CORRESPONDANCE : L’ATTENTAT CONTRE LA BIOSPHÈRE - France Catholique
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CORRESPONDANCE : L’ATTENTAT CONTRE LA BIOSPHÈRE

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Monsieur Le Directeur et Cher Ami,

J’ai fait part à notre ami Jean Cazeneuve1, professeur à la Sorbonne, de mon désaccord avec le sens général de son article de France Catholique-Ecclesia (n° 1360 du 5 janvier 1973) sur la pollution.

Permettez-moi d’expliciter ici un peu plus mon point de vue. Selon Jean Cazeneuve, la pollution est devenue une sorte de tarte à la crème que l’on utilise à tort et à travers, et notamment avec des arrière-pensées idéologiques. Or, dit-il en substance, cette tarte à la crème est illusoire. La pollution, c’est la saleté : or, nous sommes beaucoup plus propres que nos ancêtres. Nous ne dormons plus sur nos déjections comme nos ancêtres habitant les cavernes, les palafittes ou les kjökenmödinger2.

Tout cela est bien vrai, à un détail près, à savoir que la pollution en question n’a rien à voir avec la saleté.

La pollution en question est la destruction du milieu vivant global, c’est le plomb répandu dans l’atmosphère par la combustion de l’essence, que nous mangeons avec les légumes, d’où qu’ils viennent et que l’on retrouve jusqu’au milieu du Pacifique, c’est l’accroissement de l’opacité atmosphérique par les poussières, c’est le déplacement de l’équilibre thermique par l’effet de serre de l’anhydride carbonique, c’est le recul de la terre végétale, c’est la crise de l’eau douce (ces deux problèmes longuement analysés par un ancien collègue de Jean Cazeneuve à la Sorbonne, le géologue Raymond Duron), c’est l’empoisonnement des mers (qui renouvellent l’oxygène de l’air), bref c’est l’attentat, non contre tel ou tel milieu limité, perdu dans le vaste monde, mais contre la biosphère elle-même.

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Prenons un exemple, celui des poussières, et ne retenons que des faits, connus et publiés bien avant que le mot même de pollution ait commencé d’apparaître dans les journaux. Dès 1949, les paléogéographes et les géologues savaient qu’il existe, depuis au moins cinq cents millions d’années, une relation étroite entre l’activité volcanique, la température atmosphérique, les courants marins et l’extension des glaciers (c’est-à-dire, corrélativement, les variations du niveau de la mer). Je renvoie ici au livre classique du géographe anglais C.E.P. Brooks : Climate through the Ages (New York, 1970), et en particulier au graphique de la page 206. On y voit qu’un peu plus ou un peu moins de poussières dans l’atmosphère a régulièrement eu pour corrélat la formation ou la disparition de glaciers sur des portions entières de continents, et des fluctuations du niveau marin, de plusieurs dizaines de mètres3.

Un autre collègue de Jean Cazeneuve, le géologue André de Cayeux, a montré que la fonte du seul glacier groenlandais suffirait, non seulement à noyer tous les ports du monde et toutes les plaines littorales, mais des villes aussi continentales que Paris. Or, que faut-il pour faire fondre un glacier de cette importance ? Brooks cite les chiffres qui ne résultent pas d’hypothèses ni de calculs personnels, mais des observations d’une foule de géologues sur ce qui s’est réellement produit dans le passé : il suffit d’une variation moyenne globale de quelques degrés. De telles variations se sont produites tout au long de l’histoire de la terre. La nouveauté est que maintenant nous les provoquons nous-mêmes, notamment en déversant dans l’atmosphère plus de poussières que tous les volcans du monde.

Je ne dis pas que nous allons faire fondre l’inlandsis groenlandais et que Paris sera noyé ! Je dis que la dispute sur la pollution porte sur de tels problèmes, et non sur la propreté relative de nos villes et des palafittes; et que c’est un problème d’une infinie gravité, bien plus que celui de la guerre ou de la paix, bien plus que celui de l’emploi ou de la mise au rebut de la bombe H. Car la guerre, la paix et la bombe relèveront toujours de claires décisions historiques. Elles seront toujours, au moment décisif, entre les mains de quelques hommes responsables et libres de peser le pour et le contre. Au lieu qu’il suffit de notre insouciance pour assassiner la terre et que nous crevions comme des rats dans un bateau qui sombre.

Je ne suis d’accord avec Jean Cazeneuve que sur un point : c’est que la science seule peut nous sauver, et que condamner la science et sa fille la technique est une folie.

Elle peut nous sauver, mais nous tuer tout aussi bien, selon l’usage que nous en ferons. Elle est le moteur de notre civilisation. Elle n’en est pas le gouvernail. Elle peut pousser vers le large le bateau dont je parlais ou bien le jeter au naufrage4. Pour l’instant, les géologues, les géophysiciens, les biologistes nous crient que c’est au naufrage que nous courons. Je ne me sens guère qualifié pour contester ces spécialistes et préfère les écouter, même s’il existe un risque qu’ils exagèrent, plutôt que de m’apercevoir trop tard qu’ils avaient raison. Les croire me fait courir le risque d’une précaution inutile ; ne pas les croire, celui de condamner à mort l’espèce humaine et la terre avec elle.5] 6

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Quant à la « pollution mentale », dont je ne sais si c’est Malraux ou Schaeffer qui en parla le premier et que Jean Cazeneuve brocarde également, je voudrais lui demander s’il est réellement satisfait du message moyen diffusé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les communications de masse, de l’érotisme industriel, de l’abrutissement par la chansonnette, de l’extermination des cultures populaires par le show business, de la dépréciation et de l’avilissement de l’Université, du triomphe enfin de la femme-ventre et de l’homme-objet ?

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur et cher Ami, l’assurance…

Aimé MICHEL

(*) Chronique n° 129 – F.C. – N° 1365 – 9 février 1973 reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com), chap. 11 « Pêcheurs, délinquants et criminels », pp. 311-313.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 8 octobre 2012

  1. Jean Cazeneuve (1915-2005), agrégé de philosophie, docteur ès lettres, diplômé de Harvard, chercheur au CNRS (1959-1966), après avoir fait un long séjour chez les Indiens du Nouveau Mexique devient professeur de sociologie à la Sorbonne à partir de 1966. À l’époque où Aimé Michel écrit ces lignes (1973), il est aussi administrateur de l’ORTF (1964-1974) et président du comité des programmes de la télévision (1971-1974). L’année suivante il devient le premier président-directeur général de TF1 (1974-1978), alors société nationale. Par la suite, il est ambassadeur, président de divers organismes de Communication, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques (1988). Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages de psychologie, ethnologie, morale et sociologie, dont six sur la télévision. Connu pour son optimisme et son humour, à TF1 il marie « culture et gaieté » et donne l’antenne à Desproges, Bonte, Piem, Collaro… Il intitule son dernier livre et testament philosophique Les Roses de la vie. Variations sur la joie et le bonheur (1999).
  2. Une palafite est une construction lacustre sur pilotis. Un kjoekkenmoeding (mot danois qui signifie « fumier de cuisine ») est un amas de débris de cuisine de peuples de l’âge de pierre, plus précisément du Mésolithique, une période de quelques millénaires aux alentours de 10 000 ans avant notre ère. Les peuples de cette époque consommaient en effet des mollusques marins ou terrestres. Sur le littoral, en particulier sur la côte du Jutland, cette consommation poursuivie au fil des siècles produisit des amas de coquilles que l’on retrouve aujourd’hui, hauts de plus d’un mètre et longs parfois de plusieurs centaines de mètres. Dans les grottes et les abris-sous-roches, les amas de coquilles d’escargots (escargotières) atteignent un mètre d’épaisseur et dix mètres de long. Il ne faut cependant pas exagérer l’importance de cette consommation car, en calories, un seul cerf est l’équivalent de 50 000 huîtres !

    Ces peuples mésolithiques se signalent à notre attention par un autre aspect : ils vécurent des bouleversements climatiques importants accompagnés de grandes transformations des terres habitables, de la flore et de la faune ; les changements climatiques ne sont donc pas un phénomène contemporain (même si leurs causes étaient naturelles dans le passé et anthropiques aujourd’hui). Les hommes de cette époque connurent en effet, à partir de −11 800, une période postglaciaire de réchauffement climatique : la température de surface de l’Atlantique monta de 0,9 à 9 °C en hiver et de 6,6 à 14 °C en été. Après une interruption marquée par une période de froid sévère (appelée Dryas III, de −11 000 à −10 000), les températures s’élevèrent à nouveau rapidement (de 7 °C en 500 ans) et les moyennes actuelles furent atteintes il y a 9 500 ans en Angleterre. En conséquence le niveau marin monta de 60 m environ. Les basses terres occupées par les hommes furent envahies par la Mer du Nord et la Manche, et la Grande-Bretagne se trouva isolée du continent vers −9 000. Par contre, le recul des glaciers libéra les vallées d’altitude méridionales et de vastes territoires septentrionaux (Écosse, Scandinavie). Les paysages se transformèrent progressivement : les herbes furent remplacées par les arbres : d’abord bouleaux et pins (−10 000), puis pins et noisetiers (−9 000), enfin chênaie mixte (chêne, tilleul, orme et frêne depuis 7000 ans). (Cf. Michel Orliac, in José Garanger dir., La Préhistoire dans le monde, PUF, Paris, 1992)

    Le paléontologue Yves Coppens tire la leçon de ces évènements en ces termes : « Depuis que l’on nous répète que le climat bouge et que l’homme est l’auteur de ce changement, notre société semble prendre conscience de l’instabilité des choses et s’y intéresser. Comme les géologues, les paléontologues, les archéologues le savent depuis toujours, c’est d’ailleurs leur métier, rien n’est stable ni sur la Terre ni dans l’Univers : la période interglaciaire dans laquelle nous nous trouvons ne s’est pas installée pour l’éternité avec ses paysages figés, que l’homme participe ou non à sa transformation. » Mais cette connaissance ne doit pas être interprétée comme un encouragement à ne rien faire : « Soyons donc vigilants. Protégeons notre environnement pour nous protéger nous-mêmes. De toute façon, le climat va changer et Homo sapiens aussi, mais n’en précipitons pas l’échéance avant de savoir dans quel sens il nous faut agir. Cela pourrait être à nos dépens. » (Le présent du passé. L’actualité de l’histoire de l’homme, Odile Jacob, Paris, 2009, pp. 228-229).

  3. Aimé Michel était très sensible à cette question du changement climatique. Il y a consacré plusieurs chroniques : n° 2, L’eugénisme ou l’apocalypse molle, « L’humanité vit les dernières pages de son Grand Meaulnes » (27.07.2009) ; n° 54, Le temps pourri (Pollution atmosphérique et réchauffement, 30.05.2011) ; et n° 177, Les hivers retardés (L’histoire du climat et les cycles solaires, 17.08.2011).
  4. Comme on le verra la semaine prochaine, suite à la remarque d’un lecteur, Aimé Michel modifiera la formulation « la science seule peut nous sauver » en ajoutant « si les hommes sont assez sages pour utiliser la science à cette fin ». Mais cette addition ne fait que renforcer l’idée qui était déjà affirmée par « selon l’usage que nous en ferons ».

    Ce paragraphe pose le problème du rôle de la science dans les dangers encourus par l’humanité. La tentation est grande d’attribuer à la science la responsabilité des catastrophes qui peuvent se produire, alors qu’elle est aussi un rempart contre elles puisque c’est elle qui, ultimement, fournit les instruments de mesure et d’alerte (par ex. suivie des pollutions, de la température du globe, de la biodiversité etc.) ainsi que les éventuels antidotes. La connaissance est seule source d’espoir et d’action ; l’ignorance est la voie la plus sûre vers l’abime. Or, en dépit des apparences, la connaissance et sa sœur l’invention sont des plantes rares et fragiles ; rien ne serait plus facile que de les étouffer. Ces diverses facettes du problème de la connaissance sont bien exprimées par Bernard Chevassus-au-Louis, qui a été directeur de l’Inra et de l’Afssa, dans une mise au point sur L’analyse des risques. L’expert, le décideur et le citoyen (Editions Quae, Versailles, 2007, pp. 73-74) : « Si on est mécontent des produits, on commence par se plaindre des produits, puis on se plaint du producteur. On voit effectivement se développer actuellement une critique de la science, donc de la connaissance elle-même, considérée comme la source initiale d‘un certain nombre de maux qui en découleraient de manière plus ou moins logique. Or je crois profondément qu’il faut préserver une certaine autonomie du moteur central [la recherche scientifique]. La production de connaissances originales obéit à une mécanique qui ne se nourrit pas tant que cela de rationalité et de regards publics ; elle se fait dans une multitude de petites échoppes où l’idée est rare, où l’échange des points de vue est une alchimie complexe. Elle suppose de préserver parfois des itinéraires solitaires, d’explorer des hypothèses qui peuvent sembler farfelues [c’est moi qui souligne]. Si l’on ne fait pas percevoir (…) que ce moteur central doit disposer effectivement d’un certain espace de liberté et d’autonomie, on commencera à parler du contrôle social de la science – idée que je n’aime pas du tout –, et non plus du contrôle social de ses utilisations. »

  5. Il est à peine besoin de souligner la dimension prophétique de ce texte, qui date de 1973. Le grand œuvre de Hans Jonas, où apparaît pour la première fois l’idée du « principe de précaution », sera publié en 1979. (Hans Jonas, Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation industrielle, le Cerf, 1995). [B. Méheust
  6. Le principe de précaution a donné lieu à une littérature considérable. Je n’en retiendrai que quelques éléments.

    Dans le petit livre cité ci-dessus B. Chevassus replace utilement ce principe dans son contexte historique et logique. Il appelle risque un phénomène qui n’est pas inéluctable et qui a des effets que la société (ou une partie de la société) considère comme néfastes. Un risque quel qu’il soit présente deux aspects indépendants l’une de l’autre : le degré de certitude de son existence (le risque peut être avéré ou non) et sa sévérité (le risque peut être faible ou fort), ce qui divise schématiquement « l’espace des risques » en quatre cases distinctes. A l’époque moderne, on a considéré que l’une des cases, celle pour laquelle le risque était à la fois élevé et avéré, nécessitait qu’on prenne des mesures de prévention ; les trois autres cases (risque faible ou non-avéré) relevaient quant à elles du « principe de correction », les assurances ou l’état indemnisant les victimes de ces risques. Pour des raisons qui tiennent à la fois au progrès des connaissances scientifiques (dont l’abandon du déterminisme universel) et à la prise de conscience des citoyens (dont la faillite des experts à identifier certains risques), on a été ainsi conduit à introduire le « principe de précaution » pour traiter de manière spécifique une seconde case, celle où le risque est non-avéré mais élevé.

    Il existe deux grandes versions de ce principe. Dans la version « modérée » on doit prouver qu’une innovation présente un danger. La version « radicale » consiste à inverser la charge de la preuve : il faudrait prouver l’innocuité de l’innovation. Malheureusement la version radicale en demande trop à une science qui connaît ses limites, si bien qu’en pratique, seule la version modérée est applicable. C’est elle qui inspire la communication de la Commission européenne à ce sujet ; celle-ci propose quatre critères d’application : la proportionnalité entre la sévérité du risque et les mesures prises (éviter le tout ou rien), la cohérence (une décision prise au nom du principe de précaution ne doit pas être plus dure qu’une décision prise au nom du principe de prévention), la réversibilité de la décision (en fonction de l’évolution des connaissances) et la nécessité d’analyses comparant les coûts et les bénéfices de l’innovation.

    Au-delà de ces aspects pratiques, cette réflexion ouvre sur des changements plus profonds. Selon François Ewald, professeur au CNAM, « [l]e principe de précaution suppose un nouveau rapport à la science et à la connaissance. (…) Alors que l’attitude de prévention suppose un rapport au savoir qui garantisse la véracité des savoirs, l’hypothèse de précaution invite à faire du malin génie le plus trompeur un compagnon de tous les instants. Marie-Angèle Hermitte a déjà fait remarquer que l’hypothèse de précaution conduit à prendre en compte les opinions reconnues comme marginales et dissidentes au sein d’un paradigme scientifique. Plus profondément, une telle attitude témoigne d’un rapport bouleversé à la science, celle-ci nous intéressant moins par la confiance qu’elle procure que par les soupçons et les doutes qu’elle peut susciter aussi bien sur ce qu’on sait que sur ce qu’on ne sait pas. (…) Effectivement, aujourd’hui, la science intéresse moins par les connaissances nouvelles qu’elle produit que par les doutes qu’elle introduit. Sans qu’on en prenne bien conscience, la certitude aujourd’hui n’est plus tant procurée par la voie classique de la proposition démontrée que, un peu à l’instar du cogito cartésien, selon une logique de la double négation: il est exclu qu’il ne soit pas exclu. » (article « Risques technologiques » de l’Encyclopedia Universalis). Cette plus grande tolérance aux « marges de la connaissance » (même si elles « peuvent sembler farfelues » pour reprendre la formulation de B. Chevassus) présente certes des dangers mais est aussi riche de possibilités nouvelles, qu’un esprit convaincu de la fertilité de ces marges, toujours aux aguets et se moquant du qu’en-dira-t-on comme Aimé Michel n’aurait pas manqué de saluer.