À PROPOS D’UN LIVRE DU PROFESSEUR GRASSÉ : « L’HOMME EN ACCUSATION » - France Catholique
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À PROPOS D’UN LIVRE DU PROFESSEUR GRASSÉ : « L’HOMME EN ACCUSATION »

Chronique n° 327 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1782 − 6 février 1981

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Dangers de la science et de la technologie : on pense aussitôt atome, pollution, manipulation génétique, robotisation et autres thèmes importants développés par la presse1. Importants, certes, ils le sont, mais quel rôle valable le public peut-il y jouer ? Le public peut choisir par l’intermédiaire de ses élus. Mais son choix est à pile ou face, chacun allant où le poussent ses intuitions et ses choix politiques qui, en l’occurrence − veuillez bien m’excuser −, ne valent rien. Personnellement, par exemple, je pense qu’il est plus dangereux de fumer un paquet de cigarettes par an ou d’habiter l’Auvergne ou la Bretagne que de travailler toute sa vie dans une centrale atomique. Bien entendu, je pense qu’on a bien de la chance d’habiter l’Auvergne ou la Bretagne, belles régions granitiques, et par conséquent radioactives. Autant dire donc que, selon une opinion privée, la mienne, les plus grands dangers que l’on court dans une centrale atomique sont de se prendre le pied dans un tapis et de se tuer dans un escalier. Mais cela étant (nous en discuterons une autre fois), comment vais-je faire partager mon opinion ? On en est à écouter les « experts ». Avec prudence. Le plus éloquent peut n’y rien connaître. Faites l’expérience : un avocat professionnel, parlant de l’atome ou de l’informatique après avoir pêché quelques idées dans Science et Vie (qui est d’ailleurs, une excellente revue) semble plus convaincant que M. Bertrand Goldschmidt ou le meilleur informaticien du C.N.E.T.2 La fausse science, pollution mentale Le public est-il dont impuissant face aux malfaisances possibles de la science ? Non. Il joue même un rôle essentiel en ce qui concerne sa malfaisance historiquement la plus meurtrière : l’acceptation (ou le refus) des idées fausses concernant l’homme et sa destinée. Des dizaines de millions d’hommes sont déjà morts d’idées nées de la science, diffusées et acceptées sous forme d’idéologies, mais sous couvert de science3. Certes, il ne s’agit pas de science mais de fausse science. Cependant, ces nuages de fausse science sont bel et bien nés au cœur de la science. Comment discerner ces sources de pollution spirituelle ? Le Professeur P. Grassé est de ces rares savants pour qui le public de bonne volonté a le devoir de réfléchir aux problèmes scientifiques producteurs de pollution mentale, quand celui qui sait peut expliquer le fond des choses à celui qui ne sait pas. Tous les problèmes scientifiques ne se laissent pas traiter ainsi malheureusement. Il est rare que le fond des choses en science puisse être expliqué autrement que par des analogies (et alors ce n’est pas 1e- fond des choses que l’on comprend, mais l’image analogique, insuffisante, sinon trompeuse) (a). Le dernier livre du Professeur Grassé 4, raconte, développe et critique la plus funeste sans doute des idées échappées de la science depuis deux siècles : le malthusianisme et ses avatars en biologie, et de là en politique et sociologie. Malthus, Darwin et la mouche du vinaigre Thomas Robert Malthus (1776-1834) n’était pas un savant mais un Révérend, pasteur d’une petite cure près d’Albury, dans le Surrey. Etrange pasteur, qui ne puisa probablement pas dans son Bréviaire l’Essai qui l’a rendu célèbre sur Le Principe de la Population (1798). Ce principe est que « tous les êtres ont le désir de se multiplier plus que la nature n’en peut nourrir ». Donc beaucoup meurent. Mais lesquels ? Dans l’humanité, les pauvres, rejetés par la société humaine, à cause de leur médiocrité. L’existence des misérables traduit le processus naturel d’auto-épuration de la société humaine, qui se débarrasse ainsi de ses incapables. Secourir le pauvre par des réformes sociales n’arrange rien : les incapables n’en seront pas moins rejetés. C’est la lutte pour la vie5. Le malthusianisme se muera en darwinisme social. Ces thèses élitistes qui se répandent à la fin du XIXe siècle envisagent une société dominée par la concurrence et la sélection et prônent la supériorité raciale des Européens ou du moins d’une partie d’entre eux (10 % peut-être, ce qu’elles appellent la « meilleure espèce »).. 1831-1836 : Darwin, âgé de vingt-deux-ans, entreprend son voyage fameux sur le Beagle, qui dura cinq ans et lui permit d’observer les variations extrêmes des espèces vivantes, spécialement sur les côtes sud-américaines, aux îles Galapagos, en Nouvelle-Zélande, en Australie. Il en revint convaincu que la « lutte pour la vie » de Malthus était le moteur de l’évolution, comme il le dit lui-même (introduction à l’édition de 1860 de l’Origine des Espèces) : « Dans le prochain chapitre, nous étudierons la lutte pour la vie (…) C’est l’application de la théorie de Malthus au règne animal et au règne végétal tout entier » (Grassé, p. 17). Voilà l’hypothèse de Malthus (au départ, spéculation sociale comme le Bon Sauvage de Rousseau) introduite dans la science où elle se trouve encore maintenant, après diverses améliorations, sous le nom de « théorie synthétique de l’Evolution ». Cette théorie synthétique, munie de force équations mais d’aucune vérification et d’innombrables réfutations, peut se résumer ainsi : des mutations se produisent au hasard dans les gènes, et les mutations favorables survivent, fixant les changements. Ainsi se fait l’évolution, affirment les néo-darwiniens, en dépit des faits. Car une théorie doit être vérifiée par l’expérience, c’est la règle d’or. Ici l’expérience serait de faire évoluer en laboratoire des espèces à vie très brève. Hélas, voilà bientôt quatre-vingts ans que l’on tourmente la plus malléable des espèces, la mouche du vinaigre, et cette bestiole bornée, rebelle aux équations et aux raisonnements de Jacques Monod6, refuse obstinément d’évoluer. Le Professeur Grassé, ainsi qu’un nombre non négligeable de savants français, quelques anglo-saxons, des japonais, d’autres encore, mais jusqu’ici minoritaires, s’en tiennent au verdict de l’expérience et rejettent une théorie rigoureusement inféconde depuis sa naissance. Pourquoi l’orthodoxie scientifique s’accroche-t-elle à une théorie de l’évolution qui ne sert à rien puisqu’elle n’explique pas l’évolution ?7 Seule survit l’espèce non trafiquée Ah, c’est ici qu’on voit que les savants sont des hommes. Certes, elle n’explique rien, mais c’est une élucubration très cohérente (voir les équations). Son seul défaut est de ne pas marcher. Mais comme le dit la Loi de Maier (autre plaisanterie de laboratoire) : « Quand les faits ne collent pas avec la théorie, liquidez-les ». De plus, et même surtout, le darwinisme, originel ou rénové, a enfanté force idéologies et fausses sciences, grâce à la simplicité de son principe. Toutes les idéologies se répandent par quelque sophisme simple et « évident ». N’est-il pas évident qu’il y a des mutations ? Il y en a, en effet, et même constamment. N’est-il pas évident que parmi tous ces êtres nouveaux créés par les mutations, seuls survivront les plus aptes ? Allons, lecteur, réfléchissez. C’est sur cette « évidence » que se joue le darwinisme. Cherchez. Où diable se cache le sophisme ? Oserez-vous soutenir que les moins aptes à survire survivront ? Question à 100 francs. Si vous donnez votre langue au chat, voici la réponse : bien entendu, c’est le plus apte qui survit, comment pourrait-il en être autrement puisque c’est une tautologie ? Seulement il se trouve, quand on fait et refait pendant quatre-vingts ans l’expérience, que le plus apte c’est l’espèce non trafiquée. On a fabriqué par mutations d’innombrables mouches du vinaigre, toutes monstrueuses, qui crèvent avec une remarquable régularité, et il n’y a toujours dans la nature que la bonne vieille mouche du vinaigre de grand-papa. Comme le dit Grassé, la sélection joue dans la nature un rôle très utile : elle liquide les copies erronées. On peut même dire que, loin d’expliquer l’évolution, la sélection explique la non-évolution qui, dans la nature, est la règle générale. L’évolution créatrice d’espèces est un phénomène réel, et même le phénomène le plus spectaculaire de la nature. Mais c’est un phénomène rare, dit Grassé, et il faut avouer que nul ne sait comment cela se passe. Simplement, on voit dans la nature et par les fossiles que cela se passe. Mieux vaut savoir qu’on ignore que croire à tort qu’on sait. Les idéologies meurtrières Il vaut mieux : surtout, comme il est dit plus haut, quand l’illusion de savoir produit l’idéologie qui tue. Ici, Grassé (p. 53) dessine le très frappant arbre généalogique des idéologies meurtrières issues de Malthus : Malthus engendre Darwin, qui engendre le darwinisme social, qui engendre l’eugénisme racial, qui engendre le Nazisme, avec son modèle social, centré sur le Chef (la Reine) : la termitière ; mais, deuxième généalogie : Darwin engendre le néo-darwinisme intégral ou intégriste, c’est-à-dire la réduction même de l’homme à ses gènes, qui engendre le rejet de l’idée de liberté, qui inclut la culture dans les déterminismes animaux de comportement, et tout cela donne la « sociobiologie » américaine moderne d’E.O. Wilson (bien entendu, l’idéologie d’E.O. Wilson − présentée à la manière de toute idéologie comme une science – n’est pas l’idéologie « américaine » ! C’est l’idéologie d’une école fleurissant aux États-Unis et qui fait ici des adeptes8). L’idée de base de la « sociobiologie » est de présenter, comme son nom l’indique, la sociologie comme ne relevant que de la biologie. L’homme est un primate, donc une simple variété de singe, plus complexe, bien entendu, mais présentant une sociologie qui n’est qu’une variété de l’éthologie des primates. Pour plus de détails, je ne peux que renvoyer le lecteur au livre si riche de Grassé. E.O. Wilson et ses sociobiologistes sont encore peu connus du public en France, mais on peut leur prédire une certaine fortune pour une raison qui est, hélas, toujours la même : ils sont fanatiquement réductionnistes et nous autres Français avons la passion de nous prendre pour des bêtes. Et, pour encore une autre raison, elle aussi répétitive, hélas, cela donne à peu de frais, l’illusion de savoir. C’est une voie royale de l’esprit paresseux vers le savoir-faux mais doit-on s’arrêter à ce détail ? Ce qui me rappelle… Mais nous y reviendrons. Lisez le livre de Grassé (b)9. Aimé MICHEL (a) En physique, Bernard d’Espagnat a réussi le tour de force exceptionnel d’expliquer directement le fameux théorème de Bell (À la recherche du Réel, Gauthier-Vilar éd.)10 (b) P.P. Grassé : « L’homme en accusation » (Albin Michel − 1980). Les autres livres de Grassé, chez Albin Michel sont eux aussi des fruits de connaissances fraîches. Chronique n° 327 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1782 − 6 février 1981 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 janvier 2016

 

  1. Ces « thèmes importants développés par la presse » l’ont aussi été par Aimé Michel lui-même, notamment les manipulations génétiques et les pollutions. Sur la génétique, on pourra consulter les chronique n° 2, L’eugénisme ou l’Apocalypse molle (27.07.2009), n° 91, La fin de la nature humaine ? – Un avenir impensable : l’homme va changer de nature et devenir un autre être (26.09.2011), n° 190, Avortement et biologie – Les effrayantes perspectives ouvertes par les progrès de la biologie (11.07.2011) et n° 213, Le témoin caché – La maîtrise des activités inconscientes et les fruits ambigus de la connaissance, 22.09.2014. Sur la pollution, voir les chroniques n° 129, L’attentat contre la biosphère – Les géologues, les géophysiciens, les biologistes nous crient que c’est au naufrage que nous courons (08.10.2012) et aussi n° 177, Les hivers retardés – L’histoire du climat et les cycles solaires (17.08.2011).
  2. Aimé Michel a plusieurs fois souligné les dangers de l’éloquence, ce vernis superficiel, lorsqu’elle se substitue à la connaissance véritable : « Comment démontrent-ils leurs thèses ? Par l’éloquence. L’éloquence est chose respectable. Cependant, il devrait exister des méthodes objectives permettant de savoir si, comment, et dans quelle mesure (…) » (n° 40, Quand les chiffres plébiscitent la famille, 25.05.2010) « (…) quelques-unes des vieilles vertus européennes comme le goût du contrôle, l’amour de la nature et de la science, le respect des connaissances exactes, le rejet de l’éloquence ! » (n° 224, Les vivants et la mort – Les bonnes et moins bonnes idées de M. Ziegler, le 20.08.2012.) « (…) les profanes en économie, blanchis sous le harnais d’une autre compétence (quelconque) (…) rencontrent tous les jours deux sortes de profanes : ceux qui ne savent rien, et ceux qui, n’en sachant pas davantage, croient qu’ils savent. Ils redoutent comme la peste l’ignorant qui croit savoir mais ne sait rien, sauf parler avec éloquence. » (n° 346, Excursion en économie : les maîtres pataugent les profanes doutent – La grave question du chômage (20.04.2015).
  3. Grassé note dès la première page de son livre que « l’introduction de la biologie en politique a provoqué de véritables catastrophes. Pourtant, la Science n’encourt aucune responsabilité dans ces désastres ; le mal vient du mauvais usage qu’on en fait. À dire vrai, ce ne sont pas ses données qui ont été appliquées à la politique, mais des idéologies prétendues scientifiques. Pas plus que le couteau n’est responsable du meurtre, la Science ne l’est des malheurs de l’humanité, dont les auteurs sont les doctrinaires qui se disent ou se croient scientifiques. Parlons donc de la malignité des hommes et non des malfaisances de la Science. » Sur le communisme (et le nazisme), voir la chronique n° 339, Utopiste qui veut faire mon bonheur, t’es-tu regardé dans un miroir ? – Comment l’illusion de savoir mua la philanthropie marxiste en son contraire, 10.11.2014.
  4. Les trois livres précédents de Grassé ont fait également l’objet de recensions : en 1973, L’Évolution du Vivant dans la chronique n° 163, Des thériodontes et des hommes – Une critique du néodarwinisme par Pierre-Paul Grassé (25.03.2013) ; puis, en 1976, La Défaite de l’amour ou le Triomphe de Freud dans la chronique n° 268, Lyssenko est toujours vivant – À propos d’un livre de Pierre-Paul Grassé (08.06.2015) ; enfin, en 1977, le Précis de Zoologie des vertébrés dans la chronique n° 284, Les origines de l’homme ou des légendes qui s’écroulent – L’évolution buissonnante des Primates depuis 75 millions d’années (13.07.2015). Sur Pierre-Paul Grassé lui-même, voir la chronique n° 38, La relation cerveau-machine. La petite lampe de Prague (12.04.2010), notamment la note 2. Il a 85 ans lorsqu’il écrit L’homme en accusation. Il décèdera cinq ans plus tard.
  5. Grassé commente : « Rien de plus dur n’a jamais été écrit sur les déshérités et pourtant Malthus appartenait à l’Église anglicane (il fut ordonné en 1789) ! Que fit-il donc de l’enseignement des Évangiles ? » et il cite en note un auteur français qui écrit en 1841 que Malthus a « contribué à fonder cette école d’économistes qui ont érigé en principe philanthropique l’inflexibilité, l’insensibilité et sont devenus en quelque sorte inhumains, à force de vouloir préserver l’humanité des erreurs de la charité chrétienne. » (p. 18). Grassé ajoute : « J’avoue qu’à la lecture de l’Essai sur la population, j’éprouve un malaise ; le manque total de charité, l’égoïsme qui s’étalent dans ce livre me font souffrir. » (p. 31)
  6. Aimé Michel considérait que la théorie néo-darwiniste de l’évolution défendue et illustrée par Jacques Monod, ainsi que François Jacob et d’autres, était insuffisante, prématurée et présentée par eux de manière beaucoup trop assurée. Il a exprimé ces réserves à de nombreuses reprises, voir par exemple les chroniques n° 291, Objections à François JacobL’évolution embrasse toute l’histoire de l’univers mais on en ignore le moteur (04.01.2016) et n° 295, « À notre image et ressemblance… » – Objections à François Jacob (suite) (11.01.2016), qui renvoient à d’autres chroniques publiées antérieurement.
  7. Grassé était un critique mordant de la Théorie synthétique de l’évolution. Dans L’homme en accusation il se contente toutefois d’un résumé de ses objections en quelques pages du premier chapitre. « Les hypothèses darwiniennes, celles d’aujourd’hui comme celles d’hier, ne satisfont pas celui qui connaît le Règne animal actuel et passé. Quant à moi, je lui reproche de fabriquer une évolution à sa mesure, qui ne ressemble pas à l’évolution réelle révélée par la paléontologie (aux documents irrécusables), l’anatomie comparée, l’embryologie. La simple probité impose d’avouer que les mécanismes et le déterminisme de l’évolution biologique demeurent inconnus. Ce n’est pas diminuer la science que de dresser le véridique état de ses conquêtes et d’en signaler ses insuffisances. » (p. 26). Pour étayer sa critique il liste dix questions, choisies, dit-il, parmi des dizaines d’autres par la plus grande facilité à les libeller en termes non techniques, auxquelles, selon lui, les darwiniens n’ont jamais répondu parce que, dit-il encore, « ces biologistes se refusent à considérer ce qui, dans la réalité, s’oppose à leur doctrine » et que « le darwinisme est un système idéologique qui ne s’identifie absolument pas avec l’évolution en tant que réalité biologique. » Voici, à titre d’exemple, les deux premières de ces questions et la dernière : – Pourquoi certains animaux et plantes demeurent-ils inchangés bien que soumis à la mutagenèse qui frappe tous les êtres vivants actuels ? Ces organismes panchroniques sont très nombreux et certains sont ubiquistes et présents dans des milieux variés (bactéries, cyanophycées, spongiaires, méduses, blattes, requins, sarigues, etc. ; le type drosophile est inchangé depuis 50 millions d’années). – Pourquoi les espèces étudiées en génétique (colibacille, levures, maïs, pois, drosophile, blatte, surmulot) mutent-elles sans jamais sortir du cadre spécifique ? – Comment expliquer les imperfections organiques et fonctionnelles de maints animaux si la sélection est omnipotente ? Ex : cornes trop grandes, glandes odorantes signalant la présence d’un mammifère herbivore à un prédateur, faiblesse de la colonne vertébrale humaine, etc. Disons plutôt que les darwiniens, qui ne constituent pas un bloc homogène, ont répondu à ces objections mais que leurs réponses n’ont pas satisfait Grassé ! Ainsi Stephen Jay Gould, que Grassé ne cite pas, l’a fait en remplaçant (en 1972) l’évolution graduelle et continue des espèces par un devenir discontinu, où de longues phases sans changement alternent avec de brèves transitions d’une espèce à une autre, et en rejetant (en 1977) l’idée d’une sélection omnipotente (qui sous-tend plusieurs des objections de Grassé dont la dernière). Je me doute que ces thèses de Gould, qui ont été et sont encore discutées et font de lui un darwinien peu orthodoxe, n’auraient pas convaincu Grassé car elles restent fidèles à l’esprit de Darwin et même l’aggravent sur certains points comme l’absolue contingence et la négation du progrès. Ajoutons, pour reprendre les termes du généticien Yves Carton du CNRS dans son livre Entomologie, Darwin et darwinisme (Hermann, Paris, 2011), que le « courant structuraliste et spiritualiste, très hostile au néodarwinisme » représenté par Grassé était déjà minoritaire à l’époque et l’est plus encore aujourd’hui. Toutefois ceci ne signifie pas que le néo-darwinisme règne en maître absolu. D’autres contestations sans références spiritualistes sont apparues, notamment autour de l’épigénétique. Nous en reparlerons. Mais laissons cela, car là n’est pas le thème principal du livre de Grassé…
  8. Par cette parenthèse Aimé Michel tente de prévenir les abus d’un certain antiaméricanisme, voir les chroniques n° 96, Homo americanus – Le désordre américain prélude à un nouveau classicisme (29.09.2014) et n° 301, Le Janus américain – L’Amérique des apparences et l’Amérique réelle, celle du travail (6.10.2014).
  9. Le thème principal de L’homme en accusation est une critique détaillée de la sociobiologie. Cette théorie alors en vogue de l’entomologiste Edward O. Wilson de l’université de Harvard, est exposée dans son livre Sociobiology. The new synthesis (1975) ; elle prétend expliquer les sociétés animales et humaines et les comportements des individus par la seule génétique et la sélection naturelle. Elle a connu un grand succès à l’époque si on en juge par le nombre de débats qu’elle a suscité, en dépit du fait que, selon les mots de Jacques Ruffié, elle « ne cadre pas avec les données de la génétique moderne et se rattache à une série de conceptions abandonnées » (article « Sociobiologie » de l’Encyclopædia Universalis). Essayons de donner une idée des arguments scientifiques et philosophiques que Pierre-Paul Grassé pour sa part soulève à son encontre : – La sociabilité n’est pas de même nature dans tous les groupes animaux où elle existe. Cette propriété n’apparaît que sporadiquement dans le règne animal et a évolué différemment d’un groupe à l’autre. Il n’y a aucune homologie entre les sociétés d’abeilles, de termites, de canidés, de singes et d’hommes, si bien que les rapprochements opérés par les sociobiologistes sont arbitraires. – Grassé s’oppose à l’idée que les chimpanzés sont, suivant les mots de E. O. Wilson, « une petite espèce-sœur » et critique sévèrement les psychologues qui ne voient en l’homme qu’un chimpanzé « à peine plus malin que les autres Primates », qui « humanisent le singe et animalisent l’homme. » Il leur reproche de grossir les ressemblances sans jamais parler des différences. – Il nie que tous les caractères du comportement individuel et social de l’homme et des animaux sont contrôlés par des gènes. Certes, la plupart des invertébrés sont des automates mais, chez les vertébrés les automatismes codés génétiquement, bien que toujours présents, s’amenuisent. « Chaque génération a donc l’obligation de se forger par l’expérience, c’est-à-dire d’acquérir par l’intermédiaire de l’apprentissage les réactions appropriées aux stimulations d’origine externe. » (p. 164). Pour autant Grassé critique les innéistes du QI comme Eysenck (voir la chronique n° 114, L’homme chiffré – Les sciences humaines aussi permettent de prévoir : l’exemple du QI, 23.04.2012). Il critique aussi les anti-innéistes qui nient l’existence des comportements innés notamment chez les oiseaux et l’homme mais, pour lui, reconnaître « l’existence de l’hérédité de l’intelligence et des hautes facultés artistiques et mathématiques ne conduit pas à l’acceptation des thèses hitlériennes ou sociobiologiques. » (p. 266). – Dans le dernier chapitre « Biologie et politique », l’auteur s’inquiète de ce que, pour le sociobiologiste, la morale ne soit que le moyen de défendre un paquet de gènes. « Il existe dans l’encéphale, écrit E. O. Wilson, des centres inhibiteurs et excitateurs innés qui affectent profondément et à notre insu nos prémisses morales ; ils sont à l’origine de la morale qui a donc évolué comme un instinct. ». Grassé objecte sèchement « Ces centres innés (tous les centres sont innés) dirigeant notre morale ne sont connus de personne ; jusqu’à preuve du contraire, ils n’existent pas. » (p. 273). « Or, la morale se fonde sur des jugements de valeur émis en fonction des notions du bien et du mal. (…) La Science s’arrête là où règne le jugement de valeur. » (p. 277). En traitant de la condition féminine il affirme que « Tuer un œuf fécondé, c’est tuer un homme en puissance », ce qui condamne l’avortement. Il ajoute « La Déclaration universelle des droits de l’Homme, conçue sans principes moraux précisément définis et sans rigueur biologique, n’a rien fait pour la protection de l’Homme au cours de la phase intra-utérine, ce qui est arbitraire, illogique et enlève leur crédibilité aux termes mêmes de ladite Déclaration. La vie est une, le cycle vital est un ; nul n’a le droit de n’en considérer que certains stades et de négliger les autres au gré des idéologies. » (p. 290). (C’est aussi ce que pense Aimé Michel, voir sa chronique n° 126, Avis désintéressé à MM. les assassins – Les hypothèses les plus certaines ne sont pas de nature scientifique, 28.04.2012). Il y a incontestablement une grande convergence de vues entre Pierre-Paul Grassé et Aimé Michel. Toutefois, de subtiles mais importantes différences apparaissent dans la manière dont ils formulent leurs idées ; ainsi là où le premier insiste sur des différences entre les animaux et les hommes, le second insiste plutôt sur ce qui les unit. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins qu’ils s’accordent sur un point clé : le rejet du matérialisme. « Les matérialismes de K. Marx et de Wilson, écrit Grassé en conclusion, (…) admettent implicitement l’absurdité du Cosmos et de nous-mêmes. (…) L’absurde va à l’encontre de notre nature dont l’essence est de créer en finalisant. (…) La philosophie de l’absurde verse au cœur de l’Homme le poison du désespoir et du doute. (…) L’absurdisme, corollaire fatal du matérialisme, agit à la manière d’une antinature et engage notre destin vers le néant, nous plongeant dans l’enfer du non-sens. A quoi bon vivre ! Cri du sceptique et du désespéré. Refusons de l’entendre. » (p. 312). Aimé Michel ne dit rien d’autre ; comme il l’écrit en janvier 1992 : « Si nous refusons de croire que le monde va quelque part, eh bien, nous le tuerons, c’est certain. »
  10. Bernard d’Espagnat venait de publier ce livre important sur l’interprétation de la physique quantique ; Aimé Michel le signalera plusieurs fois à ses lecteurs (ainsi qu’un autre du même auteur paru l’année suivante, voir la chronique n° 158, La science n’efface pas le mystère – L’animal et l’homme dans un monde qui est pensée divine, 09.03.2015). Nous avons souvent fait référence aux travaux de cet éminent physicien récemment disparu (voir par exemple les chroniques n° 285, La dernière serrure – Un monde en dehors de l’espace et du temps, 20.01.2014, et n° 323, « N’ayez pas peur ! » – Nous ne sommes pas abandonnés sur une terre d’exil, 03.02.2014). En 1978, Aimé Michel s’était essayé l’un des tout premiers à vulgariser le fameux théorème de Bell qui a permis de confirmer expérimentalement que deux « particules » ayant interagi ne forment plus qu’une seule entité en dépit de la distance qui les sépare (voir la chronique n° 309, Le mur – Le théorème de Bell et l’attente du futur comme une promesse, 26.05.2014).