LES BESOINS DU TEMPS - France Catholique
Edit Template
Van Eyck, l'art de la dévotion. Renouveau de la foi au XVe siècle
Edit Template

LES BESOINS DU TEMPS

Chronique n° 411 parue dans F.C. – N° 2037 – 10 janvier 1986

Copier le lien
Il est certain, évident, archi-prouvé par raison démonstrative que la religion chrétienne est inapplicable, donc illusoire et bonne à mettre au placard. Si vous en doutez, relisez attentivement les Dix commandements de Dieu1, augmentés des Six commandements de l’Église2 : quel homme doté de chair peut appliquer cela et en faire sa règle de vie ? Impossible. Commande-t-on à ses désirs ? Ne pas commettre l’adultère, bon. Mais ne jamais avoir envie de le commettre ?3 Et l’envie, la colère, les nombreuses passions qui tissent notre vie ? Les interdire quand elles imprègnent tout notre être de primate quaternaire, encore chargé des mêmes organes que le chien et le chimpanzé, d’un cerveau de reptile à peine recouvert d’une mince couche de néocortex ?4 N’est-ce pas nous condamner à la névrose en ce monde5 et à la damnation dans l’autre ? Voire. Mais la même religion nous invite au repentir, après nous avoir avertis que « même le saint pèche sept fois par jour »6. Elle a prévu que nous pécherions. Elle a institué un sacrement de pénitence. Il y a contradiction, constate la Raison démonstrative. Qu’est-ce à dire ? Que le christianisme est la religion de l’homme inachevé. Il nous montre au loin la perfection. Il nous invite à sa conquête. Il guide notre route7. Énoncer, comme on l’entend, que le christianisme « ne répond pas aux besoins du temps », c’est oublier qu’il nous propose plus que nous ne pouvons. Les « besoins du temps » disparaîtront à mesure que nous incarnerons mieux ces temps futurs pour le moment inaccessibles. Ces « besoins » naissent de notre inachèvement. Le christianisme impossible éclaire notre route, tandis que nous traversons vaille que vaille un temps plein de crimes et de ténèbres8. Si vous en doutez, relisez attentivement les Dix commandements de Dieu augmentés des Six commandements de l’Église, et cherchez bien : lequel abolirez-vous pour nous rendre meilleurs ? Lequel pour réduire le crime, pour éclairer notre nuit ?9 Aimé MICHEL Chronique n° 411 parue dans F.C. – N° 2037 – 10 janvier 1986. Cette courte chronique est donnée intégralement. Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 30 octobre 2017

 

  1. Les dix commandements (ou paroles) de Dieu se trouvent dans le Pentateuque (ou Torah) en deux endroits : au chapitre 20 de l’Exode, dans un style formel, et au chapitre 5 du Deutéronome, sous forme d’un récit de Moïse. Leur division et leur numérotation ont légèrement varié au cours de l’histoire. La division traditionnelle chez les catholiques et les luthériens est celle établie par saint Augustin, qui fond dans le premier commandement l’interdiction des dieux étrangers et des images mais sépare la convoitise de la femme du voisin et de sa maison, etc. pour former les 9e et 10e commandements, signe d’une évolution des mentalités qui cesse de mettre sur le même plan la femme du voisin et ses biens meubles et immeubles ! Voici ces dix paroles accompagnées de la formule abrégée du cardinal Gasparri (1933) destinée aux catéchumènes (http://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P72.HTM) : 1/ Tu n’auras pas d’autres dieux que Moi (Ex. 20, 3). Un seul Dieu tu adoreras et aimeras parfaitement. 2/ Tu ne prononceras pas le nom du Seigneur ton Dieu à faux (Ex. 20, 7). Son saint nom tu respecteras, fuyant blasphème et faux serment. 3/ Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier (Ex. 20, 8). Le jour du Seigneur tu garderas, en servant Dieu dévotement. 4/ Honore ton père et ta mère afin d’avoir longue vie sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne (Ex 20, 12). Tes père et mère honoreras, tes supérieurs pareillement. 5/ Tu ne commettras pas de meurtre (Ex 20, 13). Meurtre et scandale éviteras, haine et colère pareillement. 6/ Tu ne commettras pas d’adultère (Ex 20,14). La pureté observeras en tes actes soigneusement. 7/ Tu ne commettras pas de vol (Ex 20,15). Le bien d’autrui tu ne prendras, ni retiendras injustement. 8/ Tu ne témoigneras pas faussement contre ton prochain (Ex 20, 16). La médisance banniras et le mensonge également. 9/ Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain (Ex 20, 17). En pensées, désirs veilleras à rester pur entièrement. 10/ Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain (…), ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain (Ex 20, 17). Bien d’autrui ne convoiteras pour l’avoir malhonnêtement. Ces dix paroles forment un tout indissociable : elles se renvoient les unes aux autres et s’éclairent mutuellement. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on lui pose la question « Maître, quel est le plus grand commandement dans la Loi ? », le Christ répond, citant le Deutéronome 6, 5 puis le Lévitique 19, 18 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. C’est là le grand et le premier commandement. Un second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes. » (Matthieu, 22, 36-40 ); la Loi ou Instruction, appelée Torah en hébreu et Pentateuque en grec, regroupe les cinq premiers livres de la Bible dont font partie le Deutéronome et le Lévitique ; les Prophètes, Nebî’im en hébreu, regroupent plusieurs livres dont les principaux sont ceux d’Isaïe, de Jérémie et d’Ézéchiel, voir J. Pelikan, À qui appartient la Bible ? trad. D.-A. Canal, CNRS éditions, Paris, 2015). Remarquons que ces deux commandements non seulement résument respectivement les trois premières paroles sur Dieu et les sept dernières sur le prochain, mais encore sont tenus pour « semblables », ce qui heurte le sens commun puisque cela implique une forme d’équivalence entre Dieu et l’homme. Même enseignement chez saint Paul concernant les paroles sur le prochain : « les commandements : tu ne commettras pas d’adultère ; tu ne tueras pas ; tu ne voleras pas ; tu ne convoiteras pas, et tous les autres encore, se résument en cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La charité ne fait pas le mal au prochain ; la charité est donc le plein accomplissement de la Loi. » (Romains, 13, 9-10 ; sur la « charité » voir la note 7 de la chronique n° 415, Faber et sapiens, une pas banale histoire – À propos d’un livre inclassable de Pierre Schaeffer). Pourtant ces commandements sont l’un des objets de la querelle qui oppose le Christ aux Pharisiens de stricte obédience. Sont visés en particulier le 2e commandement (« Il a été dit aux anciens : “ Tu ne parjureras pas. ” (…) Eh bien ! moi je vous dis de ne point jurer du tout. » Matthieu, 5 , 33-34), le 3eLe sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ; en sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » Marc 2, 27-28), le 5eVous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras pas ; celui qui tuera sera passible du tribunal. Eh bien ! moi, je vous dis : tout homme qui se met en colère contre son frère sera passible du tribunal. » Matthieu 5, 21-22), et le 6e (voir note 3 ci-dessous). L’enseignement du Christ n’est pas une morale, encore moins un moralisme (« définition claire et permanente du bien et du mal » selon J. Ellul, voir note 1 de la chronique n° 427), et c’est ce qui le rend si difficile. Nombreuses sont les paroles rapportées dans les évangiles qui contredisent la morale habituelle. Un seul exemple suffira, celui où le Christ s’adressant aux « grands prêtres et aux anciens du peuple » déclare : « les publicains [les collecteurs d’impôts tenus pour des voleurs] et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu » (Matthieu 21, 31). Paroles scandaleuses pour notre bien-pensance mais peut-être trop connues pour nous atteindre encore dans toute leur force originelle. Dans tous ces passages des évangiles, le Christ entend émanciper son auditeur du respect scrupuleux de règles purement extérieures mais le placer sous le regard tout intérieur de sa conscience dont les exigences sont sans limites. De ce fait, le Christ rejette la notion même d’être « en règle avec Dieu » par ses actes ou ses prières. La nouvelle logique qu’il instaure est profondément troublante pour les « primates quaternaires » que nous sommes, comme dit Aimé Michel (ou palaioï anthrôpoï comme dit Paul), car elle prend à contre-pied tous nos réflexes d’auto-affirmation et d’autojustification ; elle nous ferme toutes les issues sauf une… Il en résulte d’innombrables paradoxes dont Aimé Michel tente ici de fournir une clé de compréhension. Mais, bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de morale. Claude Tresmontant s’en explique ainsi : « Si vous demandez aujourd’hui à un adolescent : “ Qu’est-ce que la morale ? ” Il vous répondra : “ C’est un système d’interdits qui tombe du haut du mont Sinaï, ou du Vatican, ou de la Préfecture de police. ” Alors il faut expliquer aux bonnes gens, aujourd’hui, dans un langage simple, à partir de la terre, au ras des pâquerettes, que distinguer ce qui est bon pour l’Homme et ce qui est mauvais pour l’Homme, cela relève de l’analyse expérimentale [c’est moi qui souligne]. Et donc cela ne tombe pas du Vatican, ni de la Préfecture de police, ni du mont Sinaï. » (Quel avenir pour le christianisme ? F.-X. de Guibert, Paris, 2001, pp. 112-113). Mentionnons au passage que ce caractère expérimental de la morale a été développé par Jean Fourastié dans ses Essais de morale prospective (Gonthier, Paris, 1966) où il écrit : « C’est la diffusion lente mais inéluctable de l’esprit scientifique expérimental qui rénove et rénovera la morale traditionnelle, et donc la morale chrétienne ; – rénovation dont les deux moteurs sont la connaissance du réel, et la foi dans un progrès collectif : la certitude et la méthode d’une lente mais possible amélioration par les hommes de la condition des hommes. » (pp. 189-190). La méditation de l’enseignement du Christ a pu conduire certains à conclure que « Le christianisme n’est pas d’abord une religion, avec des dogmes, des sacrements et un clergé ; c’est avant tout une spiritualité personnelle et une éthique transcendante à portée universelle. » (Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Plon, Paris, 2007, p. 298) ou encore qu’il est « la religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet, voir note 11 de la chronique n° 404, Errance – Après avoir chassé Dieu qui est en nous, nous l’accusons de son absence). Alors, si le christianisme n’est pas qu’une religion ou une morale, qu’est-il ? Réponse de Tresmontant à la suite du passage cité plus haut : « La raison d’être de la Révélation, c’est tout autre chose : c’est nous faire connaître la finalité ultime de la Création (…) l’Homme véritable uni à Dieu véritable (…). » Idée qui n’est pas nouvelle puisqu’il est déjà question de nous rendre « participants de la nature divine » dans la deuxième épitre de Pierre (1, 4) ; idée reprise par Irénée de Lyon : « le Verbe s’est fait homme (…) pour que l’homme (…) devienne fils de Dieu » (Contre les hérésies, 3, 19, 1, œuvre écrite à la fin du 2e siècle dont l’original grec est perdu) et plus brièvement par Athanase d’Alexandrie près de deux siècles plus tard : « Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu » (Sur l’incarnation du Verbe, 54, 3), puis par la suite Grégoire de Nysse, Thomas d’Aquin, etc.
  2. Les six commandements de l’Église sont (Catéchisme de l’Église catholique, Pocket n° 3315, Paris, 1999, pp. 497-498) : 1/ et 2/ Participer à la messe et s’abstenir des œuvres serviles les dimanches et les autres jours de fête de précepte. 3/ Confesser ses péchés au moins une fois par an. 4/ Recevoir la communion au moins chaque année à Pâques. 5/ S’abstenir de viande et observer le jeûne aux jours de pénitence fixés par l’Église. 6/ Subvenir aux besoins de l’Église. Ces commandements ne sont bien évidemment pas sur le même plan que les précédents. D’ailleurs, ils n’occupent qu’une seule page du Catéchisme contre plus d’une centaine pour les dix commandements.
  3. Évangile de Matthieu, 5, 27-28 : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Eh bien ! moi, je vous dis : tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle ». C’est l’intériorisation du sixième commandement.
  4. « L’étude du cerveau montre que nos émotions ont leur siège dans cette partie que notre crâne primitif abritait avant de devenir humain et qui, chez l’homme actuel, est encore à peu près identique à ce qu’on voit chez les animaux supérieurs comme le chat ». Sur les passions et le « cerveau de reptile », cf. la fin de n° 349, Paléontologie du sublime – De la pilo-érection au sentiment océanique (et autres chroniques citées dans sa note 6) et n° 31, La morosité ou des souris et des hommes.
  5. Ce risque de névrose a été bien analysé par le docteur Pierre Solignac dans La névrose chrétienne (éd. de Trévise, Paris, 1976). Ce médecin généraliste qualifié en psychiatrie écrivait à une époque sans doute plus marquée que la nôtre par les travers qu’il décrit. Il parlait d’expérience puisqu’il fut médecin-psychiatre de la Mission de France et qu’à ce titre il fut psychiatre de plusieurs communautés religieuses masculines et féminines. Ses observations cliniques le conduisirent à la conclusion que beaucoup de chrétiens étaient physiquement malades à cause de l’éducation qu’ils avaient reçue : une éducation légaliste, visant à la bonne conscience, faisant référence de manière trop stéréotypée à la « Loi », manquant de confiance en l’homme « marqué par le péché originel », faisant de tout plaisir un péché. Non seulement une telle éducation est de toute évidence en grave contradiction avec le message évangélique, mais en plus elle crée « une inhibition de l’énergie psychique, du tonus mental et du plaisir de vivre en général » chez ceux qui la subissent et, par son contre-témoignage, éloigne du christianisme ceux qui la refusent.
  6. Développement d’un verset du Livre des proverbes (24, 16) : « car sept fois le juste tombe, et il se relève ».
  7. L’idée que l’homme est inachevé court clairement ou en filigrane dans toutes ces chroniques sous mille formes différentes. Souvent l’accent est mis sur les implications évolutives présentées en termes « scientifiques », comme dans la chronique n° 400, L’étrange partie de cartes – La révolution informatique va changer la nature de l’homme, mais la dimension « spirituelle » et finalisée de cette évolution future est toujours présente. Ainsi, elle s’affirme dans une chronique consacrée aux travaux de Claude Tresmontant (n° 248, Le futur de l’homme est le surnaturel). Il y est question de « l’introduction dans l’âme humaine, par le truchement [du peuple hébreu], d’un germe nouveau qui ajoute aux vieilles lois de l’évolution causale la conscience d’un appel vers l’avenir, la marche vers une relation personnelle de l’homme avec Dieu. (…). L’histoire nous apprend (…) que l’évolution de l’homme se poursuit, mais en sortant de la Nature pour pénétrer dans la surnature de l’amour divin. Le futur de l’homme c’est le surnaturel. La singularité de l’homme, c’est cette formidable mutation, dont nous sommes non seulement l’objet, mais aussi, s’il nous plaît, les co-auteurs. » Autrement dit, le monde est en régime de création continue ; idée que les évangiles expriment par diverses images empruntées à la croissance de la végétation. Il est proposé à l’homme de prendre part à cette création, d’en être, selon le mot de saint Paul, « co-ouvrier » (Corinthiens I, 3, 9), dont le terme ultime est une (présentement) incompréhensible divinisation.
  8. On sait que pour Aimé Michel notre temps s’il est encore « plein de crimes et de ténèbres », l’est moins que les siècles passés : « je dis que l’Histoire, qui n’est pas faite par les hommes, leur devient plus compatissante à mesure que passent les siècles et que s’accomplit le Grand Dessein qui nous dépasse. » (Chronique n° 365, Étrange aujourd’hui qui aspire à l’innocence – Crépuscule de cauchemar ou aube d’un changement intérieur ?). Steven Pinker, professeur de psychologie à l’université Harvard, a produit en 2011 un énorme pavé pour défendre cette même thèse (Grand Dessein mis à part puisqu’il est athée) et démontrer, graphiques à l’appui, que, contrairement aux apparences, nous vivons l’époque la plus paisible de l’histoire de notre espèce. Il vient d’être traduit en français (La part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin, Les Arènes, Paris, 2017). Wikipédia lui consacre un article avec de nombreuses références aux discussions qu’il a déjà suscitées.
  9. Ce doit être la chronique la plus courte des quelques cinq cent publiées par Aimé Michel dans FC mais non celle qui donne le moins à réfléchir.