CE QUE DIT LE FER À REPASSER - France Catholique
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CE QUE DIT LE FER À REPASSER

Chronique n° 434 parue dans F.C. – N° 2095 – 27 février 1987

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Depuis que les hommes spéculent ils n’ont jamais cessé de produire des preuves de l’existence de Dieu, ou de son inexistence, ou de l’impossibilité de conclure à l’une ou à l’autre. Quant à nous, nous savons bien que la foi ne saurait survenir en conclusion d’un raisonnement puisqu’elle est un don de la grâce. Les preuves toutefois ne sont pas inutiles. Elles incitent à réfléchir, et réfléchir peut induire à prier1. De toutes les preuves de l’existence de Dieu, la plus troublante à l’homme moderne est celle de saint Anselme. Elle se résume en quelques mots : si Dieu existe, il est parfait ; or il n’y a pas de perfection sans existence, car l’idée de perfection n’est qu’une idée, imparfaite de ce fait, donc contradictoire. Donc la perfection existe ; et c’est Dieu lui-même2. Cette preuve a été tournée et retournée de toutes les façons, notamment quand Descartes l’a reprise en la mettant au goût du jour – au goût du XVIIe siècle. Leibniz la dispute3, Malebranche la transforme à son tour, puis la discussion se perd dans les sables à mesure que la science expérimentale montre l’incertitude du raisonnement non vérifié, fût-il des plus clairs4. Combien faut-il de théories pour découvrir un fait nouveau ? « Le vrai savant, dit Konrad Lorenz, doit être prêt à jeter chaque matin sa théorie favorite par la fenêtre. »5 Les plus grands esprits de ce siècle ne s’en sont guère privés. [|*|] L’un d’eux, le physicien Wheeler, qui dirigea à Austin, Texas, l’un des plus prestigieux centres du monde en physique théorique, s’est presque fait une spécialité de proposer périodiquement des théories nouvelles incompatibles entr’elles, voire de se réfuter après mûre réflexion. Pourquoi ? Il n’est ni fou, ni léger. Chaque fois qu’il propose une théorie, c’est dans l’espoir qu’un expérimentateur ingénieux trouvera le moyen de la vérifier, donc de faire avancer la connaissance si l’expérience la confirme6. Mais revenons à saint Anselme. Ce qui attire dans sa démonstration, ce qui, veux-je dire, attire un esprit du XXe siècle, ce n’est certes pas son évidence logique. Mon résumé est obscur, mais on ne gagnerait guère en clarté en le développant. Si le lecteur a compris, tant mieux. Sinon, ce n’est pas grave, car l’attrait de la preuve de saint Anselme est ailleurs. Il peut s’exprimer mieux par une autre voie, disons poétique, qui m’a maintes fois, depuis ma jeunesse, frappé, et même comme foudroyé. [|*|] Je dors d’un sommeil sans rêve, me retourne inconsciemment dans mon lit et me réveille. En ce bref instant où je passe du néant à l’être, un éclair fulgure dans ma tête, une sorte d’infini étonnement : je suis ! Avant que les sensations du corps viennent briser la simplicité de cette découverte, j’éprouve dans sa pureté l’absolu étonnement d’exister : je suis, quelque chose existe. C’est cet étonnement d’être, absolu puisqu’il sort du néant, que saint Anselme essaie d’exprimer dans la langue incertaine de la logique. Je suis, donc nécessairement quelque chose est. Je suis maintenant, donc nécessairement quelque chose est de toute éternité, car, selon la remarque toujours citée de Bossuet, si à un moment rien n’est, rien jamais ne peut devenir7 puisqu’il n’y a pas de temps du néant. En sortant du sommeil j’éprouve que l’éternité est ; et comme je suis pensée, que cette éternité est éternelle pensée. Nous ne sommes plus dans l’incertaine logique, mais dans l’expérience directe de la conscience. Illuminé par le merveilleux silence du corps, si bref, je ne perçois que l’être, l’insondable prodige d’être et lui seul. Pourquoi y a-t-il quelque chose et pourquoi ce quelque chose est-il pensée ? Ma pensée sortant du néant est toute entière, oh pendant ce bref instant seulement, dans le mystérieux sentiment que ce quelque chose pense de toute éternité. Puis, comme la limpidité de l’eau se trouble quand une pierre y tombe, le souvenir de qui je suis me revient avec les complications de la vie où se perd toute intuition. L’expérience écrasante de l’être s’efface et je redeviens le peu que je suis, tout limité à ce point de l’histoire, de l’espace, du temps, du souvenir que j’en ai. Si le lecteur n’a jamais eu cette intuition ou s’il ne la reconnaît pas dans mon faible récit8, qu’il lise dans la Nausée de Sartre le passage où le héros du roman découvre dans le jardin du Luxembourg que tout ce qu’il voit, est9. [|*|] Naturellement Sartre, toujours soucieux de provoquer, prête à son personnage Roquentin une réaction de nausée : être c’est vomir. Peut-être choisit-il de décrire la prétendue nausée d’être par un excès de mépris pour la nature humaine, qui ne saurait éprouver quelque chose de beau sans se faire, comme il dit, « avoir », ou selon l’autre mot de sa Simone, « blouser ». Paix à leur âme, que sincèrement je plains. Pourquoi se refuser hargneusement à la pure expérience d’être, croire que l’on doive naître et mourir trompé ? Le Pape a parlé de ces « philosophies du soupçon »10, dont l’archétype français est l’Harpagon de Molière. Ne soyons pas Harpagon. Devant l’infini mystère d’être, au moins devant lui, faisons-nous l’âme de l’enfant dans les bras de sa mère. Au fond de l’abîme quelque chose éternellement pense et m’a donné d’y participer. D’y participer assez pour reconnaître la merveilleuse révélation, assez peu pour que je n’en meure pas de saisissement11. J’ai un autre auteur que Sartre à proposer, bien plus grand, écrivain vrai, homme de cœur, fou amoureux de l’être et de son Dieu, le Dieu d’Israël : c’est Albert Cohen, l’un des trois ou quatre plus grands écrivains français du siècle. Pourquoi connaît-on si peu Albert Cohen, le mystique romancier épique juif ? Deux de ses personnages, que l’on suit tout au long de son œuvre, expriment avec une charmante simplicité l’étonnement et la gratitude d’être face au saint-Béni-Soit-il : c’est le gentil petit Salomon qui découvre avec ravissement le Dieu des Armées dans le moustique et la mouche, c’est le vieil oncle Saltiel, si pieux, qui naïvement médite chaque matin en faisant ses ablutions dans le pigeonnier qui lui sert de perchoir. Lisez Les Valeureux et Mangeclous (a) vous rirez d’un bout à l’autre, et vous bénirez Dieu dans ses créatures. [|*|] En induisant de l’idée d’être à l’être, saint Anselme tente de donner une forme logique à l’intuition que je viens de décrire. L’homme du XXe siècle ne croit plus guère à la logique. Il est saturé de logiques contradictoires. Il écoute avec scepticisme les beaux enchaînements d’idées qui montrent tout justement ce que l’orateur se proposait de montrer, jamais le contraire. Cependant il existe une logique qui jusqu’ici n’a jamais pu être prise en défaut. C’est la logique quantique, ou plutôt ondulatoire, aux étonnantes prédictions toujours vérifiées par l’expérience. Étrange logique où les nombres se combinent comme des ondes, et où l’on voit 1 + 1 faire parfois 2, mais d’autres fois 0, ou –2 (moins deux), en fait n’importe quel nombre compris entre –2 et +2. Et, autre bizarrerie, où 2 multiplié par 3 n’est pas égal à 3 multiplié par 2. Cette logique n’est pas quelqu’une des douteuses trouvailles de notre siècle délirant. Celui qui en a posé les bases est né avant la mort de Louis XVI (Joseph Fourier), et votre récepteur TV n’en utilise pas d’autre, de même d’ailleurs que tout objet physique connu. La logique « ordinaire » n’est qu’un cas particulier de la logique ondulatoire : quand deux ondes sont « en phase », c’est la logique ordinaire. Ce qui surprend assez (mais qui est on ne peut plus clair), c’est que la logique ondulatoire ne permet plus de philosopher par « ou bien », « ou bien » : ou bien une porte est ouverte, ou elle est fermée. On a calculé, prévu et trouvé des phénomènes où la porte est à la fois ouverte et fermée. Si l’on applique aux réflexions de cet article les malices de la logique ondulatoire, on découvre que Dieu est, moins que tout autre objet de pensée, réductible à ou bien, ou bien (ou bien il existe, ou non). Dieu étant par nature l’Unique, comme disait l’oncle Saltiel, il se rit de notre logique. Plutôt que de raisonner sur Dieu, mieux vaut l’aimer. Le Saint des jours me garde, comme dirait le petit Salomon, d’avoir inventé la théologie ondulatoire ! Écartée soit cette folie ! Mais il ne me déplaît pas de trouver dans les plus profonds arcanes de la science des motifs d’en rabattre un peu sur l’orgueil des raisonneurs12. N’abusons pas d’une raison qu’un fer à repasser met en défaut. Du moins s’il marche. Aimé MICHEL (a) Tous deux en poche : Folio-Gallimard. Chronique n° 434 parue dans F.C. – N° 2095 – 27 février 1987 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 14 mai 2018

 

  1. Ce premier paragraphe fixe d’emblée le cadre de la discussion. Il rappelle la ligne de partage, parfois subtile, qui sépare la science de la foi, le Dieu extérieur du Dieu intérieur, celui des philosophes et des savants de celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Cette ligne, parfois claire, parfois brouillée, structure en profondeur la pensée d’Aimé Michel. La présente chronique met en valeur le lien qui existe entre le Dieu intérieur et la conscience d’être ; c’est donc une méditation sur l’existence, sur « l’être » comme disent les philosophes. Elle est en partie la suite de la chronique n° 432 sur l’absurdité du monde selon Bertrand Russell. Surtout, elle expose une pièce centrale de sa conception du monde, conception qu’il présente au fil de chroniques par petites touches dispersées et en passant, sans chercher à la démontrer, parce que c’est impossible et qu’il ne veut pas d’un système, mais seulement la montrer pour faire réfléchir, ce qui est tout différent… Sur la notion de grâce, voir la note 5 de la chronique n° 430.
  2. Cette preuve de l’existence de Dieu, attribuée à saint Anselme, a été appelée « preuve ontologique » (c’est-à-dire relative à l’être) par Kant et rejetée par lui. Je dis « attribuée » parce qu’Anselme ne l’a nullement présentée comme une preuve d’existence ! L’histoire est souvent facétieuse comme le montre le bel article de Michel-Marie Dufeil sur Anselme de Cantorbery dans l’Encyclopaedia Universalis qui balaye au passage bien d’autres idées reçues. Anselme, né à Aoste en 1033 ou 34, est formé à l’abbaye du Bec (aujourd’hui Bec-Hellouin) en Normandie dont il devient abbé (1078-1093) avant de devenir jusqu’à sa mort (1109) évêque de Cantorbéry, donc représentant du pape (primat) dans l’État plantagenêt. Intellectuel engagé dans l’action, adversaire du nominalisme, son adage est Credo ut intelligam (comprendre ce que l’on croit). Il est, avant même que l’Université ne soit créée, le premier universitaire. Il est aussi le premier scolastique dont les successeurs Abélard et Thomas d’Aquin développeront la pensée. M.-M. Dufeil qui le qualifie d’« initiateur essentiel de la modernité », remarque qu’il vit dans un monde en progrès : « En dépit des crises, querelles et violences, l’époque est marquée par l’amélioration radicale du climat, de la paix rurale, des techniques et rendements agraires, par un sentiment de renouvellement économique, social et humain » (ce n’est pas sans lien avec sa modernité et pas sans lien non plus avec les réflexions d’un Jean Fourastié visant à tester la valeur des idées surréelles, voir note 1 de la chronique précédente, n° 432). L’argument que présente Anselme en 1078 dans son célèbre Proslogion (intitulé d’abord Allocution sur la raison de la foi ; Flammarion, Paris, 1993) ne se veut nullement une preuve de l’existence de Dieu mais une réflexion sur Dieu en forme de prière : « si on pouvait penser plus grand que Toi, meilleur que Toi, ce serait la créature qui jaugerait le Créateur, ce serait un illogisme » (un diallèle dirait Sextus Empiricus, voir chronique n° 384). Anselme présuppose l’existence de Dieu, il ne la démontre pas, contrairement à ce que lui font dire Descartes, Malebranche, Leibniz et Kant. On lui reproche donc à tort de faire le saut de l’existence pensée à l’existence réelle. Néanmoins, comme Anselme, si je comprends bien, admet « une différence de degré d’être et de perfection » entre le pensé et le réel en faveur du réel, et que « la plus parfaite perfection est celle du degré d’être de Dieu », il paraît difficile d’échapper à l’impression qu’on détient là une preuve d’existence. À vrai dire, du vivant même d’Anselme, son argument a été interprété de la sorte et c’est ainsi qu’il s’est transmis de génération en génération depuis presque un millénaire. On comprend la fascination qu’il a pu exercer quand on en rassemble les éléments comme le fait Aimé Michel ou encore Ferdinand Alquié. Voici la formulation qu’en donne ce dernier : « Aux yeux d’Anselme, seul l’insensé, c’est-à-dire celui qui est privé de raison et ne craint pas d’énoncer des affirmations contradictoires, peut déclarer que Dieu n’est pas. Dieu est en effet l’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu. Il suffit qu’une telle définition soit comprise pour qu’il soit établi qu’un tel être existe au moins à titre d’idée, au moins “dans l’esprit”. Mais si un tel être n’existait que dans l’esprit, on pourrait en concevoir un plus grand, à savoir un être semblable existant aussi en fait. Il faudrait donc dire que l’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu n’est pas l’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu, ce qui est la contradiction même. L’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu existe donc, et dans l’esprit, et en fait. Et cet être est Dieu. » Sur ces bases, Malebranche, Leibniz et Spinoza élaborent au XVIIe siècle de grands systèmes métaphysiques qui prétendent découvrir la réalité dernière du monde. Mais on s’aperçoit vite que ces systèmes se contredisent entre eux. La métaphysique tombe alors en complet discrédit avec Voltaire, les Encyclopédistes, Hume… Kant s’efforce d’expliquer la raison de ce discrédit et dans cette discussion, l’argument d’Anselme, qu’il appelle argument ontologique, joue un rôle central. Il le rejette (ainsi que toutes les autres preuves de l’existence de Dieu) en montrant que l’existence n’est pas un prédicat. La note suivante tente de préciser ce contre-argument.
  3. Dans De rerum originatione radicali (De la production originelle des choses prise à sa racine), écrit en 1697 mais publié seulement au XIXe siècle, Leibniz affirme que « la raison d’une chose existante ne peut se trouver que dans une autre chose existante : il s’ensuit qu’il existe un Être unique, métaphysiquement nécessaire, c’est-à-dire dont l’essence implique l’existence. (…) Mais pour expliquer un peu plus distinctement comment, des vérités éternelles ou essentielles et métaphysiques, naissent des vérités temporaires, contingentes ou physiques, il faut reconnaître d’abord, du fait qu’il existe quelque chose plutôt que rien, qu’il y a, dans les choses possibles ou dans la possibilité même, c’est-à-dire dans l’essence, une certaine exigence d’existence, ou bien, pour ainsi dire, une prétention à l’existence, en un mot, que l’essence tend par elle-même à l’existence. D’où il suit encore que tous les possibles, c’est-à-dire tout ce qui exprime une essence ou réalité possibles, tendent d’un droit égal à l’existence, en proportion de la quantité d’essence ou de réalité, c’est-à-dire du degré de perfection qu’ils impliquent. Car la perfection n’est autre chose que la quantité d’essence » (Opuscules philosophiques choisis, J. Vrin, Paris, 1978, pp. 84-85). Bertrand Russell critique cette façon de raisonner en lui opposant la position de Kant dans son ouvrage La philosophie de Leibniz (Gordon & Breach, Paris, s.d. ; par contre il ne fait pas mention de l’argument ontologique dans Pourquoi je ne suis pas chrétien et autres textes, voir chronique n° 432). « Leibniz aurait admis, ce que Kant soutint, que cent thalers que j’imagine simplement sont exactement pareils à cent thalers qui existent réellement, car c’est chose impliquée dans la nature synthétique des affirmations d’existence. Si ce n’était pas le cas, la notion de ces thalers réels serait différente de celle de cent thalers possibles ; l’existence serait contenue dans la notion, et le jugement existentiel serait analytique. Mais Leibnitz n’aurait pas dû soutenir du tout que l’existence est un prédicat, puisque deux sujets dont l’un a un prédicat donné, tandis que l’autre ne l’a pas, ne peuvent absolument pas être exactement semblables. Il aurait dû par conséquent en arriver à la position kantienne, que l’existence n’est pas un prédicat, et que la non-existence de Dieu ne peut être contradictoire en soi. » (p. 196). Pour Russell à la suite de Kant, il s’ensuit que la preuve ontologique de l’existence de Dieu n’est pas valable parce que l’existence n’est pas une des perfections de Dieu. Je traduis : l’existence (de quelque chose, une table par exemple) n’est pas un prédicat (attribut) de cette chose au même titre que ses autres attributs (par exemple, être en bois). Reste que tout le monde n’est pas convaincu si bien que Michel Bitbol dans La conscience a-t-elle une origine ? (voir note 8) préfère parler de « rigueur douteuse » (p. 254) et de « forte présomption d’invalidité » (p. 255). Mais il reconnait que la logique est loin d’épuiser « le pouvoir de séduction » de l’argument ce qui est aussi mon sentiment : « Sous couvert de logique, la démarche de saint Anselme doit avant tout avoir eu un moteur vécu. (…) À chaque tentative que fait sa raison pour circonscrire le concept de Dieu, la définition de ce dernier la remet en marche vers une conception plus large et plus haute ; et ce processus d’autodépassement se poursuit jusqu’à faire perdre l’équilibre au marcheur rationnel, jusqu’à le griser de sa propre inaptitude à se retenir dans sa fuite. » (p. 254). Sa conclusion confirme et complète les remarques d’A. Michel et M.-M. Dufeil : « Saint Anselme a (…) fait preuve de (…) lucidité lorsqu’il a noté que tout argument, y compris ontologique, en faveur de l’existence de Dieu, est pré-conditionné par la croyance en Dieu. L’argument en faveur de l’objet premier de la foi ne vaut que dans et pour une expérience de la foi qui prend la forme d’une extase d’accueil, et il se dissipe comme brume logique au soleil de la critique dès que la foi s’est absentée. “Ce n’est pas pour croire que je cherche à comprendre : c’est pour comprendre que je crois. Car je crois également ceci : que je ne comprendrais pas si je n’avais pas cru.” (Anselme de Cantorbéry, Proslogion, op. cit., p. 40). » (p. 256). Admirable pensée dont on n’est pas près non plus d’épuiser la richesse.
  4. L’incertitude du raisonnement est un fait d’observation capital. La capacité des hommes à raisonner plus ou moins juste sur des prémisses fausses et incomplètes et leur excessive confiance dans des raisonnements « bien tournés » expliquent en grande partie le succès d’idées inadaptées au réel (des plus petites aux plus grandes, dont un bel exemple est le socialisme soviétique, encore dans toutes les mémoires) et, par effet cumulatif, l’état précaire de nos sociétés. Le raisonnement ne devient fiable que dans le cadre de la démarche scientifique expérimentale qui n’est ni spontanée ni facile. Deux citations de Jean Fourastié peuvent aider à comprendre ce qui est en jeu (on peut y adjoindre une autre sur la « confusion de la raison raisonnante et de l’intelligence expérimentale sous le seul nom de Raison », qu’on trouvera en note 6 de la chronique n° 416). Voici la première : « Il ne faut pas confondre raison raisonnante et raison expérimentale. La raison raisonnante est celle qui ne s’appuie que sur elle-même, tandis que la raison expérimentale est celle qui se vérifie, se contrôle, se discipline par la confrontation avec le réel observable. La première est à la portée de l’homme moyen, elle est l’expression naturelle de son imagination, mais elle est en général contredite par le réel, dès que l’on veut, ou seulement vérifier par le réel ce qu’elle annonce, ou, à plus forte raison, imposer au réel ce qu’elle présente comme possible et désirable. Par contre, la raison expérimentale ou scientifique est une acquisition fondamentale mais ardue de la pensée humaine, qui exige attention, vérification, prudence, précision… qui ne peut, dans l’état actuel du monde, être pratiquée que par un petit nombre d’hommes, et qui ne découvre qu’une fraction infime du réel. » (Ce que je crois, Grasset, Paris, 1981, p. 132) Et la seconde : « Dans la démarche scientifique, la distinction entre le rationnel et l’expérimental s’est accusée. Le rationnel en est venu à n’être considéré que comme un langage apte, non à découvrir le réel, mais à envisager le possible, à élaborer des hypothèses, puis, lorsque l’observation du réel a fondé la découverte, à rendre cette découverte “compréhensible” au cerveau humain et transmissible par l’enseignement. (…) L’essentiel de la science, c’est la découverte et non l’invention. Seul le test expérimental transforme l’invention en découverte. » (idem, pp. 155-156) Ces distinctions, de découverte relativement récente, sont malheureusement encore loin d’avoir pénétré les esprits, notamment en France. On les connait en principe – par exemple les responsables politiques, sociaux, éducatifs, admettent de plus en plus qu’il faut expérimenter pour déterminer les meilleures mesures à prendre au lieu de se fier à des raisonnements sur le papier ou à des idéologies – mais en pratique on l’oublie souvent quand les tensions sont vives et les solutions réclamées de manière urgente. Aimé Michel s’est appuyé sur sa défiance du pur raisonnement et sa confiance en la démarche expérimentale pour diffuser les travaux scientifiques significatifs (notamment en physique quantique et en éthologie), promouvoir l’étude de faits négligés (psychologie exceptionnelle, parapsychologie, expériences mystiques, ufologie, etc.) et critiquer la plupart des idées dominantes de son époque, à son avis mal fondées, qu’elles soient maintenant en régression (marxisme, freudisme) ou toujours florissantes (darwinisme, matérialisme, etc.), qui toutes ont pour fâcheuse conséquence de masquer des pans entiers de la réalité. Voir par exemple la chronique n° 340, Il faut tourner sept fois sa langue avant de dire que c’est absurde – L’insuffisance du raisonnement purement verbal et la nécessité de la vérification.
  5. Que cette opinion (« le propre du vrai savant est de savoir chaque matin jeter par la fenêtre deux ou trois de ses théories favorites ») soit énoncée par Konrad Lorenz a son importance. En effet, Aimé Michel, qui l’a recueillie de la bouche du grand biologiste puis citée dans sa chronique n° 183, se l’est vu reprocher par son ami le physicien Olivier Costa de Beauregard. Dans une lettre à F. C., ce dernier estime qu’il s’agit d’« une opinion, touchant le développement et la nature de la théorie physique, aussi extrémiste et totalitaire que celle qu’il refuse à très bon droit » car la théorie (physique donc) se transforme en conservant toujours des éléments des théories plus anciennes (voir note 5 de la chronique n° 218). Cette différence d’appréciation tient à ce que le mot « théorie » n’a pas le même sens pour les deux hommes. Pour le physicien Costa de Beauregard, il s’agit d’une vaste construction, souvent multiséculaire, alors que l’éthologiste Lorenz a sans doute à l’esprit des théories de moindre portée et, certainement, moins formalisées.
  6. Aimé Michel citait souvent les propos du grand physicien John A. Wheeler (1911-2008), voir par exemple les chroniques n° 283, L’arroseur arrosé – De Brillouin à Wheeler : l’Esprit qui voit et sait dans la physique contemporaine, ou encore les chroniques n° 284, 325, 385, 388, 417 et 424.
  7. La formule « Qu’il y ait un moment où rien ne soit, éternellement rien ne sera » se trouve dans Introduction à la philosophie ou De la connaissance de Dieu et de soi-même (p. 82 de l’édition de 1868 du tome 9 des Œuvres complètes de Bossuet, disponible en livre Google, p. 105 du PDF). Voici tout le passage où elle figure : « Si je cherche maintenant, où, et en quel sujet elles [les vérités] subsistent éternelles et immuables comme elles sont, je suis obligé d’avouer un Être où la vérité est éternellement subsistante, et où elle est toujours entendue ; et cet Être doit être la Vérité même, et doit être toute vérité, et c’est de lui que la vérité dérive dans tout ce qui est et ce qui entend hors de lui. C’est donc en lui, d’une certaine manière qui m’est incompréhensible, c’est en lui, dis-je, que je vois ces vérités éternelles ; et les voir, c’est me tourner à Celui qui est immuablement toute vérité, et recevoir ses lumières. Cet objet éternel, c’est Dieu éternellement subsistant, éternellement véritable, éternellement la vérité même. Et en effet, parmi ces vérités éternelles que je connais, une des plus certaines est celle-ci : qu’il y a quelque chose au monde qui existe d’elle-même ; par conséquent qui est éternelle et immuable. Qu’il y ait un seul moment où rien ne soit, éternellement rien ne sera. Ainsi, le néant sera à jamais toute vérité, et rien ne sera vrai que le néant : chose absurde et contradictoire. Il y a donc nécessairement quelque chose qui est avant tous les temps, et de toute éternité ; et c’est dans cet Éternel, que ces vérités éternelles subsistent. C’est là aussi que je les vois. Tous les autres hommes les voient comme moi, ces vérités éternelles ; et tous, nous les voyons toujours les mêmes, et nous les voyons être devant nous, car nous avons commencé, et nous le savons ; et nous savons que ces vérités ont toujours été. Ainsi, nous les voyons dans une lumière supérieure à nous-mêmes ; et c’est dans cette lumière supérieure que nous voyons aussi si nous faisons bien ou mal, c’est-à-dire si nous agissons ou non selon ces principes constitutifs de notre être. » J’ai reproduit tout ce passage parce que, outre la célèbre formule, le second paragraphe (je vois) et les deux derniers (je les vois, nous les voyons) font aussi références au « Dieu intérieur », qui est la « lumière de vérité qui illumine tout homme » de Jean et la conscience qui ouvre à la vraie connaissance de Paul (voir l’avant-dernier paragraphe de la chronique n° 432).
  8. L’expérience de l’étonnement d’être est une expérience humaine essentielle, au fondement même de l’interrogation philosophique. Comme toute expérience profonde il est difficile de la traduire en mots et de la faire naître chez autrui par cette voie s’il ne l’a pas déjà éprouvée lui-même. Le récit qu’en donne ici Aimé Michel est loin d’être « faible » si on en juge par comparaison aux autres relations de cette expérience qui ont été faites dans la littérature. Ce récit révèle qu’au cœur de la conscience il y a l’expérience pure (qu’on appelle aussi conscience primaire ou conscience phénoménale) qui se distingue de la conscience réflexive (qui est un savoir) et de la conscience de soi (« appréhension de soi-même en tant que sujet durable de ses actes et centre de perspective de sa propre expérience »). Un livre récent du médecin, physicien et philosophe Michel Bitbol, chercheur au CNRS (École normale supérieure), La conscience a-t-elle une origine ? (Flammarion, Paris, 2014, 748 pp., auquel j’emprunte les définitions qui précèdent, p. 55) est entièrement motivé par cet étonnement d’être, travaillé de part en part par le désir, la volonté, l’espoir de convaincre son lecteur que l’expérience consciente n’est « ni un objet, ni une propriété, ni un phénomène », et pourtant n’est pas rien, pourrait même être tout, puisqu’elle « infiltre ce que nous sommes ». S’ensuit une vaste enquête, où se trouvent convoquer les lumières de la philosophie (métaphysique, phénoménologie), les données scientifiques les plus récentes (en physique, neurobiologie et psychologie), sans omettre les enseignements d’expériences sinon exceptionnelles du moins mal répertoriées. Cette enquête met en lumière une évidence première, à savoir que la question posée (la conscience a-t-elle une origine ?) a une conscience pour origine, d’où une structure circulaire (on dit aussi autoréférentielle) qui condamne par principe toute solution de type scientifique fondée sur un objet, une propriété ou un phénomène. L’une des conséquences principales de cette évidence est qu’en aucun cas la conscience ne saurait être réduite à un processus neuronal, autrement dit tout espoir d’expliquer la conscience par un « mécanisme » (ce qui est l’ambition du matérialisme) est impossible, plus exactement, inconcevable en principe (p. 100). Or l’entreprise de réduction a été jusqu’ici l’entreprise même de la science. Voilà, constatent les partisans du réductionnisme : « nous avons réduit la chaleur à l’énergie cinétique des molécules composants un matériau ; la couleur à la longueur d’onde du rayonnement électromagnétique ; la vie à des réseaux cycliques de réactions, de catalyses et de codages biochimiques ; la pensée à une machine de Turing implémentable sur des ordinateurs ; le temps à une dimension de l’espace quadridimensionnel de Minkowski ; et ainsi de suite, sans que la liste soit limitative. Tous ces concepts réduits étaient initialement parés d’une connotation d’ineffable. Pire, ils étaient presque toujours associés à une puissance surnaturelle ou à une essence impénétrable. (…) Et toute cette magie s’est évaporée à partir du moment où une théorie scientifique a pu rendre raison dans ses propres termes des phénomènes circonscrits par les noms communs de “chaleur, couleur, vie, pensée, temps”. Dès lors, poursuivent les avocats du réductionnisme, le prétendu “mystère” de l’ineffable conscience disparaîtra dans l’avenir à la manière dont tous les autres ont disparu : par sa retraduction en langage scientifique, et par la prise en charge des phénomènes qui lui correspondent au sein d’une théorie à valeur prédictive. » (p. 266). Faux, répond Bitbol, l’analogie entre chaleur et conscience est erronée car la conscience, à la différence de la chaleur, n’est pas qu’un concept global et microscopique. « Aucun précédent historique ne vient soutenir la perspective lointaine de la réduction de la conscience, puisque nous réalisons maintenant quel genre d’abîme sépare les deux réductions comparées au-delà de leur similitude superficielle : l’une met en relation deux termes de la même catégorie épistémologique (des propriétés objectives), tandis que l’autre cherche à relier deux termes relevant de catégories épistémologiques mutuellement exclusives (une propriété objective et un arrière-plan transcendantal ; quelque chose qui est et ce que ça fait d’être). » (pp. 269-270 ; remarquons au passage que cette distinction est de même nature que celle entre attribut et existence qui apparait dans l’argument ontologique, voir note 3). L’ambition des sciences cognitives actuelles d’alléger les verbes « comprendre », « penser », « croire » de leur teneur de phénomène d’expérience, comme l’ont été auparavant « mouvoir », « chauffer », « vivre » par la mécanique, la thermodynamique et la biologie, se heurte donc à un mur : « Il est vrai que ces stratégies de reconfiguration objectivante des concepts, et de redéfinition subreptice des termes, ont remarquablement réussi dans les sciences de la nature ; mais il est également inévitable qu’elles se heurtent à un mur à l’extrémité expérientielle de leur projet, puisque ce mur n’est autre que leur propre condition, et que l’extrémité n’est autre que leur source. » (p. 374). À la relation dissymétrique entre cerveau et conscience postulée par les sciences cognitives (celui-ci engendrant celle-là), M. Bitbol substitue une relation symétrique : « Une fois saisie dans toute son amplitude, la corrélation neuro-psychique se découvre faite de deux brins tressés l’un dans l’autre, et menant l’un à l’autre, sans que l’un ne prenne l’ascendant sur l’autre : le brin objectivé et le brin éprouvé ; le brin qui conduit de l’altération neurologique [pathologique ou expérimental] à la modification d’un rapport verbal d’expérience, et le brin qui conduit de l’intention vécue par un sujet d’altérer un fonctionnement neuronal à l’effet constaté (et donc lui aussi vécu) de l’acte d’altération [dans le neurofeedback]. On comprend la nature du biais matérialiste par contraste avec cette pleine réciprocité. » (p. 544). En fait, M. Bitbol ne rejette pas seulement les monismes matérialistes, auquel il rattache le panpsychisme, mais aussi les thèses adverses des monismes idéalistes de Berkeley, Malebranche, Fichte, Hegel, auquel il rattache les monismes neutres de Spinoza et Russell, et les dualismes de Descartes et Chalmers. Sa faveur va à la neurophénoménologie fondée par Francesco Varela, à la fois dualisée et non dualiste (p. 347) qui invite à mener de manière conjointe des études en première personne (subjectives, sur ce qu’éprouve le sujet) et en troisième personne (objectives, sur les données neurophysiologiques recueillies sur le cerveau du sujet au même moment) sans qu’aucun des deux pôles soit supposé plus fondamental que l’autre. On aura reconnu plusieurs des arguments avancés dans les présentes chroniques, tels que l’irréductibilité de la conscience, la circularité de Morowitz (voir chronique n° 329), les limites de l’explication (n° 338), le diallèle le Sextus Empiricus (n° 384), le test de Turing (n° 38), les fondements de la physique quantique (n° 285), le neurofeedback (n° 204), les expériences mystiques (n° 83), la conscience animale (n° 406), celle des robots (par ex. n° 181 et 278), etc. Les conséquences de ce rejet du matérialisme réductionniste sont considérables : « Dans cette situation déséquilibrée, qui combine un formidable succès planétaire de la démarche scientifique avec la réalisation discrète de ses limites dans quelques cercles philosophiques, il faut éviter de prendre la réussite visible pour une bonne raison de minimiser l’obstacle terminal ou de le tenir pour provisoire. À rebours de la stratégie de minimisation, il se pourrait bien en effet qu’un tel obstacle préfigure la nécessité d’une reconfiguration future de l’intégralité de l’entreprise scientifique, afin de retrouver la pleine intelligibilité de notre situation dans le monde. » (p. 374). C’est à une décision fondatrice de notre culture, celle de l’objectivation universelle (l’étude d’objets détachés de nous, extérieurs à nous) qu’il va falloir renoncer, sans renoncer à la science elle-même. Ce renoncement devient d’autant plus urgent que le développement techno-économique se propage « comme un feu de forêt qui consume le milieu de nos vies dans le même moment où il fait proliférer les moyens matériels de notre qualité de vie, et qui nous laisse entrevoir un futur transhumain, voire posthumain, par-delà sa promesse lénifiante d’améliorer la condition humaine. » (p. 681, qui cite également Jean Cocteau). Ces quelques extraits de cet ouvrage universitaire, exigeant, muni de toutes les références nécessaires, nécessitant une lecture attentive mais capable de récompenser le lecteur de ses efforts, n’annonce rien de moins que le changement de paradigme qu’attendait Aimé Michel sur les mêmes bases. Remarquons que ce changement ne résulte de la découverte d’aucun fait nouveau ; il porte exclusivement sur un complet changement de vision du monde et d’objectif par abandon d’un projet dont on comprend désormais qu’il est irréalisable (la réduction de la conscience). Néanmoins, on peut s’attendre à ce que son adoption conduise à des recherches nouvelles productrices de faits nouveaux, voire conduire à ce qu’envisageait Aimé Michel : une science future s’attachant de plus en plus à l’exploration de l’esprit. Comment évoluera une humanité délivrée de la volonté de puissance et que deviendront la spiritualité et la religion dans ce contexte (« Dieu du futur » selon le titre de la chronique n° 430), il est trop tôt pour le dire mais non pour y réfléchir.
  9. La description de cette pure expérience d’être, presque mystique, par son héro Antoine Roquentin, est le passage le plus célèbre de La nausée (1938, folio n° 805, p. 181 ; il y a un autre passage similaire, p. 139) : « Donc j’étais tout à l’heure au Jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination. « Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire “exister”. J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux “la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette”, mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une “mouette-existante” ; à l’ordinaire l’existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d’elle et, finalement on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j’avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot “être”. Ou alors, je pensais… comment dire ? Je pensais l’appartenance à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient : elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s’était évanoui ; la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité. « (…) Nous étions un tas d’existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n’avions pas la moindre raison d’être là, ni les ni les autres, chaque existant confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop : c’était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux. « (…) Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j’avais trouvé la clef de l’Existence, la clef de mes Nausées, de ma propre vie. De fait, tout ce que j’ai pu saisir ensuite se ramène à cette absurdité fondamentale. (…) « Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine de marronnier. Ou plutôt j’étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d’elle – puisque j’en avais conscience – et pourtant perdu en elle, rien d’autre quelle. (…) Le temps s’était arrêté (…) De fait, je n’ai pas eu conscience d’un passage. Mais tout d’un coup, il m’est devenu impossible de penser l’existence de la racine. Elle s’était effacée (…) » Michel Bitbol signale lui aussi (op. cit., pp. 193-194) ces passages de La Nausée. Il rapproche l’expérience qu’ils décrivent de celles obtenues par les pratiques méditatives de diverses traditions spirituelles (il cite Madame Guyon, Thérèse d’Avila, Siddhartha Gautama, Patanjali…) ainsi que de l’épochè des phénoménologues (terme emprunté par Husserl aux sceptiques grecs, qui signifie suspension du jugement, p. 131). Aussi fait-il une large place à la phénoménologie, ce courant philosophique envisagée par Hegel, développé par Husserl et Heidegger, et en France par Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. Sans nier ni la pertinence de certaines des observations des phénoménologues ni la difficulté de les exprimer par le langage, je me demande si leurs réflexions, loin d’éclairer le sujet, ne tendent pas à désespérément l’obscurcir en un brouillard de mots, mais je veux bien admettre que mon éducation scientifique m’empêche d’apprécier ces profondeurs philosophiques…
  10. Les philosophies du soupçon sont l’une des formes que prend la « vanité triste », voir la note 3 de la chronique n° 428. Le nom de « maîtres du soupçon » est attribué au philosophe Paul Ricœur qui, au début des années 1960, l’a donné aux trois penseurs les plus en vue de cette époque : Marx, Nietzche et Freud. Tous les trois veulent, par des voies différentes (la révolution, la volonté de puissance ou la psychanalyse) délivrer l’homme de l’illusion religieuse et réduire les morales à des faits sociaux, psychologiques ou historiques, en rupture avec leurs prédécesseurs comme Kant, par exemple, qui tenait la morale pour constitutive de la nature humaine. Dans Le conflit des interprétations (Seuil, Paris, 1969), Ricœur rattache leurs analyses à un même soupçon : une conscience de soi qu’ils tiennent pour illusoire selon des modalités propres à chacun. Mais, souligne Ricœur, les solutions qu’ils ont proposées ont eu des conséquences calamiteuses : surtout Marx et Nietzsche qui ont engendré l’un l’illusion des « lendemains qui chantent » et le goulag, l’autre le nihilisme et la Shoah ; Freud dans une moindre mesure qui a échoué à délivrer l’homme du désir sans limite. Ces évènements historiques ont infligé un démenti sévère aux espoirs de Bertrand Russell qui pouvait encore écrire en 1927 : « Nous devons faire du mieux que nous pouvons en ce monde, et s’il n’est pas aussi bon après nous que nous l’avons désiré, il sera malgré tout encore meilleur que ce qu’en ont fait les autres dans le passé » (Pourquoi je ne suis pas chrétien et autres textes, p. 46) et encore en 1930 : « Nous sommes en possession de connaissances qui peuvent assurer le bonheur universel ; le principal obstacle à leur utilisation, c’est l’enseignement de la religion. La religion empêche nos enfants de recevoir une instruction fondée sur la raison ; la religion nous empêche d’éliminer les causes essentielles de la guerre ; la religion nous empêche d’enseigner la morale de la coopération scientifique à la place des vieilles et féroces doctrines du péché et du châtiment. Il se peut que l’humanité soit au seuil de l’âge d’or ; mais il sera d’abord nécessaire de mettre à mort le dragon qui en garde la porte, et ce dragon, c’est la religion. » (pp. 77-78 ; c’est moi qui souligne). Même si Russell n’entendait pas mettre à mort des hommes, fussent-ils religieux, sachant ce que l’on sait, on ne peut lire ces lignes sans frémir. Pour poursuivre cette réflexion, on peut lire la chronique n° 339, Utopiste qui veut faire mon bonheur, t’es-tu regardé dans un miroir ?
  11. Michel Bitbol fait une remarque semblable à propos des expériences de mort imminente : « Le goût d’être tout, et tout le temps, qu’a laissé l’expérience de mort imminente, transfigure souvent la vie entière dans son sillage après avoir ouvert une perspective illimitée au mourir entier. Le “rien” d’Épicure n’est pas le dernier mot sur cette expérience dernière. » (op. cit., p. 676).
  12. Cette logique ondulatoire, déjà évoquée dans d’autres chroniques n° 285, 293 (en notes), 353, 387…, suggère que même la logique n’est pas un fondement immuable. Mais attention au contresens, rabattre l’orgueil des raisonneurs ce n’est pas humilier la raison et encore moins la science, voir la chronique n° 345, Limites et grandeurs de l’intelligence scientifique. Quant à l’aphorisme Plutôt que de raisonner sur Dieu, mieux vaut l’aimer, il exprime à nouveau l’antique sagesse stoïcienne revue à la lumière du christianisme qui enjoint d’aimer ce qui est et de s’émerveiller d’avoir été élevé à l’existence (voir la chronique n° 425, Avant que rien ne fût… – Ai-je été choisi pour habiter ce mystérieux chaos ?)