FABER ET SAPIENS, UNE PAS BANALE HISTOIRE - France Catholique
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FABER ET SAPIENS, UNE PAS BANALE HISTOIRE

Chronique n° 415 parue dans F.C. – N° 2051 – 18 avril 1986

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On reconnaît qu’une culture vit son âge d’or à ce que ses maîtres parlent à voix basse et sont quand même entendus. Quand Cervantès devient célèbre en donnant la parole à un pauvre fou ; quand Euripide n’a besoin, pour faire rêver le petit peuple d’Athènes aux mystères lointains de la Pentecôte, que de quelques vers confiés à une nourrice1 ; quand la France s’enflamme sur un brouillon inachevé de Pascal ; quand Soljénitsyne ébranle un empire en racontant une morne journée d’Ivan Denissovitch2. La France de 1986 ne vit pas un de ses âges d’or. Elle n’entend que ses vociférants. Elle est la proie de ses bruyants petits maîtres. Parce que Pierre Schaeffer n’excelle qu’à énoncer légèrement des idées profondes, voilà bientôt un demi-siècle qu’il faut, pour le connaître, se munir de boules quiès ou se retirer dans son village. Je ne le compare à aucun de ceux que je viens de citer ! Je rêve à d’autres âges d’or. Mais récapitulons la trajectoire de cet étrange Polytechnicien voué à toujours découvrir le futur vingt ans trop tôt pour être entendu, sauf des quelques milliers de Français ayant gardé, comme dit Zinoviev, le difficile talent de savoir lire3. À la fin de la dernière guerre, il crée le Studio d’Essai de la Radio, et montre, par l’exemple, que la Radio est plus qu’une voix dans le poste : un grand art (« La Coquille à Planètes », toujours inédite). Au début de la télévision, il crée le Service de la Recherche, et bien avant Mac Luhan, établit les lois du monde d’exhibition théâtrale où nous sommes maintenant plongés (bilan dans Les Antennes de Jéricho, Stock, 1978, et Les Machines à communiquer, Seuil 1970 et 1972). En même temps il découvre la musique concrète, puis la réfute en tant que musique (La Musique concrète, Que sais-je, 1967 ; Traité des Objets Musicaux, Seuil, 1966, en voie de réédition ; De l’expérience musicale à l’expérience humaine, Richard-Masse, 1971 ; De la Musique concrète à la musique même, Richard Masse, 1977). Dès 1946, il dénonce l’illusion toujours tenace en 1986, en France du moins, d’une Amérique inculte et infantile (Amérique nous t’ignorons, Seuil 1946)4. J’en passe, notamment ses romans où le tragique toujours se cache derrière l’autodépréciation qui est la marque de son style, et dont le plus fort est Prélude, choral et Fugue, Flammarion 1983. Arrivons à son dernier livre, Faber et Sapiens (a). Il vient de paraître chez Belfond, sous-titré : Histoire de deux complices5. Ces deux « complices » ne sont qu’un : ils sont l’homme double dont chacun de nous cherche sa vie durant à accommoder les contradictions, héritage d’une obscure préhistoire, produit d’un dialogue de sourds en présence d’un tiers : Dieu. Faber, c’est Prométhée l’infatigable inventeur, qui maîtrise le feu, s’en va marcher sur la Lune, invente l’informatique. Sapiens, c’est le « demeuré » (dit-il) qui s’interroge comme Pascal, mais sans « gémir », car les héros schaeffériens préfèrent la boutade et le coq à l’âne, plus conformes à l’humour du Dieu vivant : « Tu ne me chercherais pas si tu n’étais un peu cinglé. »6 Plus dignes aussi de notre tragédie bouffonne et grave. Exprès, toujours simulant la candeur et l’étourderie, le dialogue de Faber et Sapiens s’égare dans la coulisse des éternelles questions, recueille les bavardages de Tante Lucie (la Lucy australopithèque des préhistoriens), s’interroge sur la science et la nescience, sur les fondements de la logique et de l’arithmétique, enfin se tait pour permettre à Dieu d’exposer sa théorie sur la gamme naturelle de ses quintes, quartes et octaves. Car Dieu plaisante dans les livres de Schaeffer, comme dans les Poèmes de Francis Jammes, par courtoisie, attentif à ne pas effaroucher notre faiblesse. Ou comme Il gronde et Se repent dans la Bible pour confirmer en nous Son image et ressemblance. Mais en se livrant à la frivolité de nos spéculations, il nous fait aussi sentir Sa distance. Distance infranchissable à l’orgueil industrieux de Faber, élucubrant de Sapiens. À jamais infranchissable alors ? Dans son livre construit comme une œuvre musicale, Schaeffer prête à Dieu notre étonnement d’être. Il Le feint composant de même une sorte d’opéra appelé Évolution, Se demandant qui compose l’autre. De cet opéra nous serions les derniers acteurs entrés en scène. « C’est alors, dit-il, que l’Esprit fut un peu oublié, et pourtant… …ubi caritas et amor Deus ibi est. »  C’est la fin de la cent-deuxième variation, et celle du livre : « Là où sont la charité et l’amour, c’est là qu’est Dieu. »7 Mais, dernière malice, cette cent-deuxième variation est intitulée Da Capo8. Il faut tout recommencer, lire une deuxième fois. je ne trahis pas le mot de la fin en le révélant ici : même au terme de la deuxième fois, ce sera encore Da Capo… C’est une « histoire », l’histoire de l’homme. Peut-être circulaire, peut-être pas. Fermée sur elle, ou bien ouvrant sur Lui. Que dire de plus aux lecteurs de cette chronique ? Ce que savent depuis quarante ans ceux qui lisent et connaissent Schaeffer : qu’il se cache derrière son style. Schaeffer est un auteur tragique, fidèle à ne délivrer rien que sous couvert de badinage. Il est ainsi depuis toujours. Son art trompe le lecteur superficiel. Témoin et prophète, il met tout son soin à paraître léger, à voiler ses éclats, à effacer sa propre trace. Pourquoi ? Moi, son vieil ami, je n’en sais rien9. Ou plutôt, d’une certaine façon, je le sais par connivence musicienne. Dans la vraie bonne musique, il ne faut pas une note de trop, mais il convient aussi que le thème toujours derrière l’art se laisse désirer. Il y a quelques années, une revue littéraire demanda à ses lecteurs, quels écrivains actuels pouvaient être tenus pour des maîtres à penser (« comme on dit » préciserait Schaeffer lui-même). Son nom sortit parmi les premiers avec Lévy Strauss, Dumézil, Raymond Aron et deux ou trois autres. Mais pour savoir cela, il faut d’abord percer le rideau de fumée où lui-même se cache. Je le comparerai au hautbois dans l’organisation du grand orchestre. Si l’on fixe sur lui son attention, alors on ne le perd plus, même si le compositeur (dois-je mettre un C majuscule ?) avait pour dessein de le noyer dans une complexe voire incertaine, harmonie. Aimé MICHEL (a) Pierre Schaeffer : Faber et Sapiens (Belfond éditeur, 1985). Chronique n° 415 parue dans F.C. – N° 2051 – 18 avril 1986 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 5 juin 2017

 

  1. Il s’agit de quelques vers de la tragédie d’Euripide Hippolyte. Aimé Michel reviendra sur cette brève allusion dans la chronique suivante n° 416, Où regarder, que nous mettrons en ligne dans quelques mois.
  2. Sur ce célèbre récit d’une journée au goulag, voir la chronique n° 228, Le Q.I. d’Ivan Denissovitch – La réussite d’une vie ne se mesure pas à la hauteur atteinte sur le perchoir social, 03.09.2012, en particulier la note 5.
  3. Sur Pierre Schaeffer (1910-1995), le lecteur intéressé pourra compléter les indications d’Aimé Michel en consultant les notices que lui consacrent l’IRCAM (http://brahms.ircam.fr/pierre-schaeffer), l’Encyclopaedia Universalis, Wikipédia ou, pour le centenaire de sa naissance, France-Archives (https://francearchives.fr/commemo/recueil-2010/39157). Les ressources d’internet à son propos sont considérables et attestent de sa durable influence. Signalons simplement sur son œuvre musicale, l’article de Jean-Claude Risset du CNRS, « Pierre Schaeffer, prophète et critique de l’informatique musicale » (http://www.ina-expert.com/e-dossier-de-l-audiovisuel-pierre-schaeffer-quel-heritage/pierre-schaeffer-prophete-et-critique-de-l-informatique-musicale.html), sur son œuvre radiophonique, l’article d’Andréa Cohen (http://syntone.fr/pierre-schaeffer-et-lart-radiophonique/) et parmi les nombreux documentaires, par exemple celui-ci : https://www.franceculture.fr/emissions/latelier-de-la-creation-14-15/pierre-schaeffer-et-le-service-de-recherche-de-lortf. Quant à Zinoviev, rappelons qu’Aimé Michel voyait en lui « le plus formidable écrivain de ce temps » (chronique n° 396, L’impossible regard froid – Dans le coupe-gorge : des Falachas à Zinoviev en passant par l’IDS, 27.06.2016).
  4. Dans plusieurs chroniques Aimé Michel a tenté de dissiper cette « illusion tenace » d’une Amérique « inculte et infantile ». L’élection de Donald Trump à la présidence, en risquant de conforter cette illusion, rend le propos très actuel. Aimé Michel ne conteste nullement les frivolités, les désordres et les contradictions qui abondent dans ce pays, autant sinon plus qu’ailleurs, mais il n’a de cesse de rappeler que « l’Amérique réelle (…) est l’Amérique professionnelle, l’Amérique du travail », celle des découvertes scientifiques et techniques incessantes, des prix Nobel en série et de l’excellence professionnelle dans tous les domaines. À l’époque où il défend ce point de vue dans Homo americanus – Le désordre américain prélude à un nouveau classicisme (n° 96), en 1972, et même encore en 1986 dans Le Janus américain – L’Amérique des apparences et l’Amérique réelle, celle du travail (n° 301), il rame à contre-courant, tout en se reprochant de n’avoir pas lui-même compris dès le début ces évidences. Heureusement, beaucoup d’autres, au sortir de la guerre, avaient bien compris que c’était de cette Amérique-là qu’il fallait s’inspirer et non de l’URSS. Pierre Schaeffer, Jean Fourastié et bien d’autres étaient du nombre… Ce qui n’empêchait pas Pierre Schaeffer de décocher quelques flèches à leur endroit, du moins quand ils se comportent comme des Anglais : « Des gens qui semblent autrement à l’aise et dépourvus de culpabilité, ce sont les Anglais, et plus généralement les Anglo-Saxons. Outre leur rôle abject dans l’histoire de France, je les fréquentai dans des réunions internationales, où j’étais pratiquement le seul à me préoccuper du bien commun. Ce que les Anglais pouvaient s’en ficher, c’était pas croyable ! Tirer leur épingle du jeu, c’est tout ce qui les intéressait. Et aimables, souriants, apparemment détachés : How do You do ? Littéralement, comment faites-vous faire ? » (Faber et Sapiens, p. 18).
  5. Faber et Sapiens : Histoire de deux complices est un livre déroutant et difficile à classer dont je ne connais guère d’équivalent, tant le sérieux des questions qu’il aborde, sur les origines de l’homme (en première partie, la plus longue) et sur Dieu (le second quart de l’ouvrage), contraste avec la fantaisie de leur mise en scène. Les deux parties se répondent puisqu’elles traitent, la première, des créations par l’homme de l’outil, du langage, du oui et du non, du futur et du passé composé, du verbe et de la syntaxe, etc., et la seconde, des créations du temps, de l’espace, du zéro et du un, des nombres, de la musique, des univers, etc. par un expert en « exercices êtriques », à savoir Dieu. « Parcours en zigzag, résume la quatrième de couverture, entre science et philosophie, érotisme et ironie, dans un style, hélas ! assez gai. Lecteurs trop sérieux s’abstenir. » Yves Coppens, dans sa préface, salue « un crépitement de mots et d’idées, de répliques et d’enchaînements, de trouvailles et de rebondissements » apte à combler « le scientifique épris de logique, le créateur gourmand d’hypothèses, le conteur passionné de fiction, le préhistorien amoureux d’origines. » Pour tenter de donner une idée de ce « crépitement », je me contenterai de citer quelques aphorismes et réflexions relevés au hasard des pages : « Le son, quoique lambin dans sa propagation, et vite exténué, n’en est pas moins perfide et informationnel. Il chemine dans le noir et contourne l’obstacle. Il suinte là où la lumière ne filtre pas. » (p. 102) . « Il me faut remonter la piste mammifère (puisque le destin préfère les vertèbres et que l’Évolution a du goût pour les mamelles. » (p. 70). L’évolution biologique : « toujours Elle ! Institutrice bornée et chichiteuse, a-t-elle jamais expliqué quoi que ce soit ? Rendre compte, oui, rendre raison, non pas. » (p. 40). Sur la science à la télévision et Carl Sagan : « A fait aussi à la TV américaine, une série d’émissions de vulgarisation scientifique si remarquable que la TV de l’hexagone a dû finir par les diffuser, mais heureusement à une heure assez tardive pour ne pas déranger le Français moyen. » (p. 177) De quelques étymologies : « Science (radical σχεϊ couper) veut dire scinder, on trouve le mot dans schizophrène : qui vit les choses séparément, dans un monde cassé en morceaux. » (p. 30). « [E]n vieux français, oui est une contraction du latin : hoc ille fecit. Fecit se sous-entend. Il reste hoc ille, ça donne o-il. » (p. 147). « Algèbre, dans la langue du désert, signifie réduction. » (p. 188) Sur l’absence de taxonomie des mots : « vous élaborez une biologie, qui va de l’infusoire à l’homme, une chimie qui va de l’hydrogène à l’ADN, et, pour les mots, pas le moindre itinéraire, pas le moindre embranchement, la moindre ontogenèse ? Autrement dit, la logologie fait défaut. – Nous avons les dictionnaires. – Dans la plupart des cas, dis-je, les étymologies sont introuvables. On nous renvoie au latin, au grec, et terminus. Pas vraiment sérieux. Heureusement, il y a Littré. » (p. 147) Sur le langage : « La logique des énoncés n’est pas celle du réel. (…) Les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. (…) L’espace est courbe. (L’espace mental, bien sûr.) (…) le langage réussit à la science, parce qu’il en est issu lointainement (…) tandis qu’il égare les relations humaines, obéissant à d’autres logiciels. (…) les phénomènes obéissent à notre parole, lorsqu’elle se traduit en “formules”, qui sont nos recettes de magie. Les hommes jamais. » (p. 160) Sur l’image : « Les gens d’image savent au moins une chose, c’est que la négation leur est inaccessible. On peut montrer que tombe un objet, qu’une porte claque, et, plus fréquemment, qu’on tue quelqu’un. Mais il faut tout un scénario pour faire comprendre que l’objet a échappé à la chute, la porte au courant d’air, et la victime au coup fatal. L’image si éloquente apparemment, ne dispose que d’actes démonstratifs, sinon positifs. Il est donc juste de conclure que la négation apparaît comme le joyau du langage, le germe de sa souveraineté, l’arme secrète du locuteur, seul libre de remonter le cours des phénomènes. » (p. 104) Sur la société : « (…) le propos populaire, lamentable pourtant : “C’est la faute à la Société”… » (p. 33). « Sans l’initiative privée, la culture s’encanaille. » (p. 42) Apparition du nombre Pi : « Dieu le toisa sans indulgence. En voilà un qui allait s’obstiner, ne jamais s’arrêter d’aligner ses décimales dans l’ordre le plus imprévisible, le désordre déjà. Serait-ce le hasard ? (p. 187) Sur l’imagination cosmique de Dieu : « Il a d’ailleurs, croyons-nous, fabriqué d’autres Univers, même pas parallèles : insensés. Hors du concevable, il nous est bien impossible de les imaginer. » (p. 225). Sur la nature et Dieu : « Tout ce qui existe, dit la Science en tout cas, était infiniment improbable. Voici qui doit nous avertir. » (p. 174). « Un nommé Dieu. D’autres plus adroits, ont des supplétifs : par exemple, la Nature. On peut toujours tricher. Le terme Dieu est plus classique, plus honnête. Un peu trop personnalisé, peut-être ? » (p. 166). « En ce temps-là, le temps n’existait pas. (Dès les premiers mots bute la parole, dérape l’imparfait.) (…) Aucun Néant pour Dieu obligé d’exister, Sa Toute Puissance ainsi limitée : condamnation à Vie. Toute première contradiction. Étrangeté originelle. Agonie interminable. » (p. 182). « À la question : pourquoi quelque chose plutôt que rien, on doit répondre par l’inverse. Du rien, nous n’avons aucune expérience. » On aura bien sûr remarqué l’évidente parenté avec les réflexions d’Aimé Michel mais dans un habillage très différent. Le soin mis « à paraître léger », à « badiner », est bien de nature à « tromper le lecteur superficiel » car il exige de lui un effort supplémentaire, une mobilisation de ses propres ressources. Même si cette façon d’« énoncer légèrement des idées profondes » et de « parler à voix basse » n’est pas étrangère à l’auteur de ces chroniques, elle est ici bien plus poussée. Elle continue de me dérouter après seconde lecture, mais au moins je comprends mieux les deux premiers paragraphes du présent article (qu’on les relise…)
  6. « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé » : cette pensée de Pascal dans le fragment 717 de l’édition Le Guern (Folio n° 4054) explicite et condense une longue tradition biblique. Elle rappelle que non seulement Dieu a fait l’homme « à son image et ressemblance » (Genèse) mais qu’Il demeure en lui, interior intimo meo, selon la forte expression de saint Augustin. L’homme est le chercheur d’un Dieu qu’il croit ne pas connaitre, alors qu’Il l’habite déjà.
  7. Ce chant grégorien, créé au Moyen-Âge et traduit en toutes langues, est, ou faut-il dire était, chanté notamment le Jeudi Saint, pendant l’office du Lavement des pieds tant chez les catholiques que les protestants. Il est aussi appelé hymne de la réconciliation car il y exhorte : « Ne formons donc tous qu’une seule assemblée. Prenons garde à ce qui pourrait diviser nos esprits. Que cessent les mauvaises querelles, que cessent les disputes. » Le mot « charité » (agape en grec, caritas en latin, qui a contribué à donner care en anglais) n’est plus guère utilisé ni compris de nos jours, victime d’un usage abusif (« La charité m’sieurs dames ! »), de l’usure du temps, de l’ignorance et des préjugés, sans qu’on lui ait trouvé un équivalent autre qu’« amour » – mais alors comment traduire « ubi caritas et amor » ? À moins que le mot « solidarité » n’en soit devenu le substitut ? – mais laïcisé et, en conséquence, appauvri.
  8. Aimé Michel appelle « variations » ce que d’autres auraient appelé « chapitres ». Il est vrai que ces « chapitres » ne font que deux pages en moyenne. C’est le cas du 102e et dernier, intitulé « Da Capo » (« retour au début » en italien) dont l’avant-dernière phrase, où Dieu avoue « Je sens deux hommes en moi », renvoie à la première du livre, où l’auteur dit la même chose en découvrant en lui le Faber qui s’active et le Sapiens qui commente et rêve.
  9. « Moi son vieil ami » écrit Aimé Michel avec beaucoup de discrétion. Amis ils le sont en effet et de longue date puisqu’ils se sont rencontrés en 1943 lors d’un concours d’entrée au Studio d’Essai de la Radio Nationale (SE) que Pierre Schaeffer a créé l’année précédente à l’âge de trente-deux ans ; il y a recruté Aimé Michel, son cadet de neuf ans qui préparait son agrégation à Marseille, comme « chargé d’études psychotechniques » (voir ce qu’en dit Schaeffer en 1978 dans son livre Les antennes de Jéricho en note 5 de la chronique n° 254, Viking et l’autre façon américaine d’être plombier). Pour le jeune Michel, c’est une expérience mémorable qui lui donne l’occasion de connaître Albert Camus (voir la note 7 de la chronique n° 242, La cathédrale engloutie) et de nombreuses autres personnalités. Quelques mois plus tard, c’est le débarquement : prétextant « une affaire de famille grave et urgente », Aimé Michel quitte le SE et rejoint le maquis dirigé par un de ses frères dans les Alpes (voir la chronique n° 371, De la Résistance française à la Résistance afghane). Curieusement, à la Libération, il ne revient pas au SE mais au Journal parlé. Pourtant les deux hommes restent en contact comme l’atteste un échange de lettres de février 1956 : « Cher ami Pierre, (…) téléphone-moi un de ces après-midi » écrit l’un, « Mon cher vieux, (…). Aurons-nous le plaisir de nous rencontrer un de ces prochains jours » répond l’autre. Leurs échanges reprendront régulièrement à partir de 1963 et ne prendront fin qu’en 1991 (Michel décède en 1992 et son ami trois ans plus tard). J’ai déjà donné un exemple de ces échanges avec la réaction de Schaeffer à la Lettre ouverte à M. Maurice Druon, ministre de la Culture de la chronique n° 146, Nous autres crétins. Grâce à Jacqueline Schaeffer j’ai pu prendre connaissance de cette correspondance conservée par son mari et accéder ainsi à une meilleure connaissance de certains aspects de leurs vies professionnelles et amicales. Je n’en prendrai ici qu’un seul exemple particulièrement révélateur de l’amitié qui lie ces deux hommes si proches et pourtant si différents. En 1960, Pierre Schaeffer crée le Service de la Recherche de la RTF (SR) qui est chargé de la recherche fondamentale sur la radio et la télévision. Il donne quelques aperçus sur les débuts difficiles du SR dans Pouvoir et communication (tome 2 de son essai Machines à communiquer, Seuil, 1972) : non seulement les moyens techniques, financiers, humains font défaut, mais le SR n’a pratiquement aucun rapport avec la RTF : « Il est considéré avec méfiance ou ironie – quand il n’est pas complètement ignoré – par la hiérarchie, les professionnels et les syndicats (où l’on s’étonne que des gens puissent signer des contrats de recherche qui n’offrent aucune garantie, ni de carrière ni de durée) » (p. 77). La recherche proprement dite reste au point mort, faute de chercheurs (la campagne de recrutement de 1962 est un échec) et parce qu’elle n’intéresse personne (p.79). En 1963, la crise devient évidente et Schaeffer se rend compte qu’il lui faut changer de cap. Ces circonstances difficiles le conduisent-elles à faire appel à Aimé Michel ? En tout cas, à la fin de l’année, ce dernier est muté au SR où Schaeffer lui confie la mission singulière de « rechercher les causes possibles des insuffisances du SR, de l’insatisfaction qu’il [lui] cause et du trouble où il est ». Trois lettres de Michel en résultent : la première, du 8 novembre 1963, marque la fin de son enquête de trois semaines, la seconde du 16 novembre est le rapport principal de dix pages manuscrites, et la dernière du 11 décembre un rapport complémentaire plus bref et non demandé celui-là. « J’ai (…) confessé tes gens, au téléphone, dans les coins de porte, dans les couloirs, au bistrot » écrit Michel ; ces « confessions » le conduisent au diagnostic suivant : « Le problème fondamental de tes gens c’est celui de leurs rapports avec toi. (…) [I]l me semble que ces rapports pourraient être organisés différemment, pour ton soulagement et leur rendement ». Ces lettres sont à la fois une réflexion réaliste sur l’art de gouverner les hommes et un exercice critique d’une surprenante franchise car la relation hiérarchique et la relation amicale y sont en conflit potentiel. Le début est très positif : « [D]ès les premiers contacts, je me suis senti rajeunir de 20 ans, très exactement. (…) Car j’ai retrouvé à ton SR le même genre de gars, tenant les mêmes propos, avec la même espèce de candeur pleine de bonne volonté que ceux auxquels je n’avais pas pu m’intégrer en 1943-4. Pendant ces 20 ans, j’ai vécu avec des tas de groupes humains, depuis le Journal Parlé jusqu’à l’Université d’Utrecht en passant par divers labos du CNRS, sans parler du groupe Pauwels-Bergier et de quelques autres. Première constatation, que tu prendras comme il te plaira : de tous ces groupes-là, les deux où j’ai vu la plus forte densité de types astucieux, ce sont les deux tiens, Studio d’Essai et S.R. (…) Ce sont aussi les deux où la proportion de corniauds et de fruits secs m’a paru la moindre. » Suit la critique. Michel se remémore son expérience au SE, son enthousiasme du début qui, sans se refroidir, « ne tarda pas à voir son objet se perdre dans le phantasme et la rêverie. Par un biais incompréhensible je me pris à douter de moi-même. Moi qui avais toujours eu un but et une ambition (…) ». Ainsi explique-t-il son surprenant départ du SE pour « le minable journal parlé ». Là, poursuit-il, « je vis un service essentiellement composé de cloches et dirigé par des analphabètes fonctionner honorablement et abattre journellement un travail que nous aurions mis des mois à aborder convenablement au Studio d’Essai. J’ai appris beaucoup au J.P., et notamment qu’un travail que l’on mène de A à Z vaut mieux, même s’il est imparfait, que le rêve sans cesse repris d’un chef d’œuvre inachevé. » Le rapport proprement dit est organisé en quatre parties. Vient d’abord une typologie du personnel du SR : les jeunes qui « ont eu le coup de foudre et attendent tout de toi » (« Ils te considèrent comme le Maître qui va les révéler à eux-mêmes et les dispenser des douleurs de l’accouchement ») ; les anciens qui ont un but et s’y tiennent (« Ceux-là fonctionnent bien, font du boulot, mais n’ont pas beaucoup de rapports avec toi ») ; les anciens « qui comptaient sur toi pour tout s’imaginant que tu avais le temps de jouer à Dieu le père » (une forte catégorie, « souvent des types très bien » mais « vidés, blasés, sarcastiques, inertes ») ; enfin « les “techniciens” (…) spécialistes d’un boulot bien défini » (« Ceux-là ne posent pas de problème »). Puis, Michel explique les postulats communs aux centres de recherche qui fonctionnent. Il se fonde sur son expérience « depuis une dizaine d’années (…), en France et à l’étranger, à Utrecht, à Paris, à Bures sur Yvette, au Gran Sasso d’Italia » : « Tous sont organisés sur (…) 1/ la routine, 2/ la paresse, 3/ la connerie humaine (vanité, honneurs, avancement, etc.). L’idée que le génie ou l’enthousiasme puissent jouer un rôle dans la productivité d’un centre de recherche est bannie dès le principe. (…) Un machin qui marche doit avoir une organisation grossière, brutale, bête. Un boulot précis pour chacun, un seul responsable pour chaque boulot, et la féodalité dans toute son innocence : je dépends d’un tel et de lui seul, etc. (…) On ne dit pas à de petits jeunes gens prêts à tout pourvu qu’on les dirige : “Ayez des idées”. (…) Les idées, ce sont les patrons qui les ont. » Le cœur de la critique suit. Michel y donne plusieurs exemples d’interventions malencontreuses de Schaeffer lorsqu’il contredit l’interprétation de ses directives par celui-là même qu’il a désigné comme « l’intermédiaire légal, avéré, entre toi et les autres » ; ou lorsqu’il ne poursuit pas une « idée excellente capable de faire marcher le [service] pendant 2 ans » au profit d’une idée meilleure où « on efface tout et on recommence » ; ou encore lorsqu’il refuse un article sur le SR rédigé par ses collaborateurs et préfère le rédiger lui-même, alors que l’article initial était « bien suffisant » pour l’administration qui le demandait. Conclusion : « il faut que tu fasses tout, toi qui es d’abord un créateur et un homme personnel avec une œuvre sur les bras, que tu contrôles tout, avec le résultat paradoxal que tes interventions aggravent encore la situation qui les exige. Si tu ne pousses pas, si tu ne houspilles pas, rien ne se fait. Mais plus tu pousses et houspilles, et moins on sait travailler seul, et plus le service sombre dans l’autoinhibition et la paralysie. Ça ne les empêche pas de t’adorer, note bien. Même ceux qui te chargent t’adorent (…). » La dernière partie donne la solution en vue de « rendre à P.S. son rôle utile, qui est la vaticination, l’oracle, la prophétie » : « séparer P.S. de son S.R. par un intermédiaire dont les fonctions, l’autorité, les responsabilités seront préalablement définies par un contrat à temps », comme Foch a choisi Weygand et Moïse, Josué. « C’est toi (et toi seul, tu me l’as dit (…)) qui vois la Terre Promise, le rôle lointain, le but, la signification du SR. Quand tu veux et à loisir, tu parles devant le peuple rassemblé ou devant les chefs des tribus, ou devant Josué, à ton gré. Mais quand tu as parlé, le peuple et les chefs de tribu se retournent vers Josué (vers Josué, et non vers Moïse) pour lui dire : “Il nous semble que nous avons compris. Mais pour le cas où nous n’aurions pas compris, dites-nous donc un peu ce qu’il faut que nous fassions”. Josué est alors l’interprète infaillible de la prophétie. Moïse peut l’engueuler, lui montrer qu’il n’a rien entravé. Josué alors discute avec Moïse, et quand les 2 chefs sont bien d’accord, c’est Josué, et lui seul qui prend les décisions concrètes propres à faire avancer le peuple dans le désert. C’est lui qui s’arrange avec les chefs de tribu. Si Moïse tente d’intervenir à ce niveau, Josué lui sort son contrat et l’envoie se faire cuire un œuf, courtoisement, mais fermement. (…) [T]on Josué ne dispose que de l’exécutif. C’est toi qui fais la loi. C’est lui qui fait les décrets d’application. (…) Bien entendu la difficulté essentielle sera de choisir le Josué. Je le vois doué d’abord d’une opiniâtreté et d’un sang-froid sans défaut. Il ne faut pas un type qui s’engueule avec toi ni un tourmenté qui s’éveille la nuit en se demandant s’il ne se trompe pas, et que tu puisses retourner comme une crêpe. Il ne faut pas non plus qu’il soit trop embarrassé d’idées personnelles qui se mélangeraient aux tiennes. Je crois que tu pourrais trouver cet oiseau rare dans ton service. » Sur ce, Aimé Michel saisit l’occasion pour dire ce qu’il compte faire au nom du Service (un rapport à l’intention des directions des J.T. et J.P. « sur la psychologie et la sociologie de l’auditeur et du téléspectateur », une prochaine visite au Pr. Tenhaëff à Utrecht, et des idées pour des sujets d’émission dont il peut écrire synopsis et adaptation) et demander de lui « laisser un peu la bride sur le cou » car il n’a « jamais rien fait de bon que de cette façon ». « Je déplore, conclut-il, de te voir empêtré dans l’intendance que tu crées. Ce sont ces sentiments qui ont inspiré cette longue lettre, dont je te demande pardon. » La troisième lettre insiste sur ce point : « Si (pour conclure) tu me dis que je suis bien prétentieux, de vouloir t’apprendre à travailler, oui, je suis très prétentieux : je veux te désapprendre à perdre ton temps en faisant le travail des autres. » Je ne sais si ce diagnostic fait plus que confirmer celui que Pierre Schaeffer a lui-même posé puisque dans un texte de mars 1963 déjà il décide d’abandonner le côté expérimental du SR pour en revenir « à un type d’organisation plus classique : centralisation des moyens, retour à la pyramide hiérarchique, et à des relations de type contractuel », où « les décisions seront prises sans que l’avis de la “base” soit requis » (Pouvoir et communication, op. cit., p. 77). Dans un autre texte de 1963 (sans autre précision de date, mais qui rejoint le propos d’Aimé Michel), il écrit « voici que tout le monde tend à se goberger et, candidement, reporte toute hargne et grogne sur son serviteur (…). Je dirige à la fois une école, un service public et un service de recherche. C’est trop. Ces derniers mois m’ont confirmé dans ma décision. Mais je dois désormais naviguer différemment, au plus juste et au plus vite, et sacrifier des individus à la collectivité. Alors le ton va baisser : il ne s’agira plus de persuader mais de juger. Ce ne seront plus la passion, l’amitié ou la hargne : ce seront les résultats. Le service de la recherche, quelles que soient ses ambitions, doit marcher aussi bien (ou aussi mal) qu’un service prosaïque, de radio ou de presse, comme ça marche n’importe où… » (p. 132). Je ne sais pas non plus si Schaeffer trouva, ou même chercha, son Josué (il ne semble pas) mais la réforme porta ses fruits : « La production pour l’antenne passe de 20 heures en 1965 à 40 heures en 1966 » puis 80 heures en 1967, et près de 100 heures pendant les années 1970 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Service_de_la_recherche_de_la_RTF). Le SR se fait notamment connaître à l’extérieur par l’émission Un certain regard et la série d’animation les Shadocks qui suscitent une controverse. Le SR survit à 1968 mais pas à la réforme de l’ORTF de 1974, voulue par Giscard d’Estaing, qui scinde l’Office en trois organismes concurrents. Les archives, la formation et la recherche sont oubliées mais un amendement de dernière minute suscité par Pierre Schaeffer conduit à la création in extremis de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) qui prend la relève du SR… L’année suivante, Pierre Schaeffer et Aimé Michel partent l’un en retraite et l’autre en pré-retraite. C’est la fin d’une époque.