VERTUS D’UNE SOCIÉTÉ DÉLINQUANTE - France Catholique

VERTUS D’UNE SOCIÉTÉ DÉLINQUANTE

VERTUS D’UNE SOCIÉTÉ DÉLINQUANTE

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On se demande ce qui se passe en URSS. Ne vaudrait-il pas mieux s’interroger : que peut-il s’y passer effectivement ? Quelqu’un me reproche, après lecture de mon article « Le Taxi et le Commissaire » (FC n° 2098) 1, de déclarer « indestructible une société aussi aberrante, injuste, cruelle et inefficace que la société soviétique ». Elle est tout cela, et encore monstrueuse, etc. Cependant elle est indestructible dans les limites d’une vision humaine de l’histoire : je dis humaine ! Dieu est grand. Qui lui interdirait ce que l’homme ne peut ? 2 Premièrement la société soviétique est indestructible par une révolution de ses lois, et ceci pour une raison élémentaire : c’est qu’elle fonctionne illégalement « du haut en bas et du large en travers », comme disait Bergier. Fonctionnant en dehors de toute légalité, comment pourrait-elle être réformée par des lois ? Il paraît que j’exagérerais en l’analysant ainsi, et la preuve en serait que l’URSS a comme tous les pays son fatras de lois, ses juristes, et même ses avocats. C’est vrai ! Comment une société pourrait-elle vivre hors-la-loi si elle n’avait pas de lois ? Le tout est de savoir à quoi servent les lois de l’URSS. Toutes les descriptions données par ses citoyens, nés et élevés dans sa vie quotidienne, ont appris à l’école l’inégalable Constitution Brejnev, vrai et émouvant catalogue des droits de l’homme. Ayant solennellement promulgué son chef-d’œuvre, que fit M. Brejnev ? Il envahit l’Afghanistan 3 et déporta quelques fous qui protestaient. La loi en URSS est d’un usage subtil. Elle sert d’abord à faire proférer des sottises aux illustres qui nous gouvernent, comme ce cher ministre qui se demandait voilà quelques jours pourquoi la libération d’un innocent était annoncée sous la forme d’un décret. « La libération de ces persécutés est aussi arbitraire que le fut leur condamnation », bêlait en substance cet honnête homme, comment donc ! Vous gouvernez la France et vous ignorez ces menues choses connues depuis 70 ans par quiconque veut savoir ? Il est vrai qu’on ne veut guère savoir 4. Deuxièmement, la société soviétique n’est pas à la merci d’une révolte populaire. Car contre quoi le peuple se révolterait-il ? Il est en état de prévarication permanente. C’est de cela qu’il souffre, mais d’abord qu’il survit. « Commencez par ne plus mentir ! », clamait Soljénitsyne. Eh, non, pas cela d’abord. Car il faut d’abord que je survive, et comment survivre sans mentir ? quoi, plus de marché noir 5, plus de je te passe la rhubarbe et tu me passes le séné ? Mais il veut la mort du petit peuple, ce Soljénitsyne. 6 Il y a eu des émeutes à Alma Ata. Ces émeutes ont embêté le gouvernement, mais la société de prévarication permanente ne souffre en rien de cette péripétie. Cela n’a aucun rapport avec elle, même lointain. Les soviétologues du Monde7 écrivent que « si l’on libéralisait le système », que « si on obligeait le parti et la police à se comporter », etc. Mais la société soviétique n’est pas un système. Elle est l’increvable désir de vivre de l’humaine nature. L’homme soviétique ne survit qu’en état de délinquance permanente. Faut-il libéraliser la délinquance ? Et la loi ? Ou bien l’entériner par la loi ? Il faut faire travailler vos cellules grises, Messieurs, et nous imaginer une société de droit fondée sur le vol privé, le vol social, l’abus de biens, le trafic d’influence, la délation. Pour commencer, car j’en passe. Troisièmement, la société soviétique est d’une fantastique souplesse, contrairement à ce que récitent les cancres savants lisant le russe, ornés de toutes les sciences politiques, et qui répètent la langue de bois officielle de l’URSS sur les « rigidités », les « résistances », etc. Raisonnons sur un exemple, c’est plus clair. Supposons une vague d’attentats à Paris, et, à l’Élysée et Matignon, un pouvoir tel que celui du Kremlin, produit d’une société par essence et nécessité délinquante 8 . La réaction est très simple et sans bavure : on arrête sur le champ et on déporte quelques centaines d’indésirables depuis longtemps fichés et tenus au chaud par la police. Sur la demande de leur avocat, naturellement. Supposons que cela s’aggrave : dizaine de morts, etc. Réaction tout aussi souple et immédiate, on fusille une centaine de « coupables ». Tout le monde approuve, sauf quelques juifs, car ces gens-là ne sont jamais contents. Si ces ennemis du peuple manifestent, on les arrête aussi. Cela s’aggrave encore ? on fusille, et si vous trouvez que j’exagère, c’est que vous avez la mémoire courte. 9 L’avantage du stalinisme, c’est bien sa souplesse, car on peut toujours fusiller davantage. Et cela marche on ne peut mieux. Vient en effet l’inévitable moment où tous les terroristes dénoncés par leurs proches (terrorisés) ou par leurs camarades, avec d’ailleurs un nombre quelconque de gens étrangers à l’histoire, sont fusillés, et tout s’arrête là, plus un seul terroriste, l’ordre est rétabli. Pourquoi n’y a-t-il pas un seul terroriste de l’Oder-Neisse 10 jusqu’au Pacifique ? Réponse SVP. Enfin la société soviétique peut surmonter tous les désastres et toutes les aggravations. Demandez à Hitler. Sa réaction est d’ailleurs toujours la même, toujours aussi efficace. En vertu d’un automatisme affiné depuis 70 ans dans le monde entier, le danger le fait passer du stalinisme paternel au stalinisme sévère (cf. mon précédent article 11). Il n’existe pas d’épreuve si dure que le stalinisme sévère ne sache se montrer plus dur encore. Et si vous croyez encore que l’État soviétique n’est pas plus indestructible que celui des Pharaons ou des Incas, c’est que vous n’avez pas remarqué (depuis 70 ans) que l’État soviétique s’est déjà lui-même détruit un nombre indéterminé de fois, chaque nouveau conquérant du pouvoir crachant sur le précédent, sans changement aucun, et qu’il n’est pas question ici de la pérennité de l’État soviétique, mais de la société soviétique, qui a l’État qu’elle se fait. Mais alors, une fois de plus, que tente donc M. Gorbatchev, aidé de Sakharov ? 12 O éminents spécialistes qui trop facilement accusez ces hommes de se borner à un vain théâtre et de ne rien toucher au fond des choses, essayez plutôt de vous mettre à leur place. « Vous parlez beaucoup, mais on ne voit rien venir », lui auraient même dit quelques membres de son propre Comité Central, si l’on en croit la Literatournaya Gazeta. Gorbatchev choisissait de répondre publiquement quelques jours plus tard dans une République Balte esclave 13, la Lettonie : « Je ne peux conduire mon action autrement ». Cet homme finira par me troubler. Aimé MICHEL Chronique n° 439 parue dans France Catholique − N° 2107 − 22 mai 1987 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Les notes sont de Jean-Pierre ROSPARS, le 1er mai 2017

 

  1. Il s’agit de la chronique n° 435, Le Taxi et le Commissaire – Le camarade Gorbatchev serait-il fou ? (27.02.2017). Elle faisait elle-même suite à la chronique n° 433, Le grand cadavre somnambule – Faut-il aider M. Gorbatchev ? (28.11.2016). C’est donc la troisième chronique en trois mois qu’Aimé Michel consacre à ce surprenant maître du Kremlin arrivé au pouvoir deux ans auparavant, le 11 mars 1985.
  2. Sage précaution ! Deux ans et sept mois plus tard l’URSS s’effondrait. On aurait tort de voir dans cette remarque une pure précaution de style. Elle est au contraire l’expression de la pensée profonde d’Aimé Michel sur la totale imprévisibilité de l’Histoire, comme la chronique n° 433, Le Verbe et le Plan – Les lois de l’économie et l’anticapitalisme (03.04.2017) le rappelle (on y trouvera en note 5 d’autres renvois à ce propos).
  3. Sur les origines de l’intervention soviétique en Afghanistan voir la chronique n° 371, De la Résistance française à la Résistance afghane. Ah ! que l’histoire est rebelle – Qu’est-ce que le stalinisme ? (22.06.2015). L’armée soviétique envahit l’Afghanistan le 25 décembre 1979 et ne le quitte complètement qu’en février 1989. En 1985, Gorbatchev tente d’arracher la victoire en renforçant sa présence militaire qui atteint 150 000 hommes appuyant les 300 000 hommes de forces afghanes peu motivées, et en intensifiant les combats durant ce qui était auparavant la pause hivernale. Mais en 1986, les États-Unis acceptent de livrer aux moudjahidines, qui tiennent 80 % du territoire, des missiles sol-air Stinger, portables (15 kg) et tirés à l’épaule. Leur effet est redoutable : les Soviétiques perdent la maitrise du ciel. Gorbatchev comprend alors que cette guerre coûteuse et impopulaire ne peut pas être gagnée. Il met fin aux grands opérations et ses soldats se limitent à des actions défensives. En avril 1988, l’Afghanistan et le Pakistan signent les accords de Genève, garantis par les États-Unis et l’URSS. Ils mettent fin à l’intervention soviétique en Afghanistan mais les moudjahidines les refusent et continuent de harceler les troupes soviétiques durant leur retrait progressif. Après le retrait soviétique les combats continuent opposant les différents groupes de moudjahidines entre eux et au gouvernement communiste de Mohammed Nadjibullah. Ce dernier ne tombera qu’en 1993. En 1996, les talibans soutenus par le Pakistan et l’Arabie saoudite l’emportent. Le terrorisme islamiste d’Oussama Ben Laden peut commencer à installer ses camps d’entrainement dans le pays… Les conséquences de cette première guerre d’Afghanistan, la dernière de la Guerre froide, sont lourdes. Elle aura fait près de 15 000 morts chez les Soviétiques. Quant aux morts afghans on les estime à 18 000 dans l’armée, près de 100 000 chez les résistants et plus d’un million chez les civils. Six millions d’Afghans sur une population de 15 millions ont dû s’exiler, principalement au Pakistan. Au total, l’invasion de l’Afghanistan a été désastreuse pour l’URSS et a fortement contribué à sa chute. Comme le note Jacques Lévesque, professeur à l’université de Québec et à l’université de Californie, spécialiste de la politique soviétique : « A posteriori, il apparaît que l’invasion de l’Afghanistan aura marqué l’apogée de la puissance internationale de l’URSS au XXe siècle. Elle aura été en effet, l’étape ultime de l’expansion de sa puissance. Elle ne fut évidemment pas perçue comme telle, ni en URSS, ni surtout en Occident, (…) et il fallut plusieurs années pour que cette réalité s’impose. » (Jacques Lévesque, L’URSS en Afghanistan: de l’invasion au retrait, Editions Complexe, 1990, p. 201). Elle aura miné la détente Est-Ouest, compromis l’image de l’URSS et l’aura contrainte à abandonner le principe d’irréversibilité d’un régime communiste et donc à reconnaître son déclin.
  4. Le texte imprimé de FC était « peut » et non « veut », ce qui semble une erreur typographique ici corrigée.
  5. Le marché noir est une conséquence de la pénurie, que ce soit au Chili (voir la note 4 de la chronique n° 95, Du bon usage des ennemis – Zadig IV ou pourquoi les Américains avaient intérêt à la Révolution d’Octobre, du 9 juin 1972, 07.01.2013), en URSS (n° 217, La crise économique à l’Est – De la crise permanente à la crise mondiale en 1975 et après, 06.08.2012 ; n° 220, La crise dans les pays de l’Est (II) – Avantages et inconvénients de la vie dans les Pays de l’Est, 13.08.2012) ou ailleurs.
  6. Sur Soljénitsyne, voir les chroniques n° 224, Les vivants et la mort – Les bonnes et moins bonnes idées de M. Ziegler (18.08.2012), n° 228, Le QI d’Ivan Denissovitch – La réussite d’une vie ne se mesure pas à la hauteur atteinte sur le perchoir social (03.09.2012) et n° 454, Quand Radio Moscou parle comme Soljénitsyne (09.11.2009).
  7. Aimé Michel n’appréciait guère la ligne éditoriale du journal Le Monde en raison notamment, comme on le voit ici, de son incompréhension profonde du communisme soviétique, de son anti-américanisme (voir la chronique n° 301, Le Janus américain – L’Amérique des apparences et l’Amérique réelle, celle du travail, 06.10.2014, en particulier la note 2) et d’une forme d’intellectualisme étriqué bien représentée par l’éditorialiste Robert Escarpit qui écrivait que les auteurs et lecteurs de la revue Planète, à laquelle Aimé Michel collaborait activement, étaient « des malheureux qui, dans un univers où ils s’ennuient, font des efforts pathétiques pour donner un goût étrange et rare à la plate réalité quotidienne » au lieu de « regarder tourner l’ingénieuse machine à moudre le vide qu’est la création ». Cette conception du monde, blasée, ironique, sinon désespérée, est aux antipodes de celle d’Aimé Michel, lucide mais pleine de curiosité pour un univers profondément mystérieux et en devenir (voir à ce propos la citation de Louis Pauwels à la fin de la note 1 de la chronique n° 357, Dans l’histoire de la vie, le secret d’un plan – La genèse et les sciences – 11, 24.04.2017).
  8. L’origine de cette « société délinquante », qui donne son titre à la chronique, est expliquée en ces termes dans la chronique n° 436, Le Verbe et le Plan, citée plus haut : « Pour que disparaissent les “plaies de la société capitaliste”, il faut que la planification soit totale. Il ne sert à rien qu’elle soit seulement presque totale (ce sont les hérésies social-démocrate et révisionniste). C’est ou tout, ou l’échec. Il suffisait de savoir cela quand Marx lança son programme pour prévoir à coup sûr l’enfantement d’une société entièrement délinquante, fonctionnant sur la terreur, le mouchardage, la police, le pot-de-vin, la prévarication. »
  9. Cette description vaut pleinement pour la période stalinienne car, dès 1932, Staline considère qu’un opposant à son pouvoir est un terroriste et mérite la mort. On pourra se faire une idée des méthodes mises en œuvre à cette époque à travers le cas de Lyssenko (n° 268, Lyssenko est toujours vivant, 08.06.2015) et les témoignages de Victor Kravchenko (note 4 de n° 372, Prière pour Arthur Koestler, 02.03.2015), Artur London (note 6 in De la Résistance française à la Résistance afghane. Ah ! que l’histoire est rebelle, citée ci-dessus) mais aussi celui de sa fille Svetlana Allilouïeva Staline (note 4 de Le Janus américain, citée ci-dessus). À partir des années 60 une autre méthode prévaut : les dissidents et autres protestataires sont internés dans des hôpitaux psychiatriques sur la base d’un diagnostic « médical ». Ces abus sont condamnés par l’Association psychiatrique mondiale qui exclut les psychiatres soviétiques de 1983 à 1989. Le nombre de victimes de ces pratiques est mal connu mais pourrait être de l’ordre d’un ou deux millions suivant la Société internationale pour les droits de l’homme (fondée à Francfort en 1972) et un article de Robert van Voren (https://academic.oup.com/schizophreniabulletin/article-lookup/doi/10.1093/schbul/sbp119). L’article de Wikipédia « Psychiatrie punitive en URSS » fournit de nombreuses indications sur ces pratiques et les victimes les plus connues.
  10. La ligne Oder-Neisse doit son nom à deux cours d’eau, le fleuve Oder et son affluent Neisse, qui servent de frontière sur plus de 470 km entre la Pologne et l’Allemagne depuis 1945. À Téhéran, fin novembre 1943, Américains, Britanniques et Soviétiques s’étaient mis d’accord sur le principe d’un déplacement vers l’ouest de la Pologne : les territoires cédés à l’est à l’URSS étant compensés au détriment de l’Allemagne à l’ouest. La ligne Oder-Neisse fut envisagée mais sans décision officielle et sans préciser s’il s’agissait de la Neisse orientale ou occidentale. À Yalta, en février 1945, le problème ne fut pas résolu mais à Postdam, en juillet 1945, sous la pression de Staline, Américains et Britanniques acceptèrent que les cinq millions d’Allemands habitant les territoires situés entre les deux Neisse soient expulsés et remplacés par des Polonais expulsés des territoires orientaux. Après la guerre la ligne Oder-Neisse fut un sujet de dispute entre la République fédérale allemande (RFA) et la Pologne. La République démocratique allemande (RDA) reconnut cette frontière dès 1950 mais la RFA ne le fit qu’en 1970 par un traité germano-soviétique puis un traité germano-polonais. En novembre 1990, l’Allemagne réunifiée, par un nouveau traité avec la Pologne a définitivement renoncé aux 100 000 km2 de territoires situés à l’est de la ligne Oder-Neisse en dépit de l’insatisfaction d’une partie de la population allemande.
  11. Selon Jacques Bergier, « il n’existe qu’un communisme “en état de marcheˮ, le stalinisme, mais qu’il existe deux stalinismes : le “paternelˮ et le “sévèreˮ. Quand le stalinisme paternel vous a assez vu, il vous met une balle dans la nuque, paternellement. Quand les circonstances l’exigent, le stalinisme sévère n’hésite pas à faire exactement la même chose, “mais avec la plus extrême sévéritéˮ » (chronique Le Taxi et le Commissaire, citée précédemment).
  12. Sur l’éminent physicien et dissident Andreï Sakharov (1921-1989), voir la note 2 de la chronique Le grand cadavre somnambule citée précédemment.
  13. Sur le sort des Pays Baltes, voir la chronique n° 368, Les maquilleurs de l’histoire – Le Pacte Germano-Soviétique, 25.05.2015, surtout la note 2.