TOUT VA TROP VITE - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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TOUT VA TROP VITE

Chronique n° 471 parue dans France Catholique – N° 2236 – 22 décembre 1989

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Personne ne voit, personne ne veut voir l’abîme où nous glissons1. J’ai comparé notre situation actuelle, en cette fin d’année 1989, à celle d’un homme en train de dégringoler en excellente santé du haut d’un gratte-ciel. 18e, 17e, 16e étage : rien à signaler. 10e, 9e, 8e toujours rien. S’ils sont deux à dégringoler avec une table et des cartes, ils poursuivent leur partie de belote. Ils peuvent jusqu’au 1er étage, jusqu’à 30 centimètres, jusqu’à 10, jusqu’à 1… J’entendais tout à l’heure un conseiller de M. Bush expliquer qu’il fallait aider les Russes à passer cet hiver sans catastrophe. – Il faut, l’interrompt un journaliste. Nous avons compris. Mais sommes-nous en état de le faire ? Sommes-nous en état de transporter des vivres dans l’immense empire où nous voyons s’étendre la paralysie ? Les trains s’arrêter faute de charbon ? Les convois de camions fondre, prendre peur, s’en retourner vers la survie ? Si M. Gorbatchev est vaincu par le Général Hiver, que se passera-t-il ? Long silence de l’expert américain, qui finalement, déclare ceci d’une voix sourde que, je n’oublierai pas – M. Gorbatchev passera l’hiver parce que l’alternative est actuellement inacceptable. Je ne peux pas envisager cette alternative. Mais si M. Gorbatchev passe cet hiver, il aura fait la preuve, ou plutôt les Russes auront fait la preuve qu’ils peuvent survivre à tous les malheurs. Ce ne serait pas la première fois… – Si…. si…, souligne lourdement le journaliste2. Voilà où nous en sommes à l’heure où j’écris (mi-décembre). Bientôt Noël, 1990e anniversaire d’une obscure naissance au fond d’une étable, dans un monde cruel et désespéré. Naissance d’espoir au fond des ténèbres. Alors comme maintenant on ne voyait que ces ténèbres. Pourtant ce qui paraissait une fin était un commencement. Lux in tenebris. Qui vit cette lumière ? Les anges dans le ciel, quelques bergers. Mais pas un seul historien de l’époque. Comme nos médias actuels, ils étaient occupés à noter les faits et gestes de César3. Laissons les Césars faire ce qu’ils peuvent. Le monde continue de tourner. Dans le Figaro du 5 décembre, mon excellent confrère Albert Ducrocq essaie de communiquer une certaine information scientifique très importante, puis renonce devant la difficulté. La physique, dit-il en substance, est peut-être sur le point de retrouver une certaine conception de la particule abandonnée depuis les années 30. Ce qui serait en effet sensationnel, car si les physiciens (et Albert Ducrocq) parlent encore machinalement de particules, même entr’eux, ils savent bien que ce n’est que facilité de langage et que la particule n’existe pas. Ou plutôt, selon l’expression de l’un d’eux, qu’il faudrait réinventer une « ontologie de la particule », qui à la fois est et n’est pas (4). Voici comment on pourrait tenter de dire ce qui se passe. Fabriquer un appareil capable de détecter les particules, s’il y en a, et mettons-le en opération. On constate qu’il détecte effectivement des particules. Donc il y en a ? Non, car la particule détectée cesse d’exister aussitôt que détectée. Dans les années 30, quelques savants désormais immortels quoique tous morts depuis un certain temps, mirent au point les théories et les calculs permettant de prévoir où et quand le détecteur signalerait une particule. Ces théories et calculs avaient un fondement probabiliste. C’est-à-dire que leurs prédictions annonçaient un résultat plus ou moins probable selon le lieu et le temps considérés. La probabilité était d’une nature très particulière : ondulatoire. Les résultats qu’elle permettait de prévoir avaient toutes les propriétés d’une onde : interférences, diffraction, etc. On supposa d’abord que c’était notre connaissance de la particule qui ne pouvait dépasser la précision d’une probabilité. Puis Bohr (à la suite de Born) lança une idée extraordinaire : il n’y a pas dans l’infiniment petit d’autre réalité que cette probabilité. Illustration : si c’est notre connaissance qui est probable, la particule non encore détectée se trouve déjà en un point déterminé, mais que nous ignorons ; si c’est la réalité qui est probable, il n’y a pas de particule tant qu’on ne l’a pas détectée, il n’y a qu’une onde4. Mais une onde de quoi ? Une onde de probabilité et rien de plus ! Comment, rien de plus, et la réalité alors, que devient-elle ? Voilà le hic : la réalité au sens d’Aristote s’évanouit : entre l’être et le non-être il y a toute la physique, faite d’un je ne sais quoi que les physiciens français appellent « densité de présence ». Voilà pourquoi M. d’Espagnat a intitulé un de ses livres « Une incertaine réalité »5. Et quand Hamlet s’interroge : « Être ou ne pas être, voilà la question », la physique répond qu’entre être et ne pas être il y a une graduation infinie, qui se calcule, et d’où l’on tire la télévision, la bombe atomique, l’ordinateur et toute technologie où interviennent la lumière et l’électricité. Il ne faut pas croire que tous les physiciens trouvent cette « densité de présence » à leur goût. Voilà plus d’un demi-siècle qu’ils essaient de retrouver la réalité perdue6. Ducrocq semble penser qu’ils vont la retrouver, mais je ne crois pas : quand on la regarde de près, la « densité de », quoique proprement inimaginable, est plus logique et plus satisfaisante. La logique semble même exclure toute hypothèse. De plus chaque fois qu’on a essayé de la réfuter, on a découvert un phénomène nouveau qui au contraire la confirmait (par exemple « l’effet tunnel »7). En tant que simple observateur amateur des travaux des autres, je pense comme Ducrocq qu’en cherchant la réalité perdue la physique nouvelle est au seuil de découvertes encore plus importantes que celles du XXe siècle8. Lesquelles ? Poincaré, au début de ce siècle, avait essayé de prévoir ce qui se passerait après lui. Il était le plus grand physicien et mathématicien de son temps. Il s’est, comme on dit, planté, et même royalement. La nouvelle physique est partiellement sortie de ses équations, mais d’une façon qui l’aurait bien surpris. Alors… Aimé MICHEL Chronique n° 471 parue dans France Catholique – N° 2236 – 22 décembre 1989 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 10 décembre 2018

 

  1. Jusqu’à présent les chroniques n’étaient pas mises en ligne dans l’ordre séquentiel de leur publication initiale, même si, depuis février 2018, leur ordre chronologique était respecté. Dorénavant, du n° 471 au n° 501, elles seront mises en ligne sans exception dans l’ordre originel de parution. Quand il évoque « l’abîme où nous glissons », Aimé Michel ne pense pas seulement aux inquiétudes suscitées par une URSS en décomposition mais aussi à la crise écologique (par ex. n° 129) et plus encore à la crise spirituelle (par ex. n° 404) que traverse l’humanité.
  2. Cette crainte de la famine apparait dans d’autres chroniques. Elle aurait pu être à l’origine d’une guerre en Europe (voir chronique n° 440).
  3. Aimé Michel célébrait toujours Noël à sa façon, par un conte (n° 167, n° 383) ou au moins, comme ici, un rappel en passant du sens de cet évènement fondateur. Il était sensible à la discrétion de cet évènement survenu presque sans témoin, discrétion qu’il mettait en parallèle avec celle de la vie même du Christ. Dans une lettre où il m’expliquait la singularité et la valeur des enseignements (dogmes) du christianisme, il soulignait « la naissance cachée, historiquement, de tout cela, si conforme à nos désirs profonds, comme si l’événement était venu combler l’attente, comme si c’était sorti du rêve de l’espèce, tout naturellement, venant de la même main. » (Voir note 7 de la n° 416). Il aimait à rappeler que rien n’est plus mystérieux que les commencements. (4) En physique quantique on ne parle de « particule » que par facilité de langage, sachant que la réalité ne se laisse pas enfermer dans ce mot commode mais trompeur qui évoque une petite bille, ce que la « particule » n’est pas. La physique quantique est profondément différente de la physique classique au point de mettre en cause les idées courantes sur la nature de ce qui est (« ce qui est » en grec se dit ôn, ontos, d’où ontologie). On peut mentionner quatre concepts qui paraissent parfaitement clairs dans le monde macroscopique où nous vivons mais qui ne s’appliquent plus dans le monde microscopique des objets improprement appelés « particules » (l’article « Ontologie » de Wikipédia mentionne les deux premiers et le dernier) : 1/ Ces objets quantiques ne possèdent pas de propriétés absolues telles qu’une position ou une vitesse bien définie : « l’existence des propriétés physiques n’est garantie que lorsque l’on précise un contexte expérimental permettant de les mesurer » (d’où le terme de contextualité, pour désigner ce fait, voir fin de la note 8 de la n° 458). Ainsi, « si le contexte expérimental permet une mesure précise de la position, il est tout à fait inapproprié de parler de sa vitesse ou de faire comme si le système en avait une » (c’est la conséquence des relations d’incertitude de Heisenberg, voir la note 6 de la chronique n° 342). En ce sens, la particule « est et n’est pas » comme l’écrit Aimé Michel. 2/ Les objets quantiques d’une même espèce (électrons, protons, etc.) ne peuvent pas être individualisés : ils sont intrinsèquement indiscernables les uns des autres. Une paire d’électrons ne peut pas être analysée en un n° 1 et un n° 2 ; on ne peut parler que de la paire de manière indissociable. 3/ Un objet quantique peut être dans un état dit de superposition, totalement inconnu à notre échelle : il est alors une sorte de chimère de deux états incompatibles, par exemple pour un photon d’être polarisé verticalement et horizontalement, pour un électron d’avoir un spin dirigé vers le haut et vers le bas, pour un noyau d’être intact ou désintégré, pour tous ces objets d’être à la fois ici et là, etc. (voir note 2 de la n° 425). 4/ Deux (ou plusieurs) objets quantiques ayant interagi ne peuvent plus être considérés séparément : ils sont dits intriqués. En conséquence, les mesures faites en des lieux distincts sur un système intriqué d’objets en superposition sont corrélées entre elles : un lien unit les deux objets indépendamment de la distance qui les sépare. L’intrication présente ainsi deux aspects liés : la non séparabilité et la non localité (mais ce dernier aspect est plus général car il s’applique aussi à un objet unique, voir note 3 de la n° 341). Bien évidemment, ces différences posent le problème de comprendre comment les objets quantiques en se combinant finissent par construire à notre échelle un monde d’objets discernables, séparés et dotés de propriétés caractéristiques. Une partie de la réponse se trouve dans la théorie de la décohérence de H.D. Zeh et W.H. Zurek. Selon celle-ci l’objet quantique en superposition interagit avec son environnement et développe (par intrication) des corrélations avec toute particule élémentaire qui passe à portée d’interaction, si bien que la cohérence initiale devient rapidement impossible à détecter expérimentalement. Ces interactions sont d’autant plus nombreuses que le système considéré est plus gros, plus compliqué et plus chaud. Même dans le vide parfait de l’espace interstellaire proche du zéro absolu, une poussière d’un micromètre décohère en un millionième de seconde. Toutefois, il ne faut pas assimiler la réduction de la fonction d’onde (qui est instantanée) à la décohérence (qui ne l’est pas). La décohérence ne peut donc pas « expliquer » le postulat de réduction et l’unicité du résultat de la mesure : le passage de l’indéterminé au déterminé demeure la grande question irrésolue de la physique quantique.
  4. Pour le lecteur que ces remarques peuvent légitimement déconcerter, je recommande l’usage d’une formule qu’Aimé Michel a lui-même proposée dans d’autres chroniques (n° 285, 341 et 342) : l’objet quantique « se propage comme une onde mais se détecte comme une particule ». Sauf erreur, cette formulation adhère au plus près du formalisme de la physique quantique orthodoxe dans lequel la propagation déterministe de l’onde est décrite par l’équation de Schrödinger et la détection de la particule, par la réduction probabiliste de l’onde. Cette réduction fait passer de l’onde, où toutes les potentialités sont présentes, à la particule qui ne réalise qu’une seule d’entre elles. C’est ce que Schrödinger a illustré, pour mieux en montrer l’étrangeté, par son exemple du chat à la fois mort et vivant avant qu’on ouvre la boite (état de l’onde qui renferme ces deux possibilités), et que l’on trouve après ouverture soit mort soit vivant (état de l’objet quantique qui réalise l’une ou l’autre des possibilités). En outre, cette formulation permet de se faire une idée intuitive de la notion quantique de non localité. Dans l’exemple qu’avait pris Einstein en 1927, lui aussi pour montrer le caractère étrange (et à ses yeux insatisfaisant) de la physique quantique, celui d’une onde lumineuse sphérique émise à partir d’un point, il faut admettre que lors de la détection de celle-ci (sous forme d’un photon, en un seul point d’un écran), tous les points de l’onde étendue se concertent instantanément pour se réduire en un seul point, comme si l’espace n’existait pas (c’est la non localité). (Voir note 3 de la chronique n° 341).
  5. Insistons à nouveau sur la complète opposition des notions d’onde et de particule. La particule se trouve en seul un point de l’espace à chaque instant, alors que l’onde au contraire est spatialement étendue.
  6. Une incertaine réalité et non, comme écrit à tort dans le texte imprimé, Une certaine réalité ! Cet ouvrage de Bernard d’Espagnat, alors directeur du laboratoire « Physique théorique et particules élémentaires » à l’université Paris XI-Orsay, publié en 1985 par Gauthier-Villars, se situe dans l’entre-deux d’autres livres du même auteur dont il a déjà été question plusieurs fois dans ces chroniques ou dans les notes qui les accompagnent : À la recherche du Réel – Le regard d’un physicien (1979, 1981 ; n° 327 et 328), Un atome de sagesse. Propos d’un physicien sur le réel voilé (1982 ; n° 358), Traité de physique et de philosophie (2008 ; n° 328, 342, 385). En effet, le projet de l’illustre physicien répond aux attentes d’Aimé Michel et de ses lecteurs : mieux comprendre les résultats scientifiques en s’attachant aux grandes questions qu’ils posent et en fournissant sur eux un éclairage véridique. B. d’Espagnat n’ignore rien des difficultés de cette démarche philosophique qui décourage la plupart des physiciens théoriciens et des philosophes professionnels ; les premiers, par prudence, car ils redoutent « les glissements de sens et les quiproquos de toutes sortes » qui menacent quiconque tente d’interpréter les faits et les règles mathématiques qui les relient ; les seconds, par tradition, qui préfèrent se placer en amont de la recherche scientifique pour en critiquer les méthodes et la valeur. Ceci explique le relatif sous-développement de la philosophie des sciences qui serait la plus utile aux hommes, à savoir celle capable de dégager « une conception du réel qui soit en harmonie avec notre présent savoir ». L’absence d’une telle conception largement partagée contribue à l’instabilité de notre époque et montre l’actualité de la démarche de d’Espagnat et tout l’intérêt de ce qu’il a à dire sur le caractère quantique des lois de base de l’univers, sur la réalité indépendante, sur la relation de la conscience avec le monde visible, sur la liberté, mais aussi, ce qui est une originalité du présent ouvrage par rapport aux autres du même auteur, sur la complexité, l’irréversibilité du temps que nous vivons et la durée. Comme il ne s’agit pas à proprement parler d’un ouvrage de vulgarisation, j’aimerais écarter quelques objections qui pourraient en détourner le lecteur curieux. D’abord, qu’on n’invoque pas l’ancienneté de sa parution car il n’a rien perdu de son actualité ! Ensuite, qu’on ne s’imagine pas que d’Espagnat se perde en considérations techniques et ésotériques en ignorant superbement les attentes du lecteur non physicien ; il s’attache au contraire à répondre à la « réelle insatisfaction » et à l’« anxieuse interrogation » de ce dernier à l’égard de l’attitude générale de pensée des « chercheurs sérieux » qui semblent avoir « totalement dépouillé le monde de tout goût, odeur et saveur », alors qu’il sait bien, lui, « d’un savoir immédiat, donc authentique, que le monde est coloré ; qu’il est plein de réalités massives, inquiétantes et subtiles que les philosophies des temps anciens – sans parler même des religions – intégraient bien à leurs systèmes. Comment se fait-il que, prétendant avoir pris le relais de ces dernières, les scientifiques, eux, n’y parviennent plus et que, ce qui est pire, ils ne saisissent même pas le sens de la question en général ? ». B. d’Espagnat tente de répondre à cette dernière question en suggérant que « le tout de l’expérience communicable (celle constituant l’objet de la science) ne coïncide pas avec le tout de ce qui est » et en s’attachant à réconcilier les a priori inconciliables qu’il appelle physicaliste (il existe une réalité indépendante connaissable) et mentaliste (la science ne peut être qu’un compte rendu de ce que l’homme éprouve, constate et fait, et les concepts scientifiques, une construction). On aura reconnu des thèmes qui reviennent constamment dans les présentes chroniques, notamment le thème de la conscience, si galvaudé de nos jours ; je renvoie sur ce point à la note 8 de la n° 434 qui présente la conception de Michel Bitbol, un élève, collaborateur et continuateur de Bernard d’Espagnat. D’Espagnat estime que la ferme distinction qu’il opère entre le réel en soi (indépendant de l’homme) et le réel empirique (tel qu’il apparait à l’homme) permet de comprendre certains débats entre scientifiques, tels que ceux opposant John Bell à John Wheeler (sur l’existence d’une réalité connaissable existant en soi « là dehors »), Ilya Prigogine à René Thom (sur le déterminisme et le hasard, voir note 3 de n° 325) ou Olivier Costa de Beauregard à ses critiques (sur la causalité rétrograde dont il a été si souvent question ici, voir par exemple la note 8 de la n° 344 et le complément en note 10 de la n° 466). Cette distinction entre les deux réels (en soi et empirique) « éclaire grandement le débat opposant parfois certains physiciens qui disent déduire des équations de leur science l’existence d’une causalité instantanée à distance – ou même, comme Costa de Beauregard, celle d’une causalité authentiquement rétrograde – à d’autres physiciens qui soutiennent que ceci est illusoire. » Les deux groupes ont raison, assure-t-il, les premiers parce ce que « la non-séparabilité implique une causalité “instantanée” », ce qui se démontre (il s’agit alors d’une relation entre évènements en soi), et les seconds parce qu’ils se réfèrent au réel empirique où l’impossibilité de la transmission instantanée de signaux utilisables se démontre aussi. Pour réconcilier les deux groupes il faudrait que les seconds admettent que « cela a un sens de se préoccuper du réel en soi » et qu’il ne faut pas condamner cette préoccupation en la qualifiant de « métaphysique » au sens du Cercle de Vienne, c’est-à-dire compris comme synonyme de « nul, absurde et sans valeur ». Même en science il est impossible d’échapper à la philosophie. En Appendice, d’Espagnat discute plus spécifiquement la conception de la causalité proposée par Costa de Beauregard, conception qu’il juge « acceptable ». Elle consiste à identifier la causalité à la probabilité conditionnelle, c’est-à-dire à la probabilité pour que le phénomène A se produise si le phénomène B se produit, indépendamment de l’ordre de A et de B (voir note 4 de la n° 466). Par exemple dans le cas où la probabilité de A si B est un, et de même celle de B si A également un (en langage usuel on dit qu’entre A et B existe une relation de causalité), rien dans la définition proposée ne permet de dire que A est cause de B ou l’inverse. Pour faire cette distinction il faudrait une stipulation supplémentaire que Costa de Beauregard n’entend pas faire. D’Espagnat souligne qu’il s’agit là d’une évolution par rapport aux idées antérieures de Costa de B. où la causalité n’était pas définie et où les corrélations à distance de particules intriquées étaient interprétées à l’aide d’un zigzag spatio-temporel avec causalité rétrograde suivie d’une causalité ordinaire, antérograde (voir n° 294), ce qui impliquait une distinction implicite entre évènement-cause et évènement-effet. « Une fois abandonnée l’imagerie réaliste que suggérait la première version de l’approche de Costa de Beauregard (…) ce qui reste – et c’est l’essentiel – c’est une conception de la réalité ultime dans laquelle celle-ci n’est ni contenue dans ni constituée, même partiellement, par l’espace-temps et est ainsi, dans mon langage, descriptible comme étant “lointaine” (…). ». C’est sur cette conclusion qu’Aimé Michel avait insisté dès l’abord en écrivant que « le Dieu-sait-quoi est non local c’est-à-dire, en gros, (…) hors du temps et de l’espace » (n° 285).
  7. L’effet tunnel est un autre trait bizarre du monde quantique. Dans notre monde macroscopique, si on lance une balle contre un mur, elle rebondit toujours : on n’imagine pas qu’elle puisse passer au travers ou apparaitre de l’autre côté (j’écris ici « ou » et non « et » pour une raison indiquée à la fin de cette note). Dans le monde quantique il en va presque de même, mais presque seulement : lancez un photon ou un électron sur une barrière impénétrable et lui aussi rebondira presque toujours ; mais de temps en temps il passera au travers avec une probabilité qui dépend de l’objet quantique et de la barrière. Ainsi, un photon peut sortir d’une boite fermée par effet tunnel, alors que cela lui est interdit en optique classique. De même, l’effet tunnel permet de comprendre la désintégration alpha, celle où un noyau d’atome radioactif (d’uranium 238 par exemple) se désintègre en thorium 234 en émettant une particule alpha (encore une fois, il s’agit là d’une appellation consacrée par l’usage mais qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre), à savoir un noyau d’hélium formé de deux protons et deux neutrons. La probabilité que la particule alpha puisse franchir la barrière de potentiel qui l’enferme dans le noyau est très faible (en moyenne elle y reste enfermée 4 milliards et demi d’années) mais non nulle. Qui plus est, la particule ne se déplace pas à travers la barrière, elle disparait ici, dans le noyau, pour apparaître instantanément là, de l’autre côté.
  8. Que la nouvelle physique soit sur le seuil de découvertes si importantes qu’elles en viendront à modifier notre conception de la réalité, est le thème de plusieurs chroniques. En fait, la révolution a déjà commencé et chaque année qui passe le confirme et conduit à tirer de nouvelles conséquences des étrangetés du monde quantique. Peut-être cette accumulation finira-t-elle par atteindre un seuil critique qui ouvrira des possibilités si nouvelles ou affectera tant notre vision du monde qu’on pourra parler de « changement de paradigme ». En l’occurrence, ce pourrait bien être l’abandon du matérialisme réductionniste au profit d’une conception plus équilibrée donnant enfin à la conscience la place qui lui revient : la première.