« PASSANT, VA DIRE À SPARTE » - France Catholique

« PASSANT, VA DIRE À SPARTE »

« PASSANT, VA DIRE À SPARTE »

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… Va dire aux hommes qu’ici, sur cette place Tien An Men, les meilleurs de leurs fils ont choisi de mourir pour la liberté. Ils savaient qu’ils allaient mourir et pour quoi, et ils l’ont dit, rappelez-vous, quand fut élevée la statue : « Nous sommes prêts à mourir pour cette dame », cria un étudiant tourné vers les correspondants étrangers : « We are ready to be killed for this Lady. » Un jour la statue sera relevée, ces mots seront écrits sur son socle, elle deviendra un lieu de pèlerinage pour la terre entière. Car les chars ont pu l’écraser mais le monde l’a vue, son image reste dans les consciences qui survivent aux chars1. L’histoire est-elle hallucinée ? Devant la barricade des Thermopyles, il y a vingt-cinq siècles, quelques soldats de Léonidas se dénudèrent sur le front des Perses prêts à l’attaque et firent tranquillement leur gymnastique. – Que diable font-ils là ? demande Xerxès qui les observait de loin, stupéfait. – Leur gymnastique quotidienne. – Ils sont fous ? Ne savent-ils pas qu’ils vont mourir ? – C’est pour cela qu’ils le font2. Et voici ce qu’ont vu les témoins de 1989 (Pierre Hurel, Paris Match, 15 juin 1989, p. 75) : « Devant la barricade incendiée, seuls, face aux soldats, quatre étudiants campés sur leurs jambes écartées font claquer les bannières écarlates de leur université. Incroyable geste de défi, ils sont nus comme des martyrs face à la mer de casques bruns… » [|*|] Tout cela s’est passé sous le regard du monde. Maintenant ils sont morts, leurs assassins disposent d’eux. Mais ce qui a été vu ne cessera plus d’être vu, grâce à la technique qui a tout gardé3. Et même après avoir chassé les témoins directs, les assassins ne peuvent plus tout cacher. Tout déplacement de véhicule, tout mouvement de foule est observé du ciel, photographié, enregistré. Tout ce qui se dit par radio est connu, sinon de vous et moi, du moins de beaucoup, c’est-à-dire demain de tous. L’impunité devient un art difficile. Tout n’est pas mauvais dans le progrès technique. Les tyrans de la Chine n’ont nulle part pour se cacher4. Cependant maintenant ils triomphent. Une fois de plus on constate que le communisme n’est pas réformable. On y va avec la plus grande facilité : il suffit de ne pas hésiter à tuer, voyage sans retour, aller simple des fiancées de Landru. C’est ce que voulait dire Reagan quand il parlait d’« empire du mal ». Empire du mal ? C’est malheureusement plus compliqué. Échapper à l’empire du mal, cela s’appelle se convertir – justement ce que jusqu’ici aucun pays ni peuple sous joug communiste n’a pu faire, malgré le sang et les larmes. « Ce qui reste stupéfiant et unique, écrit Jean-François Revel (Le Point, 12 juin), c’est la longévité, l’exceptionnelle résistance à la faillite d’un système qui était, dès le départ, un échec. Car partout, la banqueroute du communisme5 commence avec le communisme lui-même. Dans tous les pays, son histoire est jalonnée de désastres économiques et de dissensions dans le parti, d’épurations et d’exécutions, d’insurrections et de répressions… Et pourtant la dictature du parti unique a survécu jusqu’à nos jours. » Voilà ce qu’il faut expliquer. Non par curiosité, mais parce que la vraie explication donnera la solution. Le génie qui décrira une claire stratégie de sortie du communisme sauvera le monde du plus grand des dangers courus jusqu’ici par la société humaine. Hélas, on ne sait pour l’instant expliquer que son triomphe6. Le coup de génie fut, au siècle dernier, l’invention du mot « capitalisme ». Ce mot était censé désigner un système économique particulier, transitoire, né sous diverses formes équivalentes des aventures aveugles de l’histoire, en opposition au « socialisme », rationalisation définitive des rapports sociaux mettant par sa nature même fin à l’histoire et à ses tragédies7. L’invention du mot capitalisme est un de ces lapsus linguistiques comme il n’est peut-être pas possible d’en citer deux. Toute comparaison fait apparaître son absurdité. Par exemple, j’appelle escaliérisme l’ensemble des moyens usités pour monter et descendre les étages (marches, ascenseurs, etc.). Pour démontrer les méfaits de l’escaliérisme j’établis d’infinies statistiques sur les accidents survenus dans les escaliers et les ascenseurs. Puis je passe à la partie positive : « liquidation » de l’escaliérisme et de toutes ses « séquelles » (on détruit les ascenseurs, escaliers, etc., on fusille les concierges) et tout le monde est invité désormais à sauter par la fenêtre. Il y a du dégât, mais « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » (Lénine, à qui personne jamais ne demande de faire une omelette) ; il y a de la résistance, il faut un personnel impitoyable pour pousser les récalcitrants dans le vide, mais qui ne fait rien n’a jamais les « mains sales » (Sartre, fervent Stalinien). On peut développer cette sinistre blague. On peut plus simplement lire l’Humanité. Jean-François Revel rappelle la « phrase sublime » d’un communiqué officiel du gouvernement est-allemand : « Le peuple a par sa faute perdu la confiance du gouvernement », et la réponse irréfutable de Bertolt Brecht « Il faut nommer un autre peuple. »8 Le marxisme a si bien su infiltrer son vocabulaire dans la lingua franca intellectuelle que même MM. Le Pen ou Giscard d’Estaing à l’occasion parlent du « capitalisme », pour dire qu’il marche mieux que le « socialisme ». Or, le « socialisme » n’existe que par opposition au « capitalisme », lequel tout simplement n’existe pas. Le « capitalisme » n’est rien de plus que le travail et les folies ordinaires de l’homme, et d’ailleurs aussi de la nature. « Capitalisme », dirait un logicien, est un mot d’extension infinie et de compréhension nulle. Tout ce qui vit est « capitaliste », ou bien meurt. Bref. [|*|] Il est très facile de « liquider le capitalisme ». De même qu’il est très facile de couper un arbre ou de faire flamber une bibliothèque. Il est très facile de détruire en un temps record ce qui n’a pu être édifié que par les siècles. Cela ne s’est que trop vu. « Du passé faisons table rase9, rêve de tous ceux qui veulent « nommer un autre peuple » quand le seul peuple disponible a démérité. J’ai entendu plusieurs fois ces jours-ci quelques-uns qui aspirent à nous gouverner dire que, certes, le communisme n’est pas réformable, « mais qu’on peut en sortir ». En sortir comment ? C’est ce qu’il serait temps d’imaginer. Sortir de la « table rase », de la « page blanche » de Mao, cela veut dire quoi ? Le Japon, l’Allemagne étaient des tables rases en 1945, mais en apparence seulement. Les bombes, même atomiques, ne détruisent pas la mémoire des survivants. Ils savent comment se remettre au travail. C’est pourquoi, si horrible soit ce que nous avons vu, la Chine est moins menacée que la Russie : son peuple innombrable reste à 80 % ce qu’il était avant Mao, et même avant le 4 juin 1989. Au lieu que la Russie, aussi éduquée que l’Occident, a perdu tout souvenir d’une société non-communiste10. La première session de son congrès du peuple a révélé à tous, et d’abord aux Russes eux-mêmes, que personne ne sait par quoi remplacer la tunique de Nessus dont ils meurent. On supprime la terreur, on réduit le goulag, c’est la glasnost, très bien ! mais à mesure que la glasnost progresse la machine sociale tombe en panne, ayant perdu son unique moteur. Les économistes se demandent pourquoi la pénurie s’est aggravée depuis Gorbatchev. Mais pour surmonter la pénurie, il faudrait travailler davantage, et d’abord dans l’organisation du travail. La question est claire : pourquoi travaillerait-on davantage quand on n’est plus poussé à quoi que ce soit par la peur, et que la seule alternative à la peur, le contrat privé, a disparu depuis 70 ans ? La population elle-même, éduquée dans la doctrine qui a supprimé le contrat, est hostile à sa timide réintroduction. Elle comprend bien que la prospérité de l’Occident est née de sa meilleure organisation, mais ne peut voir que la liberté économique est la condition de la liberté civile. La liberté économique produit des abus, cela se voit. Elle achalande les boutiques cela se voit moins. Elle crée la démocratie et la liberté civile, et cela, il nous a fallu des siècles pour le comprendre11. La tragédie de l’Est, spécialement de la Russie, c’est la brièveté du temps. À part un miracle pour lequel on doit prier, on ne voit pas ce qui pourrait lui épargner le chaos. Aimé MICHEL Chronique n° 465 parue dans F.C. – N° 2212 – 23 juin 1989 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 12 novembre 2018

 

  1. Les manifestations de la place Tien An Men à Péking, où se trouve le Grand Palais du Peuple (l’assemblée nationale), se sont déroulées du 15 avril au 4 juin 1989. À la fin des années 80, Deng Xiaoping tient les rênes du pouvoir et, entouré de réformistes comme Hu Yaobang et Zhao Ziyang, vient de conduire de profondes réformes (voir la note 2 de la chronique n° 321, Le chasseur et son chien – Quelques idées non politiques sur le problème chinois) mais la direction du parti communiste et la société entière sont divisées entre partisans et adversaires de leur poursuite. Hu Yaobang, qui veut poursuivre les réformes économiques par des réformes politiques et institutionnelles, est limogé par Deng en 1987 à la suite de manifestations étudiantes. Lorsque Hu meurt d’une crise cardiaque le 15 avril 1989, des rassemblements demandent sa réhabilitation. Le 18 ils sont plusieurs milliers et le 21, la veille des funérailles officielles, plusieurs dizaines de milliers d’étudiants occupent la place Tian an men en dépit de l’interdiction des autorités. Ils dénoncent la corruption, le manque de liberté, les inégalités, tandis que les ouvriers en province critiquent également l’inflation, le chômage et le train de vie des dirigeants. Le 13 mai, les étudiants commencent une grève de la faim. Ils sont soutenus par un large mouvement de sympathie en Chine et à l’étranger, mais ils ne s’expriment pas par une seule voix. Devant cette cacophonie, le gouvernement est indécis sur la marche à suivre. Un discours de Zhao Ziyang le 19 mai, adressé aux manifestants, dit en substance : « Nous vous avons compris mais nous avons besoin d’un peu plus de temps », ce qui leur donne bon espoir. Mais le même jour les partisans d’une ligne dure l’emportent : Deng décide de limoger Zhao et d’appliquer la loi martiale en dépit de l’opposition de certains généraux. Le 30 mai, les étudiants des Beaux-Arts dressent une statue de la « déesse de la Démocratie » inspirée de la statue de la Liberté. Le 3 juin, Deng fait intervenir l’armée ; 200 000 hommes sont engagés dans l’opération. Les manifestants dressent des barricades. L’armée ne parvient à atteindre la place que le 4 juin au matin et, peu avant 6 heures, elle la tient. Il y a de nombreux morts surtout du côté des civils (les estimations varient de 1000 à 5000 victimes et cinq fois plus de blessés). L’Occident condamne cette répression, partis communistes compris. L’Asie (Inde, Japon) se tait pour ne pas froisser le puissant voisin. URSS, Hongrie, Pologne, Yougoslavie condamnent l’opération mais Allemagne de l’Est, Cuba, Corée du Nord, la soutiennent (http://nsarchive.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB16/documents/36-04.htm).
  2. Ce dialogue est inspiré de L’Enquête d’Hérodote, livre VII, 208-209 : « Xerxès envoya en reconnaissance un cavalier pour voir combien étaient les ennemis et ce qu’ils faisaient. (…) Le cavalier s’approcha du camp et regarda, sans tout découvrir, car les hommes postés derrière le mur relevé par les Grecs qui le défendaient échappaient à sa vue ; mais il put observer les soldats placés devant le mur ; et leurs armes disposées au pied du rempart. Or le hasard fit que les Lacédémoniens occupaient ce poste pour l’instant ; l’homme les vit occupés les uns à faire de la gymnastique, les autres à peigner leur chevelure : il les regarda faire avec surprise et prit note de leur nombre, puis, après avoir tout examiné soigneusement, il se retira en toute tranquillité : personne ne le poursuivit et personne ne fit même attention à lui. De retour auprès de Xerxès, il lui rendit compte de ce qu’il avait vu. Xerxès en l’entendant ne pouvait concevoir la vérité, comprendre que ces hommes se préparaient à mourir et à tuer de leur mieux : leur attitude semblait risible ; aussi fit-il appeler Démarate, fils d’Ariston, qui était dans son camp : il vint, et Xerxès l’interrogea sur tout ce qu’on lui avait rapporté, car il désirait comprendre le comportement des Lacédémoniens. Démarate lui dit ceci : « (…) Ces hommes sont ici pour nous barrer le passage, ils se préparent à le faire, car ils ont cette coutume : c’est lorsqu’ils vont risquer leur vie qu’ils ornent leur tête (…) ; aujourd’hui, tu marches contre le royaume le plus fier, contre les hommes les plus fiers qu’il y ait en Grèce ». Xerxès jugeait ces propos parfaitement incroyables, et il lui demanda de nouveau comment des gens si peu nombreux pensaient lutter contre son armée. Démarate lui répondit : « Seigneur, traite-moi d’imposteur si tout ne se passe pas comme je te le dis ». Trahie par un des leurs (voir la note 4 de la chronique n° 261) et prise à revers, l’armée grecque (7000 hommes) fut dispersée par l’armée de Xerxès (de 10 à 40 fois plus nombreuse) mais le sacrifice des Spartiates et de leurs alliés, le 11 août 480 av. J.-C., laissa aux Grecs le temps de se réorganiser et de préparer la victoire navale de Salamine, le 22 septembre de la même année, et celle terrestre de Platée, l’année suivante. Dans un autre article (« Telles sont les questions fondamentales », Question de, n° 16, 1977, pp. 13-14) Aimé Michel devine un sacrifice semblable dix ans auparavant, lors de la première guerre médique qui opposa les Grecs aux Perses commandés par Darius : « Quand les troupes eurent pris position, dit Hérodote (VI, 112), les Athéniens, ayant sonné la charge, se lancèrent au pas de course sur les Barbares, dont ils étaient séparés d’au moins quinze cents mètres. Les Perses, les voyant arriver sur eux en courant, se préparèrent à les recevoir. À les voir peu nombreux, sans cavalerie, sans archers, et chargeant pourtant au pas de course, ils les crurent fous. Ils les voyaient déjà perdus par cette folie. » Suit le récit de la bataille, où les Perses, de façon pour eux incompréhensible, car ils n’étaient ni moins braves ni moins bien armés que les Athéniens, furent écrasés. Or, ce que les Perses ne comprirent pas, ce qu’Hérodote même ne se donne pas la peine d’expliquer, puisqu’il n’écrit pas pour les Barbares, nous, précisément parce que les Athéniens furent vainqueurs et que nous sommes les enfants de Marathon, nous le voyons fort bien : à Marathon, pour la première fois, une bataille fut calculée où la mort d’un certain nombre de combattants, qui le savaient et l’acceptaient, entrait dans le calcul. Le centre du corps de bataille prit part au calcul qui le sacrifiait. Hérodote rapporte à plusieurs reprises la stupeur des Perses, y compris les plus braves et les plus intelligents, devant ce qui leur apparaissait comme une absurdité. « Mais que diable font-ils, que veut dire cette singerie ? », dit à peu près Xerxès en observant les Spartiates des Thermopyles très occupés, deux minutes avant de se faire massacrer, à terminer leurs exercices quotidiens de gymnastique et à peigner leurs longs cheveux. “Ce sont des cinglés ! Allez me chercher ces pantins et qu’ils viennent m’expliquer ce qu’ils fichent là !” On sait que les cinglés se firent tuer jusqu’au dernier, sauf deux, dont un, blessé et évanoui, se suicida à son réveil et l’autre chercha et trouva la mort à la bataille suivante. “Ils sont encore beaucoup comme ceux-là ? s’inquiète le roi barbare.” − Tous sont ainsi, dit son conseiller grec. − Pourquoi ? Mais pourquoi ? ne cesse de se demander le Perse tout au long de cette guerre qui ne ressemble à aucune autre. » Voyez-vous, lui disent un jour deux Grecs envoyés en ambassade, il y a quelque chose que vous ne connaissez pas, que nous autres appelons eleutheria, la liberté, et quiconque y a goûté ne peut plus vivre autrement. “ − Absurdité ! Qu’est-ce que la liberté d’un homme mort ?” » Les deux Grecs sourient et se taisent. Plutôt mourir que de vivre barbare. Ces hommes de Marathon qui couraient à la mort avaient goûté à un surcroît d’être indiciblement neuf, irrésistible, plus précieux que la vie : la lumière et le sourire d’Apollon, frère des Muses. Ils étaient habités par cette lumière. Derrière eux, par-delà le temps et l’espace, couraient Socrate, Pythagore, Platon, Archimède, Eratosthène, l’homme futur, dans sa jeunesse éblouissante… » Vision rétrospective certes, mais en ces jours de célébration de l’armistice de 1918, on ne peut manquer de s’interroger sur le sens du sacrifice de tant d’hommes dans tant de batailles où se joua parfois le sort du monde.
  3. Rappelons à nouveau la magnifique phrase d’ouverture de son Enquête : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli. ». Seul le récit pouvait sauver les « exploits » de l’oubli. On mesure ce qu’apporte ici la technique avec l’enregistrement du son et de l’image. On rêve qu’il y ait eu des caméras aux Thermopyles, à Alésia, à Roncevaux… Prenons garde, toutefois, de trop idéaliser. Comme le rappellent Claude Duneton et Jean-Pierre Pagliano dans leur Anti-manuel de français (Seuil, Paris, 1978) : « Pour beaucoup de gens le reportage en images, le documentaire cinématographique offrent au spectateur un témoignage bien plus objectif qu’un texte, évidemment écrit par quelqu’un. C’est oublier que le film est lui aussi réalisé par quelqu’un. De nombreux éléments font que le film ou la photo sont marqués très directement par le point de vue de leur auteur sous une apparence de neutralité souvent trompeuse. » (p. 107). Le choix des scènes, l’objectif utilisé, l’angle de prise de vue, le cadrage, puis le montage, l’ordre des vues, leur rythme, enfin le commentaire et jusqu’à la musique d’accompagnement sont autant d’interprétations qui peuvent profondément modifier la signification du « document ». De là la nécessaire diversité des points de vue…
  4. C’est la contribution de la technique à l’impossibilité de se vanter de ses crimes. « Même Hitler et Staline n’ont jamais eu l’idée de s’élever à eux-mêmes des stèles disant, comme ce fut pendant des millénaires l’usage en Mésopotamie : “Moi, Untel, le plus Grand, le plus Glorieux, j’ai détruit tant de villes, j’ai conquis et vendu leurs femmes et leurs enfants, j’ai massacré tout le reste, j’ai crevé les yeux et coupé les mains de tous ceux qui s’étaient levés contre moi…” » (n° 365, Étrange aujourd’hui qui aspire à l’innocence – Crépuscule de cauchemar ou aube d’un changement intérieur ?, 03.08.2015).
  5. Le texte imprimé est « communiste », ici rectifié.
  6. Aimé Michel, considérant que le communisme est irréformable, semble hésiter entre deux issues possibles : soit la reprise en main, soit l’effondrement chaotique, avec tous les risques liés à l’armement nucléaire du pays. Malgré tout, depuis le début de 1987, il s’interroge sur le « troublant M. Gorbatchev » (voir chronique n° 439). En juin 1989, quand il écrit ces lignes, le régime soviétique n’a plus que trente mois à vivre et le Rideau de fer, moins de sept mois. Le compte à rebours a commencé, Aimé Michel semble le deviner mais sans vouloir encore y croire.
  7. Profondément anticommuniste, Aimé Michel manifestait à l’égard du capitalisme une (très) relative indulgence. Il nous a quittés avant que le néocapitalisme financier qui se développe aujourd’hui sur toute la planète n’ait eu le temps d’exercer ses effets. On peut se demander ce qu’il écrirait aujourd’hui s’il pouvait les observer. [Note de Bertrand Méheust] Réponse : Mon ami Bertrand Méheust, observateur avisé, à la fois ironique et inquiet, des déviances du capitalisme, dont on pourra apprécier la verve satirique et réjouissante dans son récit de La conversion de Guillaume Portail : Comment l’homme le plus riche du monde s’en est pris au capitalisme (Éditions Libre & Solidaire, Paris, 2018), pose une question sur ce qu’écrirait aujourd’hui Aimé Michel à laquelle je me garderai de répondre. Par contre, je me risquerai à commenter sa remarque sur l’indulgence de ce dernier à l’égard du « capitalisme » car elle a le défaut de se fonder sur une définition qu’Aimé Michel entend précisément mettre en doute. En écrivant que « le capitalisme n’est rien de plus que le travail et les folies ordinaires de l’homme, et d’ailleurs aussi de la nature. (…) Tout ce qui vit est “capitalisteˮ, ou bien meurt » fait-il preuve d’indulgence ? Non, c’est comme si on pensait devoir excuser la pesanteur de provoquer des chutes fatales. Je sais que ce genre de comparaison entre lois de la nature et lois de l’économie irrite nombre de nos contemporains sensibilisés aux évidents défauts du « système » que ce parallèle paraît (à tort) vouloir justifier et perpétuer, il faut donc s’expliquer : Aux yeux d’Aimé Michel le « capitalisme » n’est pas d’abord un « système » ou une conception théorique (même si, bien sûr, certains économistes font profession de parvenir à le décrire ainsi), c’est une pratique, et en tant que pratique plus ou moins spontanée (ce qui n’exclut ni la réflexion, ni la systématisation des « capitalistes ») il n’est contraint à aucune autre règle que son « bon » fonctionnement empirique qui est directement fonction des connaissances et techniques disponibles à un moment donné. Cette pratique peut changer et elle change effectivement quand les connaissances et techniques changent parce qu’elle n’a aucune table de la loi à respecter, hormis la règle d’or qu’il est impossible de dépenser plus qu’on ne gagne (au moins sur longue période, ce qui fait que même des entreprises géantes capitalistes peuvent disparaître à tout moment, les exemples ne manquent pas), ce qu’on peut systématiser sous la forme de la « maximisation des profits » (laquelle suppose un mode de calcul, au demeurant changeant lui aussi, des dépenses et des recettes). Le rappel de cette règle n’entend bien entendu pas excuser les pratiques abusives, égoïstes et à court-terme qui se commettent sous son couvert ; « les folies ordinaires de l’homme » ne sont pas, hélas, l’exclusivité du « capitalisme » (les dégâts écologiques du socialisme soviétique, pour ne citer qu’eux, sont bien connus). En France, où « capitalisme » et « libéralisme » (cf. note 10) n’ont pas toujours bonne presse, des penseurs comme Jacques Rueff, Alfred Sauvy, François Perroux, Jean Fourastié, ont eu la clairvoyance d’en défendre des versions bien comprises, tant contre les excès d’un socialisme étatique ou, à l’inverse, d’un marché sans règles et sans encadrement institutionnel, que contre les insuffisances d’une vision purement économique de la société. Leurs mises en garde n’ont rien perdu de leur actualité en un temps où certaines entreprises deviennent plus puissantes que des États et où certains États sont à nouveau tentés par le nationalisme.
  8. Cette formule est le plus souvent rapportée sous la forme « Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple ». Il s’agit d’un résumé du poème de Berthold Brecht intitulé « La solution » : Après l’insurrection du 17 juin [1953] Le secrétaire de l’union des écrivains Fit distribuer dans la Stalinallee des tracts Sur lesquels on pouvait lire que le peuple Avait perdu la confiance du gouvernement Et que c’est seulement en redoublant ses efforts Qu’il parviendrait à la reconquérir. Mais ne serait-il Pas pourtant plus simple que le gouvernement Dissolve le peuple et En désigne un autre ? (B. Brecht, Werke, sous la dir. De W. Hecht, J. Knopf, W. Mittenzwei, K.-D. Müller, vol. 12, Gedichte 2, Francfort-sur-le-Main, 1988, traduit par Dominique Lahary, cité en note 23, p. 70 des Actes du colloque Publics : quelles attentes ? Bibliothèques : quelles concurrences ? BNF, Paris, 2005).
  9. Cette formule célèbre provient du non moins célèbre chant révolutionnaire L’internationale, composé en 1870 par Eugène Pottier sur une musique de Pierre Degeyter : Debout, les damnés de la terre Debout, les forçats de la faim La raison tonne en son cratère, C’est l’éruption de la faim. Du passé faisons table rase, Foule esclave, debout, debout Le monde va changer de base, Nous ne sommes rien, soyons tout. Lyrisme terrible car faire table rase du passé annonce et justifie les plus atroces violences et les pires déconvenues, dont la Terreur (voir la chronique n° 462) et le Cambodge de Pol Pot (voir la n° 427 et les renvois de la note 4 de celle-ci), entre autres, donnent de tragiques exemples.
  10. C’est cette perte du souvenir de ce qu’est une société non communiste, c’est-à-dire d’une société où l’État n’entend pas penser à la place du citoyen, qui explique sans doute en grande partie les difficultés de la Russie à reconstruire une économie performante et à établir une démocratie qu’elle n’a jamais connue.
  11. Que la liberté économique soit indissociable de la liberté civile est un des fondements du libéralisme. Cette doctrine s’est construite empiriquement si bien qu’il en existe bien des versions qui varient selon les époques et les auteurs. Certains font naître le libéralisme politique avec la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et ses trois principes : l’État ne doit pas tout faire et surtout pas ce que d’autres pourraient faire à sa place (contre l’étatisme), la société est diverse et c’est souhaitable (contre tout totalitarisme), enfin le pouvoir appartient au peuple (démocratie). Quant au libéralisme économique, il serait né avec Quesnay et les physiocrates en 1758 : le pouvoir politique doit se limiter à favoriser la liberté du travail, de la production et du commerce (d’autres idées des physiocrates sont plus contestables, voir note 4 de la chronique n° 225, Supplément au premier chapitre de la Genèse – A quoi peut bien servir Vénus ?, 08.09.2014) ; il est consacré par la publication en 1776 de La richesse des nations de l’Écossais Adam Smith : le pouvoir politique doit garantir la libre concurrence des intérêts privés (les moteurs de l’économie) dans le cadre du marché qui seul peut mettre offre et demande en exacte adéquation. En réalité, la pensée libérale est bien antérieure au XVIIIe siècle et plonge ses racines dans la philosophie grecque et la pensée judéo-chrétienne, et surtout cette dernière s’il faut en croire le sociologue américain Rodney Stark. Dans son livre passionnant Le Triomphe de la Raison (traduction G. Hocmard, Presses de la Renaissance, Paris, 2007), que j’ai déjà mentionné en passant dans la chronique n° 320, ce spécialiste des religions montre avec clarté, originalité et brio que la pensée libérale, de même que ses excroissances que sont la science et le capitalisme, proviennent moins de la redécouverte de la pensée grecque antique (dominée par une philosophie de l’éternel retour, non par l’idée de progrès et la curiosité scientifique, voir note 10 de la n° 269) que par l’essor de la pensée chrétienne de saint Augustin aux scolastiques médiévaux comme Jean Buridan et Nicolas Oresme au XIVe siècle. Celle-ci introduisit non seulement la foi au progrès et la prééminence de l’individu (avec son libre-arbitre et sa raison) mais aussi les bases économiques du capitalisme dans les grands domaines monastiques (méritocratie, administration rigoureuse, substitution de la monnaie au troc, introduction du crédit, salariat, innovations techniques, juste prix, etc.). Contrairement à ce qu’on lit partout, le capitalisme n’est pas né de l’éthique protestante mais a fleuri dans les très catholiques cités-États de l’Italie du Nord plusieurs siècles avant la Réforme. Grâce à leur gestion rationnelle, répugnant aux risques, à la scolarisation de leur personnel et à une forme de puritanisme, les entreprises italiennes monopolisèrent le négoce, le commerce maritime, la banque (du mot « banc », ou table, du changeur d’argent) et dans une moindre mesure la manufacture, de toute l’Europe occidentale et au-delà. Les entrepreneurs italiens furent à l’origine du développement ultérieur des Flandres et indirectement d’Amsterdam et Londres. Stark rejette avec une étonnante aisance, en se fondant sur des exemples historiques précis et aux détails peu connus, tous les arguments visant à minimiser ou disqualifier le rôle positif du catholicisme, arguments accumulés au cours des siècles par les philosophes des Lumières, les scientifiques (affaire Galilée), les marxistes, les protestants (comme Weber) et nombre d’historiens contemporains. Cette relecture de l’histoire européenne, y compris des monarchies française et espagnole (fort peu à leur avantage), a au moins le mérite de rééquilibrer un tableau que l’on savait partisan mais pas à ce point (voir dans le même sens les notes de la chronique n° 404 relatives à Marcel Gauchet). L’historien Frédéric Schwindt a donné une brève et pertinente recension du livre de Stark dans la Revue de l’histoire des religions (http://journals.openedition.org/rhr/7315, mise en ligne le 15 mars 2011). N’oublions pas non plus les profondes connexions qui existent entre d’une part l’activité scientifique, ses méthodes, sa patience cumulative, ses pratiques de discussions ouvertes, parfois tendues mais encadrées, et d’autre part le fonctionnement des sociétés libérales, avec leur empirisme et leur création de divers « marchés », pas seulement économiques, en vue de rechercher des compromis de moindre mal ou de juste milieu.