sur les Intelligences exceptionnelles, dans le volume sur l’Intelligence, encyclopédie des connaissances C.A.L., 114, Champs-Elysées, Paris ; H-L. Dreyfus, Alchemy and Artificial Intelligence, Rand Corporation, décembre 1965, p. 3244.

(*) Chronique n° 19 parue initialement dans France Catholique – N° 1260 – 5 février 1971.

Notes de Jean-Pierre Rospars

(a) La vie et l’œuvre de Hannes Alfvén (1908-1995) méritent réflexion, et ne sont pas sans évoquer celles, moins connues, de son compatriote le neurobiologiste Holger Hydén (voir chronique n° 14 Matière et mémoire 1971 publiée ici le 3 septembre 2009). La plus intéressante des nombreuses biographies de Alfvén disponibles sur la Toile est due au physicien américain Anthony L. Peratt de Los Alamos

(http://www.tmgnow.com/repository/cosmology/alfven.html).

Elle ajoute d’intéressantes précisions au résumé d’Aimé Michel : « En dépit de [ses] contributions fondamentales à la physique et à l’astrophysique, Alfvén, qui prit sa retraite (…) en 1991, était encore considéré comme un hérétique par de nombreux chercheurs de ces mêmes domaines. Les théories d’Alfvén en astrophysique et en physique des plasmas n’ont en général été acceptées que deux ou trois décennies après leur publication. (…) Contestées pendant 30 ans, plusieurs de ses théories sur le système solaire n’ont été confirmées que dans les années 1980 grâce aux mesures des magnétosphères cométaires et planétaires par les satellites artificiels et les sondes spatiales. (…) Durant la plus grande partie de sa carrière, les idées d’Alfvén furent écartées ou traitées avec condescendances. Il fut même forcé de publier ses articles dans d’obscurs journaux et son travail fut constamment contesté durant plusieurs années par le scientifique le plus réputé en physique spatiale, le géophysicien anglo-américain Sydney Chapman.

Même parmi les physiciens aujourd’hui on est peu conscient des nombreuses contributions de Alfvén dans des domaines de la physique où ont fait usage de ses idées sans reconnaître qui les a conçues. » Les articles soumis pour publication dans des revues scientifiques (les plus célèbres sont Nature et Science, mais il y en a des centaines d’autres, dont la côte est évaluée par leur « facteur d’impact ») font l’objet d’un examen critique par des rapporteurs anonymes dont dépendent leur acceptation (après corrections éventuelles) ou leur rejet. Ce procédé ne convenait guère à Alfvén : « Parce que ses idées entraient souvent en conflit avec les théories généralement acceptées ou “standardsˮ, Alfvén fut constamment à la peine avec le système de révision par les pairs, en particulier tel qu’il est pratiqué par les journaux anglo-américains d’astrophysique. (…) “Le système de révision par les pairs est satisfaisant durant les périodes tranquilles, explique-t-il, mais non lorsque se produit une révolution dans une discipline comme l’astrophysique et que l’establishment cherche à préserver le statu quoˮ. »

Pour tenter d’expliquer la résistance à ses idées, Alfvén mit en avant la montée de la spécialisation au cours du XXe siècle : « “Nous devons nous rappeler qu’il y avait autrefois une discipline appelée philosophie naturelleˮ, dit-il en 1986. “Malheureusement, cette discipline semble ne plus exister aujourd’hui. On l’a renommé science, mais la science d’aujourd’hui est en grand danger de perdre la plus grande part de son aspect philosophie naturelleˮ. Parmi les causes de cette transition, Alfvén incriminait la dominance territoriale, l’avidité et la peur de l’inconnu. “Les scientifiques tendent à résister aux recherches interdisciplinaires dans leur propre territoire. Dans de nombreux cas, cet esprit de clocher est fondé sur la crainte que l’intrusion d’autres disciplines n’entraîne une compétition déloyale pour des ressources financières limitées et ainsi ne diminue leur propre capacité de recherche.ˮ ». Le fait que la valeur des idées de Alfvén (et de Hydén) aient été finalement reconnues, au bout de quelques dizaines d’années tout de même, ne prouve pas qu’il en aille toujours ainsi, ni que les découvreurs soient toujours reconnus, ni que les découvertes à faire soient toujours faites ; il inciterait plutôt à penser le contraire…

(b) Chronique n° 11 Quand le temps s’arrêtera publiée ici en août 2009.

(c ) Ou de quelques fractions de seconde comme les moteurs de recherche sur internet nous y ont habitué. En fait la lecture elle-même s’est faite avant notre interrogation qui a pu ainsi puiser dans une base de données toute prête, qui est, toute proportion gardée analogue aux « vingt ans de méditation » de Napoléon.

(d) Aimé Michel a régulièrement réitéré cette conclusion au fil des années tant elle pouvait être difficile à admettre pour son lecteur spontanément dualiste, englobant dans un même ensemble indivis les diverses manifestations de la « pensée ». Tous les travaux ultérieurs ont confirmé cette conclusion comme le montre le neurologue Dominique Laplane dans son dernier livre Penser c’est-à-dire ? (Armand Colin, 2005 ; nous y reviendrons). Mais la grande différence avec le matérialisme philosophique c’est que ni A. Michel ni D. Laplane ne nient la conscience elle-même.

(e ) C’est une des idées-forces d’Aimé Michel : l’intelligence est en voie d’« extériorisation » comme la digestion (par la cuisson des aliments) ou la force physique (par l’emploi de moteurs). La conscience, elle, n’est pas « extériorisable ». Il y voit une clé pour comprendre l’évolution passée de l’homme, point qui est développé dans L’Apocalypse molle, mais aussi son évolution future…