[1] Les dix commandements (ou paroles) de Dieu se trouvent dans le Pentateuque (ou Torah) en deux endroits : au chapitre 20 de l’Exode, dans un style formel, et au chapitre 5 du Deutéronome, sous forme d’un récit de Moïse. Leur division et leur numérotation ont légèrement varié au cours de l’histoire. La division traditionnelle chez les catholiques et les luthériens est celle établie par saint Augustin, qui fond dans le premier commandement l’interdiction des dieux étrangers et des images mais sépare la convoitise de la femme du voisin et de sa maison, etc. pour former les 9e et 10e commandements, signe d’une évolution des mentalités qui cesse de mettre sur le même plan la femme du voisin et ses biens meubles et immeubles ! Voici ces dix paroles accompagnées de la formule abrégée du cardinal Gasparri (1933) destinée aux catéchumènes (http://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P72.HTM) :
1/ Tu n’auras pas d’autres dieux que Moi (Ex. 20, 3). Un seul Dieu tu adoreras et aimeras parfaitement.
2/ Tu ne prononceras pas le nom du Seigneur ton Dieu à faux (Ex. 20, 7). Son saint nom tu respecteras, fuyant blasphème et faux serment.
3/ Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier (Ex. 20, 8). Le jour du Seigneur tu garderas, en servant Dieu dévotement.
4/ Honore ton père et ta mère afin d’avoir longue vie sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne (Ex 20, 12). Tes père et mère honoreras, tes supérieurs pareillement.
5/ Tu ne commettras pas de meurtre (Ex 20, 13). Meurtre et scandale éviteras, haine et colère pareillement.
6/ Tu ne commettras pas d’adultère (Ex 20,14). La pureté observeras en tes actes soigneusement.
7/ Tu ne commettras pas de vol (Ex 20,15). Le bien d’autrui tu ne prendras, ni retiendras injustement.
8/ Tu ne témoigneras pas faussement contre ton prochain (Ex 20, 16). La médisance banniras et le mensonge également.
9/ Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain (Ex 20, 17). En pensées, désirs veilleras à rester pur entièrement.
10/ Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain (…), ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain (Ex 20, 17). Bien d’autrui ne convoiteras pour l’avoir malhonnêtement.
Ces dix paroles forment un tout indissociable : elles se renvoient les unes aux autres et s’éclairent mutuellement. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on lui pose la question « Maître, quel est le plus grand commandement dans la Loi ? », le Christ répond, citant le Deutéronome 6, 5 puis le Lévitique 19, 18 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. C’est là le grand et le premier commandement. Un second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes. » (Matthieu, 22, 36-40 ) ; la Loi ou Instruction, appelée Torah en hébreu et Pentateuque en grec, regroupe les cinq premiers livres de la Bible dont font partie le Deutéronome et le Lévitique ; les Prophètes, Nebî’im en hébreu, regroupent plusieurs livres dont les principaux sont ceux d’Isaïe, de Jérémie et d’Ézéchiel, voir J. Pelikan, À qui appartient la Bible ? trad. D.-A. Canal, CNRS éditions, Paris, 2015). Remarquons que ces deux commandements non seulement résument respectivement les trois premières paroles sur Dieu et les sept dernières sur le prochain, mais encore sont tenus pour « semblables », ce qui heurte le sens commun puisque cela implique une forme d’équivalence entre Dieu et l’homme.
Même enseignement chez saint Paul concernant les paroles sur le prochain : « les commandements : tu ne commettras pas d’adultère ; tu ne tueras pas ; tu ne voleras pas ; tu ne convoiteras pas, et tous les autres encore, se résument en cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La charité ne fait pas le mal au prochain ; la charité est donc le plein accomplissement de la Loi. » (Romains, 13, 9-10 ; sur la « charité » voir la note 7 de la chronique n° 415, Faber et sapiens, une pas banale histoire – À propos d’un livre inclassable de Pierre Schaeffer).
Pourtant ces commandements sont l’un des objets de la querelle qui oppose le Christ aux Pharisiens de stricte obédience. Sont visés en particulier le 2e commandement (« Il a été dit aux anciens : “ Tu ne parjureras pas. ” (…) Eh bien ! moi je vous dis de ne point jurer du tout. » Matthieu, 5 , 33-34), le 3e (« Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ; en sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » Marc 2, 27-28), le 5e (« Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras pas ; celui qui tuera sera passible du tribunal. Eh bien ! moi, je vous dis : tout homme qui se met en colère contre son frère sera passible du tribunal. » Matthieu 5, 21-22), et le 6e (voir note 3 ci-dessous).
L’enseignement du Christ n’est pas une morale, encore moins un moralisme (« définition claire et permanente du bien et du mal » selon J. Ellul, voir note 1 de la chronique n° 427), et c’est ce qui le rend si difficile. Nombreuses sont les paroles rapportées dans les évangiles qui contredisent la morale habituelle. Un seul exemple suffira, celui où le Christ s’adressant aux « grands prêtres et aux anciens du peuple » déclare : « les publicains [les collecteurs d’impôts tenus pour des voleurs] et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu » (Matthieu 21, 31). Paroles scandaleuses pour notre bien-pensance mais peut-être trop connues pour nous atteindre encore dans toute leur force originelle.
Dans tous ces passages des évangiles, le Christ entend émanciper son auditeur du respect scrupuleux de règles purement extérieures mais le placer sous le regard tout intérieur de sa conscience dont les exigences sont sans limites. De ce fait, le Christ rejette la notion même d’être « en règle avec Dieu » par ses actes ou ses prières. La nouvelle logique qu’il instaure est profondément troublante pour les « primates quaternaires » que nous sommes, comme dit Aimé Michel (ou palaioï anthrôpoï comme dit Paul), car elle prend à contre-pied tous nos réflexes d’auto-affirmation et d’autojustification ; elle nous ferme toutes les issues sauf une... Il en résulte d’innombrables paradoxes dont Aimé Michel tente ici de fournir une clé de compréhension.
Mais, bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de morale. Claude Tresmontant s’en explique ainsi : « Si vous demandez aujourd’hui à un adolescent : “ Qu’est-ce que la morale ? ” Il vous répondra : “ C’est un système d’interdits qui tombe du haut du mont Sinaï, ou du Vatican, ou de la Préfecture de police. ” Alors il faut expliquer aux bonnes gens, aujourd’hui, dans un langage simple, à partir de la terre, au ras des pâquerettes, que distinguer ce qui est bon pour l’Homme et ce qui est mauvais pour l’Homme, cela relève de l’analyse expérimentale [c’est moi qui souligne]. Et donc cela ne tombe pas du Vatican, ni de la Préfecture de police, ni du mont Sinaï. » (Quel avenir pour le christianisme ? F.-X. de Guibert, Paris, 2001, pp. 112-113). Mentionnons au passage que ce caractère expérimental de la morale a été développé par Jean Fourastié dans ses Essais de morale prospective (Gonthier, Paris, 1966) où il écrit : « C’est la diffusion lente mais inéluctable de l’esprit scientifique expérimental qui rénove et rénovera la morale traditionnelle, et donc la morale chrétienne ; – rénovation dont les deux moteurs sont la connaissance du réel, et la foi dans un progrès collectif : la certitude et la méthode d’une lente mais possible amélioration par les hommes de la condition des hommes. » (pp. 189-190).
La méditation de l’enseignement du Christ a pu conduire certains à conclure que « Le christianisme n’est pas d’abord une religion, avec des dogmes, des sacrements et un clergé ; c’est avant tout une spiritualité personnelle et une éthique transcendante à portée universelle. » (Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Plon, Paris, 2007, p. 298) ou encore qu’il est « la religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet, voir note 11 de la chronique n° 404, Errance – Après avoir chassé Dieu qui est en nous, nous l’accusons de son absence). Alors, si le christianisme n’est pas qu’une religion ou une morale, qu’est-il ? Réponse de Tresmontant à la suite du passage cité plus haut : « La raison d’être de la Révélation, c’est tout autre chose : c’est nous faire connaître la finalité ultime de la Création (…) l’Homme véritable uni à Dieu véritable (…). » Idée qui n’est pas nouvelle puisqu’il est déjà question de nous rendre « participants de la nature divine » dans la deuxième épitre de Pierre (1, 4) ; idée reprise par Irénée de Lyon : « le Verbe s’est fait homme (…) pour que l’homme (…) devienne fils de Dieu » (Contre les hérésies, 3, 19, 1, œuvre écrite à la fin du 2e siècle dont l’original grec est perdu) et plus brièvement par Athanase d’Alexandrie près de deux siècles plus tard : « Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu » (Sur l’incarnation du Verbe, 54, 3), puis par la suite Grégoire de Nysse, Thomas d’Aquin, etc.
Messages
31 octobre 2017, 18:54, par jacky REAULT
Une fois de plus cette rubrique d’un esprit savant et libre protégée de tout délitement malgré le temps passé, alliée aux très remarquables, voire (scientifiquement exceptionnels dans toute la presse française) commentaires actualisés de J P Rospars, s’avère indispensable. Je les collectionne toutes pour des usages d’enseignement et d’écriture fondamentaux tant ma confiance n’a jamais été mise en défaut par le sérieux des références initiale et ajoutées.
Je n’avais jamais rien lu sur les condensations et dédoublement apportés par Saint Augustin et le concept d’homme inachevé est indépassable quoique à bien définir car dans sa littéralité il pourrait aussi être annexé à l’ubris autoconstruit du transhumanisme.
Grand merci et très sincère félicitation et reconnaissance au passeur, qui mieux encore est un digne continuateur.
2 novembre 2017, 22:38, par Jean-Pierre Rospars
Il est agréable d’avoir des lecteurs comme vous ! Non seulement vous appréciez les textes que vous lisez et en faites un usage personnel, mais vous savez aussi conserver un regard critique à leur égard et prendre le temps d’en suivre les références. Vous mettez ainsi vous-même en œuvre la démarche qui les inspire : faire confiance à sa propre réflexion mais avec l’humilité de ceux qui savent qu’ils ne savent pas grand-chose. Merci donc de vos encouragements !
Vous évoquez fort à propos la question du transhumanisme. Nous sommes d’accord que le tort du transhumanisme n’est pas d’insister sur l’idée (chrétienne) d’inachèvement de l’homme, mais de lui donner une signification et un cadre limités car purement matérialistes. Je reviendrai sur ces deux points à propos d’autres chroniques, car Aimé Michel s’est beaucoup intéressée au transhumanisme à une époque où le mot n’existait pas encore mais où ses idées de base avait déjà été exposées par A.C. Clarke, I.J. Good, H. Moravec et d’autres.