LE GRAND CADAVRE SOMNAMBULE - France Catholique
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Saint Benoît, un patron pour l'Europe
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LE GRAND CADAVRE SOMNAMBULE

Chronique n° 433 parue dans France Catholique − N° 2095 − 27 février 1987.

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Mais ce Gorbatchev1, tout de même, ne fait-il pas ce qu’il peut ? N’est-il pas évidemment sincère ? Courageux, très courageux ? Ne devons-nous pas l’aider de notre mieux, comme le disent déjà plusieurs hommes d’État occidentaux, réputés sérieux, tels que M. Genscher en Allemagne ? Et même, implicitement, Sakharov ? C’est vrai. Depuis qu’il a commencé à libérer les « ennemis » politiques, péché majeur au regard de l’orthodoxie, le courage et la bonne volonté de M. Gorbatchev ne font plus de doute. Dans l’énorme Russie esclave, pour la deuxième fois et de façon très différente de la première, on peut croire qu’un homme personnellement digne de respect soit arrivé au sommet, sinon en effet Sakharov, si sourcilleux et intraitable, n’eût pas accepté sa propre libération2. On peut appeler cela un miracle quand on considère toutes les ignominies qu’un Soviétique rencontre dans sa montée vers la responsabilité suprême3. Nul d’entre nous ne doute ni n’a jamais douté que les Russes et les autres peuples d’URSS, mais surtout les Russes, les Ukrainiens et les autres peuples de ce côté de l’Oural, si proche à notre cœur, aient une vocation providentielle parente de la nôtre. Il y a une humanité propre aux Slaves de l’Est, chaleureuse, imaginative, généreuse, un peu folle, à qui les bégaiements de l’histoire, n’ont pas encore permis de se joindre à l’Europe, peut-être pour la guérir de trop de raison, d’un cœur trop sec, d’un esprit trop calculateur. Comme tant de chrétiens slaves, je crois à la destinée providentielle des Slaves4. Gorbatchev n’est très probablement lui-même qu’un calculateur assez intelligent pour avoir compris la vanité de la violence. Il est plus énigmatique que Khrouchtchev, le « brutal moujik au cœur bon », selon le mot de Soljénitsyne5. Il ne sortira jamais son soulier pour taper sur la table6. Il fait plutôt penser à ces Russes bien élevés de l’ancien Régime qui, tout en méprisant l’Occident superficiel et arrogant, auraient bien voulu lui prendre ce qu’il avait d’accommodable à leur situation unique, la meilleure du monde, comme par exemple Tourgueniev, chantre de la vieille terre russe. Mais toutes ces considérations sont vaines. Car, hélas, la vraie nature de M. Gorbatchev ne concerne que lui. Quoi qu’il veuille et fasse, il ne peut que changer un peu la gesticulation derrière laquelle se développe une mécanique dont ni lui ni personne n’est plus le maître. Supposez que la SNCF ou la Banque Paribas ou la Sécurité sociale ou n’importe quelle administration dévore toutes les autres, étatiques ou privées, y compris la Justice, la Police, l’Armée, l’École, l’Église, tout. Avez-vous déjà eu un différend avec une administration aveugle, sourde et complètement dépersonnalisée dans notre douce France où chacun est encore libre de ses faits et gestes ? Moi oui : pour une raison inconnue, une aveugle mécanique administrative découvrit un jour que je devais payer une seconde fois une redevance, assez lourde, que je payais régulièrement depuis des années. Je refusai, et s’ensuivit une correspondance où, à toutes mes explications par lettre recommandée, avec accusé de réception (signé illisible), je recevais une pénalisation de tant pour cent, pour retard. J’essayai de rencontrer un responsable. Il n’existait pas. Seule une entité abstraite formée d’un nombre indéterminé de bureaucrates ne se rencontrant jamais était au courant, si l’on peut dire, de l’ensemble de l’affaire. [|*|] Un jour j’eus un espoir : je reçus l’avis, signé lisiblement, que si je me croyais lésé je pouvais porter mon différend devant le Président de tel Tribunal administratif. J’envoyai sur le champ mon énorme dossier à ce magistrat inespéré, avec accusé de réception. Je reçus sa précieuse réponse dûment signée du même nom ! Et quelques temps après, je reçus encore le rejet de ma requête, toujours signée du même nom et joint à quelques kilos de photocopies de lois, arrêtés, amendements, rectifications, stipulations incompréhensibles. Je payai, car que faire dans ce cas ? Acheter un pistolet et s’en aller assassiner un innocent accablé de paperasses qu’il n’a même pas le temps de lire ? Annoncer que si l’affaire n’est pas close définitivement à telle date, telle heure, on ira se faire brûler à l’essence devant l’entrée du Tribunal administratif après avoir ameuté toute la presse ? Un de mes amis, Breton coléreux, a un jour usé de cette menace, expédiée par recommandé avec accusé de réception, signé illisible. Miracle, l’Illisible, ou un autre, lui fournit en un temps record un papier couvert de tampons attestant que son affaire résultait d’un regrettable malentendu. Cependant je ne recommande pas cette méthode à mes lecteurs, car d’abord l’ami breton était connu pour ses colères et son passé de Résistant capable de tout, et surtout parce que l’Anonymat se moque complètement de telles pratiques : le succès de mon ami reste incompréhensible7. Je ne raconte pas ma vie. Pensant à ces déboires d’un Administré Français, j’essaie d’imaginer une administration unique s’étendant de la frontière allemande à l’Océan Pacifique et au Pôle, détentrice des épiceries, des trains, des cafés, de la Police secrète, de la justice, des champs de carottes, des Postes, des mines (notamment de sel), des hôpitaux (notamment psychiatriques), de la presse. Détentrice de tout, et tellement submergée de paperasses contradictoires depuis 70 ans que plus personne en ce monde n’est plus capable d’y comprendre goutte : car telle est l’URSS. Le Grand Cadavre Aveugle qui obstinément à quelques centaines de kilomètres d’ici marche sans savoir où, en traînant ses vieilles jambes et en écrasant ce que le hasard met sur son passage, n’est pas entre les mains de M. Gorbatchev8. Il n’est plus depuis longtemps entre les mains de personne. S’il est effrayant, c’est que son inertie entraîne, tout pataugeant, vers une vague direction définie il y a plus de 100 ans par un barbu fou, qui n’était même pas Russe, qui méprisait les Russes. Scène récente, dont nous avons tous été informés : des jeunes gens musclés, en bon ordre, ont tabassé sur la place Rouge nos journalistes essayant d’écouter ce qu’avaient à dire quelques dissidents. La milice a regardé et laissé faire. Nous autres Occidentaux qui ne sommes pas encore gouvernés par une Administration, nous avons imaginé divers sens possibles à cet incident : que la « libéralisation » de Gorbatchev est à usage externe ; qu’il convient de rappeler aux dissidents d’avoir à se tenir à carreaux comme par le passé ; etc. Mais le vrai sens, s’il existe, ce qui est peu probable, n’a sûrement aucun rapport avec des hypothèses aussi rationnelles. Ce n’est pas Machiavel qui monta l’affaire, c’est la Mère Ubu. [|*|] Le Grand Cadavre Somnambule peut être forcé d’ouvrir l’œil et de poser un moment son regard effaré sur le monde extérieur, si nous créons des situations capables de le tenir un moment éveillé. C’est notre seul moyen d’aider M. Gorbatchev, qui très certainement rêve de cet éveil. Malheureusement personne en Occident n’a l’imagination dont l’URSS et nous aurions maintenant besoin, peut-être pour un temps très bref. Il faudrait imaginer des initiatives inouïes, propres à stupéfier ces 4 ou 500 millions d’individus livrés à la marche hagarde du Grand Cadavre Somnambule empêtré dans son cauchemar. Il faudrait qu’une Grande Peur nous oblige à une Nuit du 4 Août mondiale. Il faudrait que je ne sais quelles circonstances à créer nous obligent à réussir ou mourir. Les hommes sont capables des plus belles folies quand ils sont au pied du mur, et même de s’enthousiasmer. En politique plus qu’en rien d’autre, c’est de médiocrité que l’on meurt, c’est de généreuse folie que l’on ressuscite quand tout semble perdu. Aimé MICHEL Chronique n° 433 parue dans France Catholique − N° 2095 − 27 février 1987. [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 28 novembre 2016

 

  1. Mikhaïl Gorbatchev, né en 1931, accède au poste de Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique en mars 1985 ; il succède aux gérontocraties de Leonid Brejnev (de 1964 à 1982), Iouri Andropov (15 mois) et Konstantin Tchernenko (10 mois) qui meurent à leur poste. Contrairement à ses trois prédécesseurs, il ne meurt pas en fonction mais c’est sa fonction qui meurt : en août 1991, le Parti communiste est suspendu avant d’être dissous. En décembre l’URSS disparait et Gorbatchev démissionne. Pour le situer dans l’histoire de l’URSS on pourra consulter la note 4 de la chronique n° 232, Un printemps explosif a Moscou − Les problèmes de l’agriculture soviétique, 17.09.2012. Gorbatchev, apprécié en Occident, est fort mal-aimé en Russie. Son hommage de circonstance à Fidel Castro avant-hier (« un grand homme politique » qui a pu « mener son pays sur la voie du développement indépendant ») retient moins l’attention que ses propos du mois dernier où il déclare : « Je pense que le monde s’approche dangereusement de la zone rouge », propos qui confirmeront sans doute sa réputation auprès des uns et des autres. Il fait allusion aux mauvaises relations actuelles entre Moscou et Washington, mises à mal par le conflit dans l’est de l’Ukraine en 2014 et aggravées par le conflit en Syrie. Après avoir approuvé en avril la tentative sans lendemain des Américains et des Russes pour résoudre ce dernier conflit, il appelle cette fois à « revenir aux principales priorités » qui sont la lutte contre le terrorisme, le désarmement nucléaire et la protection de l’environnement, car « à côté de ces défis, tout le reste est insignifiant » (https://francais.rt.com/international/27405-monde-sapproche-dangereusement-zone-rouge). N’oublions pas, toutefois, qu’en mai 2016 dans une interview au Sunday Times il approuvait l’annexion de la Crimée parce que « la majorité de la population s’est prononcée pour la réunification avec la Russie », ce qui lui a valu une interdiction d’entrée en Ukraine ! (https://fr.sputniknews.com/international/201605261025323530-gorbatchev-entree-ukraine-interdite/).
  2. Andrei Sakharov (1921-1989) fut un physicien éminent qui joua un rôle majeur dans la mise au point de la bombe thermonucléaire soviétique. L’explosion réussie de cette bombe en août 1953 lui ouvre à 32 ans les portes de l’Académie des sciences (il en est le membre le plus jeune). Il continue de travailler pour la défense tout en multipliant les contributions en physique fondamentale (plasmas, particules élémentaires, gravitation, cosmologie) et appliquée (principe des tokamaks en vue de la fusion thermonucléaire). Parallèlement il prend conscience des problèmes moraux et écologiques posés par les armes nucléaires et leurs essais. Dès 1950, il s’oppose aux dirigeants soviétiques à ce sujet et, en 1963, il participe à la préparation du traité de Moscou sur l’interdiction des essais nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace et sous l’eau. En 1966, il commence d’intervenir en faveur des droits de l’homme et après 1968 y consacre l’essentiel de son temps. Il prend ouvertement parti contre le régime en faveur des opprimés et des prisonniers politiques. En 1975, il reçoit le prix Nobel de la paix. De 1980 à 1986, il est exilé à Gorki. Élu député au printemps de 1989, il meurt à Moscou en décembre de la même année.
  3. Ces « ignominies » proviennent du fait que le système communiste tend à se détourner de la réalité au profit d’objectifs inaccessibles. Il en résulte une logique interne de destruction universelle et un profond empoisonnement des esprits bien analysés par Alain Besançon, voir la note 3 de la chronique n° 220, La crise économique à l’Est (II) – Avantages et inconvénients de la vie dans les Pays de l’Est, 15.08.2012, et la chronique n° 339, Utopiste qui veut faire mon bonheur, t’es-tu regardé dans un miroir ? – Comment l’illusion de savoir mua la philanthropie marxiste en son contraire, 10.11.2014 (en particulier la note 6). Plusieurs autres chroniques montrent la gravité des abus qui en résultent à travers les exemples de Lyssenko (n° 268, Lyssenko est toujours vivant – À propos d’un livre de Pierre-Paul Grassé, 08.06.2015, voir la fin de la note 5), de Zinoviev (n° 396, L’impossible regard froid – Dans le coupe-gorge : des Falachas à Zinoviev en passant par l’IDS, 27.06.2016, voir note 7) ou de divers procès (n° 371, De la Résistance française à la Résistance afghane. Ah ! que l’histoire est rebelle – Qu’est-ce que le stalinisme ?, 22.06.2015, sur Rudolf Slansky et Artur London ; n° 372, Prière pour Arthur Koestler – Prends, ô Père, sa main tendue qui n’a pas su te trouver, 02.03.2015, sur Victor Kravtchenko).
  4. Aimé Michel exprime ici sa conviction que chaque peuple a eu, a ou aura à jouer un rôle particulier dans le concert des nations et qu’il a une « âme » dotée d’une certaine permanence à travers les siècles, voir par exemple l’exemple de la « francitude » dans les chroniques n° 422, Les mésaventures de la potion magique – Les peuples entre permanence, agonie spirituelle et refus de l’uniformisation (31.10.2016) et n° 431, Projet d’une idéologie qui marche – Des Français ingouvernables, épris d’éloquence mais le portefeuille à droite (28.11.2016, voir note 1).
  5. Sur Soljénitsyne voir par exemple les chroniques n° 224, Les vivants et la mort – Les bonnes et moins bonnes idées de M. Ziegler (18.08.2012) et n° 228, Le QI d’Ivan Denissovitch – La réussite d’une vie ne se mesure pas à la hauteur atteinte sur le perchoir social (03.09.2012).
  6. C’était le 12 octobre 1960 à la tribune de l’Organisation des Nations unies à New York. On était en pleine guerre froide. Khrouchtchev, y avait plaidé l’indépendance des peuples et des territoires encore colonisés par les puissances occidentales. Le chef de la délégation des Philippines lui avait rétorqué que les peuples d’Europe de l’Est étaient privés de leurs droits civils et politiques par l’URSS. Khrouchtchev, déjà connu pour ses accès de colère, s’en était pris à lui en le traitant de « crétin, larbin et laquais de l’Impérialisme » et en frappant le pupitre avec sa chaussure pour mieux se faire entendre ; il utilisait une expression russe (« la mère de Kouzma ») signifiant « vous allez voir de quel bois je me chauffe », peut-être une allusion à la superbombe nucléaire que l’équipe de Sakharov était en train de mettre au point. La photo de la scène fit la une de tous les journaux le lendemain. Un reportage filmé de cette époque tragi-comique traduit l’ambiance mais ne montre pas la célèbre scène de la chaussure (http://www.ina.fr/video/CAF97048840). Peu de temps auparavant, le 26 septembre, son ami Fidel Castro avait également défrayé la chronique en prononçant à la tribune de l’ONU un discours interminable, le plus long de l’histoire de l’Assemblée : 4 heures 29 minutes !
  7. Il s’agit très probablement de son ami l’écrivain, poète et journaliste Louis Le Cunff (1919-1989). Ils s’étaient connus dans la liesse de la libération de Paris. Aimé Michel lui rendait visite chaque année en Bretagne. (Il est également mentionné dans la chronique n° 300, Mystérieux objets célestes – La méthode scientifique est-elle inapte à résoudre leur énigme ?, 11.04.2016). Sur l’œuvre de Le Cunff voir http://data.bnf.fr/11911564/louis_le_cunff/.
  8. Une photo de Gorbatchev illustre l’article, accompagnée de cette légende : « Le Grand Cadavre Aveugle n’est pas entre les mains de M. Gorbatchev. »