LE TÉMOIN CACHÉ - France Catholique

LE TÉMOIN CACHÉ

LE TÉMOIN CACHÉ

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Des armes plus redoutables que l’arme nucléaire sont possibles, a dit M. Brejnev.

Et chacun de s’interroger : quelles armes ? Etant donné que les armes nucléaires déjà existantes suffiraient à tuer tout le monde, que peut-on imaginer de pire ? Il y aurait donc pire que la mort universelle ?

Le mot de M. Brejnev doit être porté à son crédit : quand quelqu’un pense qu’il peut exister pire que la mort, c’est qu’il croit à des valeurs spirituelles. M. Brejnev a sûrement fait allusion à des armes qui, épargnant les corps, détruiraient les esprits, soit passagèrement (le temps qu’arrive une armée d’occupation) soit définitivement (comme dans le cas de certains « défoncés » du LSD, qu’une dose excessive a pour toujours rendus fous). Ne nous faisons pas d’illusions : ces armes existent ou sont sur le point d’exister1. Ce qui serait nouveau, d’après certains bruits, ce serait leur livraison par satellite.

« La tribu instruite »

Ne nous excitons pas sur ces bruits : d’une part, nous autres, public, ne savons pas le fin mot de l’affaire, et, d’autre part, le secret militaire n’existe pas. A part de petits dispositifs de détail, au plus haut niveau, tout ce que sait l’un, l’autre le sait. Il faut faire un peu confiance aux hommes qui gouvernent les grands pays, le temps des Staline et des Hitler est passé. Je veux dire dans ces pays-là. Il nous reste Amine Dadda, ce qui est bien, mais sans commune mesure2. Malgré leurs rivalités, souvent leur cynisme, les grands pays sont maintenant tous gouvernés par ce que Soljenitsyne appelle la tribu instruite. Il en méprise la médiocrité. Sur un point, il a tort : cette tribu instruite peut-être sans grand idéal c’est vrai, a au moins la qualité de mener à peu près la vie de tout le monde, d’avoir femme et enfants, et de vouloir que cela dure.

Mais venons-en au sujet de ma chronique qui, on le verra, n’est pas sans rapport avec la menace des armes psychologiques.

J’ai raconté dans le dernier FC-E comment, à partir d’une idée du psychologue Neal Miller, on a démontré que l’on peut soumettre le système nerveux autonome non seulement au conditionnement, ce qu’on savait depuis Pavlov, mais aussi à l’apprentissage. Il y a là des mots qu’il faudrait expliquer, ce qui serait un peu ennuyeux. Le lecteur comprendra mieux en suivant le déroulement des expériences par lesquelles Jay Trowill, puis l’italien Leo Di Cara et toute une pléiade de savants de plusieurs pays ont démontré cet apprentissage3

L’expérience princeps fut faite sur des rats de laboratoires. On sait que pour apprendre un comportement quelconque à un animal, il suffit de le récompenser chaque fois qu’il réalise ce comportement. Par exemple, on apprend à un rat à manipuler des pédales de plus en plus compliquées en disposant ces pédales de telle façon que, chaque fois qu’elles sont actionnées convenablement, il tombe un peu de nourriture dans la cage.

Jusque-là, l’imagination suit : on apprend en somme au rat à comprendre des choses de plus en plus compliquées, mais n’excédant pas son intelligence. Les savants ne parlent pas ainsi, mais cela revient au même.

Maintenant, imaginons ceci.

Le rat est curarisé, c’est-à-dire qu’on a paralysé tous ses muscles volontaires, mais ceux-là seulement. Il ne peut même plus respirer (puisque la respiration, contrairement aux battements du cœur, par exemple, est une activité commandée volontairement). Le rat curarisé mourrait donc sur-le-champ s’il n’était muni d’un poumon artificiel. Il survit donc avec cet appareil, mais ne peut plus commander un seul mouvement.

C’est dans cet état qu’on va tenter l’apprentissage. Mais ici, deux questions : 1° Apprentissage de quoi, puisque l’animal est hors d’état d’actionner aucun muscle volontaire Réponse : justement, apprentissage d’activités involontaires, inconscientes, on va voir lesquelles. 2° Comment le « récompenser » s’il réussit ? il faut se rappeler, pour comprendre en quoi va consister la récompense, qu’il existe dans le cerveau un centre du plaisir qu’il suffit de stimuler avec un petit courant électrique pour produire un plaisir intense. Un rat qui peut lui-même s’envoyer ce petit courant en actionnant une pédale trouve la chose tellement satisfaisante qu’il cessera de boire et de manger pour actionner la pédale ! Il finira par « mourir de plaisir » comme Camille, la patte sur sa pédale !

Revenons au rat curarisé. Le problème est donc de savoir si on peut lui apprendre des activités complètement involontaires en le récompensant. On le couvre d’appareils enregistreurs permettant de suivre toutes ses activités involontaires laissées intactes par le curare. Et l’on décide de le récompenser par une stimulation électrique de son centre du plaisir chaque fois que, disons, son rein droit se montrera plus actif que son rein gauche.

Eh bien, ça marche ! En quelques dizaines de minutes, on aura presque mis en panne le rein gauche et doublé l’activité du rein droit !

Et cela marche apparemment pour toutes les activités inconscientes dépendant du système nerveux dit autonome parce qu’il fonctionne hors du contrôle volontaire4.

Par exemple, on peut activer ou supprimer les contractions intestinales (essayez donc !), congestionner une oreille et refroidir l’autre, faire croître ou décroître la tension artérielle.

L’apprentissage inconscient est si efficace que si l’on se met à récompenser le ralentissement du rythme cardiaque, le rat le ralentit si bien qu’il en meurt ! C’est le collapsus cardiaque spontané obtenu par récompense ! La mort par persuasion inconsciente !

Quelque chose dans l’être vivant

Bon, dira-t-on, ce sont des rats. Et il est vrai qu’on a commencé par eux. C’est toujours ce qu’on fait. Puis, à l’Université McMaster, au Canada, A. H. Black essaie sur le chien. Cela marche de mieux en mieux. A cet intelligent animal, Black réussit à enseigner des modifications orientées de l’activité électrique cérébrale. Là encore, essayez donc si vous n’êtes pas un yogi !

Enfin, plusieurs chercheurs franchissent le pas et essaient sur l’homme. A l’Université de l’Iowa, Stephen S. Fox obtient par la même méthode, sur des volontaires, des modifications de l’électro-encéphalogramme. A la Harvard Medical School, David Shapiro fait varier la tension artérielle de ses étudiants. Bernard Engel corrige de cette façon des arythmies cardiaques au Centre de recherches gérontologiques de Baltimore. A la Faculté de médecine de New York, Clark T. Rank modifie des crises d’épilepsie. Etc. Tout cela, je le rappelle, en récompensant des activités dont nous n’avons aucune conscience.

Comment expliquer ces résultats vraiment inimaginables il y a seulement dix ans ? Réfléchissons. Quelque chose, dans l’être vivant, se montre capable de suivre comme du regard (un regard bien mystérieux) les activités inconscientes du corps, de remarquer que certaines d’entre elles sont récompensées, et de provoquer leur changement pour obtenir la récompense. Ce quelque chose, ce témoin inconnu, quel est-il ? Ne nous hâtons pas de répondre : rappelons-nous que le « témoin » se manifeste aussi bien chez le rat !5

Nous sommes là aux sources de la pensée, de la volonté, de toute vie psychique. C’est un monde de connaissances nouvelles qui s’ouvre devant nous. De connaissances nouvelles et, par conséquent, de maîtrise technique possible sur notre moi le plus profond. L’arbre de la connaissance ne ralentit jamais la production de ses fruits ambigus. Car cette possible maîtrise, qu’en fera-t-on ? Je dirai dans une prochaine chronique ce qu’on en fait déjà6.

Aimé MICHEL

Chronique n° 213 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1493-1494 − 25 juillet-1er août 1975


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 22 septembre 2014

  1. Je ne sais jusqu’où a été poussée la mise au point de ces « armes psychologiques » apparemment fondées sur la neuropharmacologie. Par contre on dispose d’informations plus précises sur une arme à certains égards comparable, la bombe à neutrons. Dans ce type de bombe on a réduit les effets de chaleur et de choc et on a augmenté les rayonnements (neutrons, rayons gamma) par rapport à ceux produits par une bombe atomique à fission. Comme les neutrons pénètrent facilement les blindages métalliques mais sont arrêtés par les atomes d’hydrogène (de l’eau, de la terre), l’explosion d’une bombe à neutrons peut annihiler les équipages des chars ennemis sans trop nuire aux populations civiles, aux villes et aux défenseurs s’ils sont enterrés. Les américains ont mis en service une telle bombe en 1975 pour équiper leur missile antimissile Sprint. Les neutrons produits par l’explosion sont capables de détruire une tête nucléaire sans infliger de trop gros dégâts au territoire au-dessus duquel se fait l’interception.
  2. Idi Amine Dadda, dictateur ubuesque et violent, règne sur l’Ouganda de 1971 à 1979. Cet homme jovial et souriant en apparence est en réalité une brute sanguinaire comme le montre un étonnant documentaire d’une équipe de FR3 dirigée par le cinéaste Barbet Schroeder sorti en salle en 1974 sous le titre Idi Amin Dada, autoportrait (aujourd’hui disponible en DVD).

    Né entre 1923 et 1926 d’une mère sorcière jeteuse de sorts, il passe son enfance à garder des chèvres. Quand l’Ouganda acquiert son indépendance en 1962, le premier ministre le nomme chef de l’armée en dépit de son illettrisme et de sa réputation de brutalité. En 1971, il profite d’une visite du chef de l’état ougandais à Singapour pour prendre le pouvoir. Il rencontre le colonel Kadhafi, se convertit à l’islam, expulse les Israéliens qu’il avait fait venir auparavant et les remplace par des conseillers palestiniens. Des massacres de militaires fidèles à l’ancien président et de membres de sa tribu ont lieu qui sont suivis de nombreuses autres exactions (on parle de 100 000 morts en deux ans, 300 000 durant ses 8 années au pouvoir) et de l’expulsion de 50 000 commerçants asiatiques. Cela ne l’empêche pas de présider à Kampala en 1975 une réunion de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA). Il devient célèbre dans le monde entier par ses excentricités et son art de ridiculiser les anciens colonisateurs ; ainsi se fait-il porter en palanquin par des hommes d’affaire britannique !

    En juillet 1976, Idi Amine prend part à la prise en otage des passagers d’un avion d’Air France détourné vers l’aéroport d’Entebbe par des terroristes palestiniens et allemands (ils sont libérés par un commando israélien à l’issu d’un raid demeuré célèbre). Affaibli par cet échec, il multiplie les meurtres pour se maintenir au pouvoir. En 1978 son armée envahit une partie de la Tanzanie voisine. Mais le président tanzanien, Julius Nyerere, riposte et, en 1979, les soldats tanzaniens pénètrent à Kampala et Amine Dada doit s’enfuir à Tripoli puis en Arabie Saoudite où il meurt en 2003.

  3. Il s’agit de la chronique mise en ligne la semaine dernière, n° 211, La science imprévisible – L’idée d’un futur planifiable est une illusion.
  4. Le système nerveux autonome (SNV dit aussi végétatif ou viscéral) innerve les muscles lisses (motricité involontaire) et les glandes. C’est l’une des deux grandes subdivisions du système nerveux, l’autre étant le système somatique qui innerve les muscles squelettiques de la motricité volontaire. La fonction du SNV est de maintenir la constance du milieu intérieur ou homéostasie. Le centre décisionnel, le chef d’orchestre de ce système, est l’hypothalamus situé dans le cerveau (voir la chronique n° 221, Une planète sans hypothalamus – Rétroaction, homéostasie et cybernétique, mise en ligne le 25 août 2014, particulièrement les notes 2 et 3).

    Le SNV est lui-même divisé en deux parties, le système orthosympathique et le système parasympathique. Ces deux systèmes n’ont ni la même organisation anatomique ni les mêmes neurotransmetteurs synaptiques au niveau des viscère : noradrénaline pour le premier, acétylcholine pour le second (on trouvera quelques compléments à ce propos dans la chronique n° 142, Notre crocodile intérieur – Les bases neurophysiologiques de la dualité de notre nature, 01.04.2013, spécialement dans la note 7). La plupart des viscères sont innervés par ces deux systèmes et leurs actions sont antagonistes : l’un dilate les vaisseaux et l’autre les contracte ; l’un accélère le cœur et l’autre le ralentit ; l’un ouvre les pupilles et l’autre les ferme, etc. mais ce n’est pas toujours le même qui joue le rôle d’accélérateur ou de frein si bien qu’aucune formulation simple de leur action n’est possible. Par contre on observe de façon générale que le parasympathique commande des effets localisés le plus souvent à un seul organe tandis que l’orthosympathique agit de manière plus générale et plus longue.

  5. Comme je l’ai dit dans deux précédentes chroniques, celle de la semaine dernière et celle consacrée au biofeedback (n° 204, L’inconscient domestiqué ? – L’univers spirituel de nos petits-enfants est totalement imprévisible, 30.09.2013), les expériences de Neal Miller sur le contrôle volontaire des activités involontaires n’ont pas été confirmées par la suite. Aimé Michel aurait-il monté trop vite en épingle des faits mal établis par des chercheurs trop pressés ? Certes non, car Neal Miller (1909-2002) était et est resté un psychologue respecté et c’est lui-même qui a montré que ses expériences initiales n’étaient plus reproductibles pour des raisons qui demeurent mal comprises. En outre, la question des liens existants entre les systèmes nerveux végétatifs et squelettiques demeure posée.

    On sait depuis longtemps qu’il est possible d’obtenir le conditionnement d’une part des organes internes par une stimulation sensorielle et d’autre part de processus physiologiques divers à l’aide d’une stimulation des viscères au lieu d’une stimulation sensorielle. Dans l’expérience classique de Pavlov, un chien conditionné salive au seul son d’une cloche, une fois ce son associé à la présentation de nourriture. Remplaçons, par exemple, la salivation à la vue de la nourriture pas les réactions physiologiques et comportementales à l’augmentation de dioxyde de carbone dans l’air et le son de la cloche par une distension rythmique des parois intestinales : une fois l’augmentation de CO2 associée à la distension, la seule distension produira les réactions. Ces conditionnements dits « intéroceptifs » (mis en évidence par le Russe Bykov dès 1921) obéissent aux mêmes lois que les conditionnements « extéroceptifs » bien qu’ils soient plus lents à s’installer et à disparaître en l’absence de renforcement.

    En fait, la possibilité d’établir des conditionnements opérants des réponses du système autonome (salivation, rythme cardiaque etc.) ne semble pas remise en cause par l’échec des expériences de Miller. Il est possible de les interpréter par un effet indirect passant par une réponse de la musculature squelettique. C’est cet effet indirect que les expériences de Miller permettait de mettre hors de cause.

    On a pensé pendant longtemps que le conditionnement opérant (celui qui se produit lorsqu’un animal répond en appuyant sur un levier à tout signal qu’il est capable de percevoir ou de comprendre pour, par exemple, recevoir un peu de nourriture ou éviter un choc électrique) ne s’appliquait qu’aux muscles squelettiques et pas aux muscles lisses des viscères. Telle était l’opinion de Skinner lui-même. Elle admettait une séparation complète et donc une autonomie de la vie végétative (contrôlée par les systèmes ortho- et parasympathique) par rapport à la vie de relation (contrôlée par le système nerveux somatique). Cette opinion est devenue beaucoup moins tenable à la suite des expériences de conditionnement intéroceptif. Comme l’écrit le psychologue expérimental belge Marc Richelle dans son article de l’Encyclopaedia Universalis sur le conditionnement : « Il n’est guère fondé de distinguer les deux types de conditionnement en leur assignant à chacun un domaine psychophysiologique distinct : au conditionnement de type 1 [pavlovien], le domaine du système nerveux autonome ; au conditionnement de type 2 [opérant], celui du système nerveux de la vie de relation. On dispose, en effet, de nombreux cas qui viennent contredire cette règle, même si les expériences cruciales de Miller et de ses collaborateurs doivent être prises avec réserve. »

  6. Je n’ai pas identifié la chronique correspondante mais le fil de ces réflexions se retrouvent dans plusieurs car Aimé Michel s’est beaucoup interrogé sur ce que deviendra l’homme le jour où, poursuivant sur sa lancée, la pensée saura commander à tous les mécanismes inconscients du corps et du cerveau.

    Quant à l’ambiguïté de ces fruits de la connaissance, nous les avons déjà évoqués la semaine dernière à propos de José Delgado…