ENSEIGNEZ-NOUS FRÈRES DE L’EST - France Catholique

ENSEIGNEZ-NOUS FRÈRES DE L’EST

ENSEIGNEZ-NOUS FRÈRES DE L’EST

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Vaclav Havel (1965)

Vaclav Havel (1965)

© Jaroslav Krejčí

Quand Vaclav Havel vint nous rendre visite1, j’espérais que l’un de nos dirigeants, et pourquoi pas le premier, lui présenterait nos excuses. Et même lui demanderait en notre nom pardon pour notre trahison envers son pays, à Munich, il y a 52 ans tout juste. À Munich, la Tchécoslovaquie fut détruite avec notre complicité. Mais elle survécut et vient de ressusciter. La France, elle, perdit son âme, et depuis elle erre dans les couloirs de l’histoire en regardant la tache de sang qui souille sa main. Qui souille ma main, car j’étais en âge de mourir pour tenir envers la Tchécoslovaquie la parole de la France, et me voilà un demi-siècle plus tard toujours vivant et cherchant les parfums de l’Arabie. Comment, maintenant, demander pardon aux morts de Prague, premiers d’un long cortège, aux déportés, persécutés, à tous ceux qui là-bas par notre lâcheté ont disparu dans la Nuit et le Brouillard ? Ce qui a été a été. J’ai dans ma bibliothèque deux photos : l’une de la foule française acclamant Daladier sur la route d’Orly, à son retour de Munich, l’autre, quelque temps après, de la foule tchèque pleurant en regardant l’entrée à Prague des troupes nazies. « Vous avez choisi le déshonneur pour avoir la paix, clamait Churchill au nom de quelques-uns, vous aurez le déshonneur et la guerre ! » Ce qui fut et ne peut plus n’avoir jamais été2. Un champ d’erreurs ? Je rumine ces pensées amères en pensant à la profanation d’un cimetière3, rappel de cette défaillance. Il ne faut qu’un instant pour démériter. Du moins pourrions-nous maintenant trouver quelque-chose, une idée grande et héroïque pour accueillir le retour des Tchèques parmi nous. « Nous n’avons plus besoin de vous », pourraient-ils nous dire, « c’est trop tard ». Eh bien, sinon les Tchèques, du moins tous ceux qui malgré tout comptent encore sur la France, et peut-être même les Tchèques, s’ils veulent encore de notre amitié. Il fut un temps où comme un champ bien labouré de sa moisson, notre pays produisait des idées neuves. J’écoute avec espoir toutes les voix de la France, je cherche dans mon cœur, et je n’entends rien. L’Europe embastillée a fait crouler ses murs, elle nous écoute, et n’entend rien, pire que rien : la même chose que, quand par notre faute l’Europe commença de perdre sa liberté, il y a cinquante ans, alors que la plupart de nous n’étaient pas nés. La Droite et la Gauche se disputent comme au temps de Munich, avec les mêmes mots ou presque, alors que déjà Munich n’était plus ni de droite ni de gauche. Rêvons-nous ? Nous va-t-il aussi falloir décider si nous sommes Armagnacs ou Bourguignons ? Et si le champ bien labouré toujours fécond en idées neuves n’avait finalement produit que des erreurs ? La France se trompe en ce moment, c’est certain, avec sa Droite et sa Gauche qui ne signifient plus rien. Il faut donc se demander depuis quand. Difficile de poser cette question quand on voit la logique de notre histoire depuis bien trois siècles, voire un temps que l’on n’ose sonder. J’écoutais l’autre soir sur France Culture les débats d’un congrès d’intellectuels européens autosélectionnés, c’est-à-dire sachant tous d’avance à peu près ce qui allait se dire. Je ne fus pas déçu. Moi aussi, j’entendis exactement ce à quoi je m’attendais : en réalité, les révolutions de l’Est étaient un développement épuré des idéaux de la Gauche. Que l’Est enfin libre de parler rejette avec un même écœurement tout ce qui pourrait lui rappeler le nazisme et le communisme, ou n’en veut rien entendre. Et même, soulignèrent longuement ces orateurs triés sur le volet, il ne faut pas « se faire d’illusion », dans toutes ces révolutions de l’Est on ne peut pas ne pas voir « la remontée du péril noir », d’ailleurs appelé par quelqu’un « le péril blanc » pour plus de clarté : c’est-à-dire le renouveau religieux, le blanc étant, on l’a deviné, la couleur du Pape. Que les foules retrouvent spontanément le chemin d’un temple, que la disette semble leur peser moins que l’insatisfaction spirituelle, qu’elles écoutent sans l’entendre le prêchi prêcha matérialiste et nihiliste des intellectuels occidentaux, voilà qui est « très dangereux »4. Le refus du spirituel Les intellectuels de l’Est, même agnostiques comme Havel ou Gieremek5, ont devant eux, quand ils regardent vers nous, une montagne de détritus historiques amoncelée par des générations de philosophes, écrivains et artistes partageant à peu près les mêmes idéaux sur les droits de l’homme et la liberté, mais aussi dans un incompréhensible amalgame, les mêmes aveuglements sur la vraie nature de l’homme, sur la primauté spirituelle de cette nature. Que le premier besoin de l’homme soit l’adoration d’une transcendance ; que l’homme n’atteint au bonheur ici-bas que dans la mesure où il se compare à une morale intérieurement reconnue, et non imposée par des polices et des pressions politiques, voire des commissions d’éthique ; que l’homme a besoin de savoir ce qu’est le péché ; que le sens du péché lui est aussi essentiel que la vie même ; qu’il ne connaît de joie que dans la fraternité d’un bien clairement énoncé depuis le Sinaï et le Sermon sur la montagne ; qu’il est abreuvé et saturé de l’indifférence diffuse ; qu’il se sent malheureux dans une société de soupçon et dans un monde sans Providence : voilà ce que l’intellectuel occidental moyen rejette, redoute, abomine, et qu’il s’effraie d’entendre professer par les peuples libérés6. Quelles que soient d’ailleurs les idées d’un intellectuel occidental de droite ou de gauche, il croit en effet dur comme fer que la culpabilité est une maladie mentale identifiée depuis Freud et guérissable comme l’épanchement de synovie ; que l’enfant est un « pervers polymorphe » à qui l’on peut apprendre des savoirs, mais qu’il est vain et réactionnaire de vouloir l’éduquer ; que toute morale collective se réduit à quelques reliquats de tabous préhistoriques à détruire au plus tôt ; que par conséquent chacun est maître absolu de soi dès lors qu’il ne nuit à personne (selon ce qu’il croit savoir). Et l’on pourrait poursuivre. Les plus prudents et les plus modestes se demandent s’il est si certain que cela que le présent puisse si aisément se classer dans les catégories du passé. Et si, comme tous les présents du passé, il n’était comparable à rien ? Et s’il fallait produire un vrai effort de l’intelligence et du cœur pour faire face à ce qui advient ?7 Le phare invisible Tout homme une fois dans sa vie au moins, plus tôt, plus tard, et peut-être au moment de l’abandonner, voit la splendeur de l’infinie vérité8. Cette vérité qui est, par qui tout est, qui nous a aimés assez pour nous tirer du néant et nous donner en cadeau la sublimité où nous brûlons nos brefs instants, nous vivons comme si elle n’était pas. Il y a un phare au loin, tous nous l’avons vu ou le verrons, mais nous vivons et pensons comme des naufragés9. L’Occident accueille avec dédain les éclairs de lumière nés à l’Est d’un demi-siècle de tourment – davantage en Russie. L’Occident se croit détenteur de la vérité nue, celle qui est « triste », croyait Renan10. Mais il faudra bien que nous les écoutions, ces voix qui nient nos négations. On ne peut pas continuer de vivre en ne tenant toute vie que pour un coup de dés insignifiant. Derrière nos ratiocinations, il y a en nous ce je ne sais quoi qui pense et que nos pensées nous cachent. Le gouffre où sombre le cauchemar occidental (tel que l’ont exprimé et volontairement vécu par exemple Sartre et Simone de Beauvoir) s’est ouvert sous nos pieds quand nous nous sommes mis à croire à nos bavardages plus qu’à notre âme. Il est finalement très facile de se persuader de l’inexistence de l’âme : il suffit de ne jamais se taire, ou, quand on n’a plus rien à dire, d’ouvrir une machine à paroles et images. C’est pourquoi toutes les religions ont toujours recommandé des cures de solitude et de silence11. Cinquante, soixante-dix ans de solitude et de silence imposés par la terreur ont appris à nos frères de l’Est ce que notre vacarme nous cache. Il serait peut-être temps de nous taire, ou du moins d’écouter parfois. Je remarque que l’on parle beaucoup de morale ces temps-ci, en politique, en science, même en littérature. Nietzsche disait que lorsqu’on se met à parler d’une vertu, c’est qu’on s’apprête à la violer. Soit, mais du moins est-ce la preuve qu’on pressent son existence. Si des intellectuels réunis à la Sorbonne nous mettent en garde contre certaines vérités venues de l’Est et qui leur déplaisent, c’est peut-être que l’on commence à les entendre, ces déplaisantes vérités. L’homme est à l’image de Dieu, camarades. Vous nous avez assez amusés avec vos divers huis clos. Élargissez l’accusé. Aimé MICHEL Chronique n° 477 – F.C. – N° 2260 – 8 juin 1990 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 14 octobre 2019

 

  1. Václav (prononcé Vatslav) Havel, vient d’être élu quelques mois auparavant, le 29 décembre 1989, président de la toute nouvelle République fédérale tchèque et slovaque. Lors de sa visite d’État en France, les 19 et 20 mars 1990, il rencontre François Mitterrand, Michel Rocard et Jacques Chirac. Aucun chef d’État tchécoslovaque n’était venu en France depuis Tomáš Masaryk en 1923. V. Havel (1936-2011), Praguois issu d’une famille de riches propriétaires dépossédés par les communistes en 1948, travaille dans sa jeunesse comme manœuvre dans une brasserie. Il se passionne pour le théâtre et accède à la célébrité dans les années 60 pour des pièces interdites par la censure. Dissident, il passe cinq ans en prison entre 1977 et 1989. Sa notoriété nationale et internationale le place naturellement à la tête de la Révolution de Velours dans les derniers mois de l’année 1989. En décembre, il est élu président intérimaire par l’Assemblée fédérale, pourtant formée au 4/5e de députés communistes. Havel accepte ce poste un peu à contrecœur en attendant les élections de juillet 1990, mais il est reconduit dans ses fonctions par la nouvelle Assemblée démocratiquement élue. Deux ans plus tard, il démissionne parce qu’il n’est pas d’accord avec la partition du pays entre Tchèques et Slovaques mais il revient rapidement en politique. Il est élu deux fois président de la République tchèque d’abord en janvier 1993 puis de nouveau en 1998, avant de démissionner en 2003, si bien que son intérim aura finalement duré treize ans !
  2. En septembre 1938, Hitler déclare vouloir « libérer les Allemands des Sudètes » de l’oppression tchécoslovaque et entend annexer cette région au Reich. Il promet en retour une « paix pour mille ans ». Les accords de Munich, signés le 30 septembre 1938 par Hitler, Daladier, Chamberlain et Mussolini, lui accordent ce rattachement. Edvard Beneš, le président tchécoslovaque, n’était pas invité. La célèbre déclaration de Churchill est prononcée à cette occasion à la Chambre des communes à l’adresse du Premier Ministre, Neville Chamberlain. Le 21 octobre les Sudètes sont annexés dans l’enthousiasme de leur population (plus de 97 % des Sudètes votent pour le parti nazi aux élections). Moins de six mois plus tard, le 15 mars 1939, les troupes allemandes envahissent la Bohème et la Moravie. Puis le 1er septembre, elles entrent en Pologne sans déclaration de guerre. Le 3, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne nazie.
  3. Dans la nuit de 8 au 9 mai 1990, 34 tombes du cimetière juif de Carpentras ont été profanées et le corps de Félix Germont, enterré quelques jours auparavant, a été exhumé et empalé. L’affaire fait grand bruit. Le ministre de l’intérieur met implicitement en cause le Front National qui dénonce une manipulation. Le 14 mai, une manifestation contre l’antisémitisme a lieu à Paris avec la participation du président de la République. Le 13 juillet 1990, la loi Gayssot prend de nouvelles mesures à l’encontre des délits racistes. En 1995-1996 les médias propagent la rumeur que cet acte ne serait pas antisémite mais l’œuvre de la jeunesse dorée de Carpentras. En juillet 1996, quatre des profanateurs sont arrêtés (le cinquième est mort dans un accident de moto). Certains sont membres d’une formation néo-nazie créée en 1987, le Parti National Français et Européen. En mars 1997, ils sont condamnés à des peines de 20 mois à 2 ans de prison ferme.
  4. Il ne me parait pas qu’on puisse prendre au pied de la lettre ces propos d’ « intellectuels européens » en 1990 sur le retour du religieux en Europe de l’Est. En effet, il est difficile de parler d’un tel retour pour au moins deux raisons. La première est qu’on ne dispose pas d’enquêtes sur l’évolution des opinions et pratiques religieuses dans ces pays lorsqu’ils étaient sous gouvernement communiste. Selon les pays et les périodes, les pratiquants et le clergé étaient contrôlés et découragés par différentes méthodes telles que la limitation du nombre de places dans les séminaires, la fermeture des lieux de culte, ou les discriminations à l’encontre des parents donnant une éducation religieuse à leurs enfants, ce qui les obligeait à une certaine clandestinité. Les signes visibles d’une vie religieuse à partir des années 70 suggèrent d’abord un effritement du pouvoir des autorités. Après 1989, la levée des interdictions et des tracasseries se traduit naturellement par un surcroît de visibilité sans qu’on puisse parler d’un retour du religieux, comme si le religieux avait été éradiqué auparavant : après 40 années de restrictions, on constate qu’il s’est maintenu et qu’il apparaît de nouveau au grand jour. La seconde raison est la profonde hétérogénéité des ex-pays communistes d’Europe qui empêche toute généralisation. Cette diversité selon les pays été bien mise en évidence par un sondage du service Eurobaromètre sous l’égide de la Commission européenne (https://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinion/archives/ebs/ebs_225_report_en.pdf, pp. 9-11). Ce sondage a été effectué en Europe en 2005 dans les 25 pays de l’Union européenne dont 8 de l’Europe centrale et orientale (PECO), plus 7 autres pays hors-Union. Il pose, parmi d’autres, deux questions de nature religieuse : « Réfléchissez-vous souvent, quelquefois, rarement ou jamais au sens et au but de la vie ? » Et : « Laquelle de ces affirmations se rapproche le plus de vos croyances ? Je crois en Dieu ; je crois en une sorte d’esprit ou de force vitale ; je ne crois ni en l’un ni en l’autre. » (Remarquons que la dernière réponse proposée ne distingue pas l’agnosticisme de l’athéisme). En moyenne européenne, les résultats pour la première question sont respectivement 35 % (souvent), 39 % (quelquefois), 18 % (rarement) et 5 % (jamais) : une large majorité d’Européens (74 %) se posent donc la question du sens de la vie. Cependant cette proportion varie beaucoup selon les pays : d’un côté Chypre, Grèce, Lituanie, Malte, Lettonie sont les cinq pays qui y réfléchissent le plus (69 à 47 % souvent, 92 à 84% quelquefois ou souvent) ; d’un autre côté, Royaume-Uni, Suède, Tchéquie, Hongrie et Autriche, ceux qui y pensent le moins (32 à 26 % souvent, 75 à 62 % quelquefois ou souvent). Hors Europe des 25, la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie sont comparables avec 35 à 44 % de « souvent » et 75 à 77 % de « quelquefois ou souvent ». Parmi les PECO, on en trouve donc deux en haut du tableau (Lituanie et Lettonie) et deux en bas (Tchéquie et Hongrie). Les réponses à la seconde question confirment les indications de la première. Si les croyances en Dieu (52 %) et en un esprit ou force (27 %) sont majoritaires et les croyances ni en l’un ni en l’autre (18 %) minoritaire, les contrastes entre pays sont grands. Les 5 pays les plus croyants en Dieu sont Malte, Chypre, Grèce, Portugal et Pologne (95 à 80 %) et les 6 pays les moins croyants, France et Pays-Bas, Danemark, Suède, Tchéquie et Estonie (34% à 16%). La Roumanie, la Croatie et la Bulgarie se distinguent nettement sur ce second critère avec respectivement 90, 67 et 40% de croyants en Dieu. Là encore, les PECO vont d’un extrême (Roumanie, Pologne) à l’autre (Tchéquie, Estonie), tandis que la Lituanie (49%), la Hongrie (44%), la Bulgarie (40%) et la Lettonie (37%) se trouvent en-dessous de la moyenne européenne. Les pays avec la plus forte proportion d’agnostiques ou d’athées sont l’Allemagne (25%), la Croatie (26 %), les Pays-Bas et la Belgique (27 %), la Tchéquie (30 %) et la France (33 %). Bien sûr, on peut contester ces chiffres. Dans un article de l’Année sociologique sur l’histoire, les méthodes, les qualités et défauts des grandes enquêtes internationales, le sociologue Pierre Bréchon remarque : « On pourrait multiplier les mises en garde et montrer tous les pièges qui attendent le chercheur dans la comparaison internationale des données. On pourrait aussi en rajouter sur les biais, les à-peu-près, les différentes limites de ces outils. Mais ce serait risquer d’induire chez le lecteur non familiarisé avec les données d’enquêtes une erreur d’optique. Il risquerait de conclure : puisqu’il y a tant de biais, pourquoi se fatiguer ? Contentons-nous des stéréotypes sur les différentes sociétés, contentons-nous de penser et de savoir être brillant, il n’y a pas de critères de scientificité en sciences sociales, mieux vaut donc dire librement ce qu’on pense et ne pas chercher à vérifier des informations par des chiffres et par de l’empirie besogneuse. Une telle attitude serait tout à fait déplacée. Les indicateurs d’enquêtes sont à la fois des produits fragiles et pourtant très résistants, ils disent des choses importantes sur les différentes sociétés concernées et leurs évolutions. Le problème est souvent d’arriver à interpréter les différences significatives entre pays, une fois qu’on a repéré leur existence. Les indicateurs d’enquêtes internationales, comme tous les indicateurs statistiques, sont par certains aspects simplistes. Ils n’ont pas la finesse des données qualitatives. Mais la richesse est dans l’exploitation : la recherche des relations entre ces données simples permet de comprendre et d’expliquer des phénomènes sociaux, non pas au niveau d’un microgroupe observé intensément, mais au niveau d’un ensemble de sociétés. » (https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2002-1-page-105.htm).
  5. La mention du Tchèque Václav Havel (1936-2011) et du Polonais Bronisław Geremek (1932-2008, voir note 5 de n° 321), qui ont tous deux joué un rôle déterminant dans la transition démocratique de leur pays, invite à revenir sur le singulier contraste entre la République tchèque et la Pologne que révèle le sondage européen de la note précédente. Ce contraste, d’autant plus frappant que les deux pays partagent une frontière commune et que leurs langues sont très semblables, s’explique par des histoires divergentes. L’Église catholique polonaise a toujours défendu la nation contre les envahisseurs Mongols, Russes, Suédois, Prussiens, Autrichiens et autres, et le peuple le lui a bien rendu, alors que ce fut l’inverse en Bohème, où l’Église s’est trouvée du côté des puissants contre le peuple. Au XVIe siècle, en Bohème, à la suite de la condamnation du réformateur Jean Hus, brûlé vif comme hérétique à Constance en 1425, les hussites adoptent le protestantisme. Au début de la guerre de Trente Ans (1618-1648), les protestants qui refusent le trône au trop catholique Ferdinand II de la maison des Habsbourg d’Autriche-Hongrie, sont vaincus à la bataille de la Montagne Blanche (1620). En dépit de l’émigration de 30 000 nobles et bourgeois qui refusent de se convertir, le pays demeure protestant. Le drame est que son souverain Habsbourg est catholique et germanophone et que la règle en vigueur est « tel prince, telle religion ». Les Habsbourg entreprennent donc de catholiciser à nouveau le pays avec l’aide des jésuites en exerçant une forte pression durant plusieurs générations. À ce premier contentieux, s’en ajoute un second : au début du XIXe siècle, les Tchèques demandent l’autonomie dans le cadre austro-hongrois. Ne pouvant l’obtenir, ils se radicalisent et opposent aux Habsbourg, toujours catholiques et de langue allemande, une idéologie antigermanique (contre Vienne) et anticatholique (contre Rome). Lors de la création de la Tchécoslovaquie en 1918, l’Église catholique se vide au profit de l’Église tchécoslovaque qui atteint un million de fidèles en 1930. Mais cette dernière s’avère incapable de résister collectivement au régime communiste car elle est faible devant les puissants et ne dispose pas de la confiance du peuple, alors qu’en Pologne le peuple menaçait le pouvoir communiste d’insurrection chaque fois qu’une église ou un évêque était en danger. Aujourd’hui, suite à ces excès séculaires de politisation, toutes les Églises tchèques souffrent du même discrédit et l’Église tchécoslovaque, qui existe toujours sous le nom de tchécoslovaque hussite, s’est effondrée avec la chute du communisme (elle ne compte plus guère que 70 000 fidèles). S’il y a « retour du religieux », ce n’est certainement pas en République tchèque qu’il faut le chercher.
  6. A. Michel est persuadé que ces rejets par « l’intellectuel occidental moyen » ne sont pas justifiés et sont donc le résultat d’une forme d’aveuglement collectif. Les intellectuels depuis le XVIIIe siècle se sont laissé emporter par les vertus créatrices mais aussi corrosives de la pensée scientifique et critique. Cette corrosion s’est étendue et continue de s’étendre inexorablement de proche en proche dans la population entière, en commençant par les plus jeunes (voir dernière note) portée par l’irrépressible esprit du temps. « Le passé récent, la science qui se fait, la philosophie qui se cherche ont détruit ou presque la culture ancienne, mais sans lui substituer rien qui porte l’immense poids du monde. On aurait pu rêver, on a pu rêver, il y a un siècle, que la science et la raison philosophique pourraient corriger ce que l’ancienne culture avait d’insuffisant, de naïf, d’erroné et que, par touches successives, la culture traditionnelle serait améliorée, enrichie, rendue plus lucide et plus efficace, de décennie en décennie et au moins de siècle en siècle. Mais nous ne voyons pas aujourd’hui qu’il en ait été ainsi, ni qu’il soit en train d’en être ainsi. » Le fait est que notre culture est en miettes. Les grandes questions scientifiques (le comment de l’évolution, la nature de la pensée, l’existence de civilisations extraterrestres, etc.) sont en suspens et les questions métaphysiques (Dieu, pourquoi la vie, pourquoi la souffrance) controversées, voire frontalement disqualifiées et tenues pour invalides. « Le choc des idées nouvelles (économiques, scientifiques, techniques) a rongé les valeurs traditionnelles sans leur substituer un corps cohérent et convaincant de valeurs nouvelles. » Or, « l’examen des faits (…) tend à prouver à la fois qu’une grande population ne peut subsister sans morale et qu’une morale ne peut être solide sans alliance de toutes les connaissances humaines, sciences, philosophie, religion. » Cette alliance n’est pas disponible, elle n’est pas même en vue. Ce qu’il faudrait c’est une religion que les prix Nobel puissent croire, religion sur laquelle pourrait se fonder une morale car « il est clair que le seul point d’ancrage de la morale est la religion » (sous-entendu, sinon elle ballote au gré des opinions). (Ces citations sont extraites du chapitre « Mœurs, conceptions du monde, morale, religion » du dernier livre de Jean et Jacqueline Fourastié, D’une France à une autre. Avant et après les Trente Glorieuses, Fayard, Paris, 1987).
  7. On aura reconnu dans ce passage la vieille dent d’A. Michel contre les idées propagées par la psychanalyse ; parmi les dernières chroniques où il en est question, voir les n° 404 de 1985 (en particulier la note 9) et n° 145 de 1973. En contestant que « chacun est maître absolu de soi dès lors qu’il ne nuit à personne (selon ce qu’il croit savoir) », il s’attaque discrètement à un des principes les mieux partagés de nos jours.
  8. Ce paragraphe est voisin de l’introduction de l’encyclique de Jean-Paul II Veritatis splendor. Pourtant il ne peut pas en provenir : la lettre du pape n’a été envoyée que trois ans plus tard, le 6 août 1993. Voici cette phrase d’introduction : « LA SPLENDEUR DE LA VÉRITÉ se reflète dans toutes les œuvres du Créateur et, d’une manière particulière, dans l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26) : la vérité éclaire l’intelligence et donne sa forme à la liberté de l’homme, qui, de cette façon, est amené à connaître et à aimer le Seigneur. » (http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_06081993_veritatis-splendor.html)
  9. « Il y a un phare au loin, tous nous l’avons vu ou le verrons, mais nous vivons et pensons comme des naufragés ». Cette formule frappante résume le désarroi de notre époque bien qu’elle tienne son origine de vers du poète et philosophe latin Lucrèce au 1er siècle av. J.-C. : « l’enfant naissant en ce monde est un naufragé jeté nu par la tempête sur un rivage… qu’il fait résonner de ses vagissements lugubres, et combien justement, lui dont la vie ne sera qu’un désastreux voyage… » (cité dans n° 359, Échec à la « bof-philosophie » – L’enfant sur la plage n’est pas le naufragé d’une tempête absurde). Vingt siècles ont passé pour retomber dans ce désespoir sans fond. « Pour tenter d’éclairer un peu le problème tragique qui étreint aujourd’hui l’Occident et, de proche en proche, l’humanité entière, il faut envisager les valeurs morales qui sous-tendaient et sous-tendent les comportements de fait. On peut résumer la différence de ces valeurs en deux mots : les valeurs du passé étaient à long terme ; les valeurs du présent sont de court terme. « Naguère, la quasi-totalité des paysans, masse du peuple et réserve féconde de vie de la nation, croyait à la vie future, et toute la vie terrestre – “cette vallée de larmes” – était ordonnée en fonction de l’au-delà, surréalité plus réelle et plus durable, règne de la vraie justice. On acceptait les malheurs et les souffrances, les morts prématurées, les épreuves, pour acquérir les mérites de la vie éternelle. La morale avait à la fois une base réelle et une sanction surnaturelle. « Aujourd’hui, la morale, ou ce qu’il en reste, n’a plus ni base ni sanction. Plus de base, parce que les conditions matérielles ont changé (…). La pilule anticonceptionnelle, l’élévation du niveau de vie, la Sécurité sociale, etc. ont tout changé. Et l’autre bout de la chaîne qui rivait le peuple à sa morale, la croyance en l’au-delà et en la justice divine, a disparu. « Si l’on recherche les valeurs morales d’aujourd’hui, on les trouve dans les notions de franchise, de spontanéité, de solidarité et de justice, toutes très différentes des valeurs chrétiennes traditionnelles, car elles n’ont plus pour objet de gagner par l’effort un bonheur ultraterrestre, mais de donner tout de suite et sur cette terre un bonheur matériel. En fait, ces notions méritent à peine le nom de valeurs, parce que les valeurs sont durables, tandis que nos notions sont sans cesse changeantes ; elles ne visent que l’action immédiate, dans les circonstances instantanées. (…) Au total, on a ressuscité le vieux mot d’hédonisme pour désigner ce qui est l’essentiel de cette nouvelle morale (qu’on n’ose plus appeler morale, qu’on appelle éthique) : la recherche du bonheur idéal, du plein accomplissement de l’être, à travers les plaisirs à court terme et la satisfaction des pulsions du moment. » On sait la « montagne de détritus historiques » qui donne crédit à ces vues et sape la crédibilité du christianisme : il est proprement « incroyable », archaïque et dépassé, ramassis de contes pour enfants, les Églises se sont décrédibilisées, etc. Ce, alors même que le matérialisme qu’on lui oppose est indéfendable (voir note 8 de n° 434 et note 8 de n° 0) et le nihilisme une hypothèse arbitraire et triste, l’un et l’autre incapables de nourrir une vie humaine. « Après une longue période de nuit, il faudra reconnaître ce qui demeure vrai dans la Révélation et la tradition ; ce qui a permis à l’humanité de persister pendant des milliers de dures années. On devra admettre que même le Dieu immense des galaxies a pu envoyer à l’homme des messages nécessaires à sa survie. On reconnaîtra que ces messages, adaptées aux étapes de la condition humaine, ne sont nullement contradictoires, mais complémentaires avec les enseignements de la science ». (Ces citations sont également de Fourastié, D’une France à une autre, op. cit.)
  10. A. Michel a mentionné cette formule d’Ernest Renan dans les chroniques n° 247, 345 et 443. Bien que Renan n’ait pas été affirmatif mais interrogatif : « Qui sait si la vérité n’est pas triste ? » (voir notes 5 de n° 247 et 1 de n° 443), on peut supposer que nombre des lecteurs de Renan ont répondu à la question par un « Mais oui bien sûr, elle est triste ! ».
  11. Revenons au sondage Eurobaromètre de 2005 et à la question « Réfléchissez-vous au sens et au but de la vie ? » en nous intéressant cette fois à la France. Les résultats sont : « souvent » 34 %, « quelquefois » 38 %, « rarement » 17 %, et « jamais » 10 %. Ils sont fort peu différents des résultats moyens pour l’Union européenne (respectivement 35 %, 39 %, 18 % et 8 %) car des différences d’un point en pourcentage ne sont sans doute pas significatives. Je ne sais quel jugement A. Michel aurait porté sur ces chiffres : se serait-il réjoui de ce que plus de 7 personnes sur 10 s’interrogent sur le sens de la vie au moins de temps en temps, ou bien se serait-il désolé que plus du quart de la population ne se le demande que rarement ou jamais ? Encore est-ce une chose de s’interroger, une autre de tenter de répondre aux questions posées. C’est ici que le bât blesse, puisque notre culture en miettes rend de plus en plus difficile le contact effectif avec les idées religieuses et les textes qui ont fait leur preuve en la matière, ne serait-ce qu’en raison de la diminution constante des personnes qui les portent. Un exemple significatif est celui de la vie future qui était naguère au cœur de la conception du monde de nos ancêtres. Qu’en est-il aujourd’hui ? Des enquêtes réalisées par des chercheurs de divers pays organisés en un réseau international (ISSP, l’International Social Survey Programme) permettent d’y répondre. Pour la France, on dispose des résultats de 1998 et 2008 (les résultats de 2018 ne seront connus que l’an prochain). À la question « Croyez-vous à la vie après la mort », la proportion des Français qui répondent « oui, certainement ou probablement » tombe de 46 % en 1998 à 41 % en 2008, tandis que la proportion de ceux qui répondent « non, probablement ou certainement pas » grimpe de 42 % à 48 % et les indécis reculent de 17 à 12 %. Curieusement, les jeunes y croient plus que les vieux (50 % des 18-24 ans contre 40 % des 55 ans et plus) mais divers indices suggèrent qu’il s’agit d’un effet de cycle de vie plus qu’une croyance religieuse (http://www.issp-france.fr/wp-content/uploads/2014/10/presentation_resultats_2008_France_fin.pdf, p. 10). Si l’érosion s’est poursuivie au même rythme au cours des dix dernières années, il y aurait encore aujourd’hui 36 % des Français à croire que la mort n’est pas une fin. Dans l’ambiance intellectuelle contemporaine, je suis surpris de cette proportion. Le déclin des préoccupations liées à la vie future qui était au cœur du catholicisme va de pair avec le déclin de ce dernier et sans doute réciproquement (même si les deux sujets ne coïncident plus qu’en partie de nos jours). Les travaux du sociologue Pierre Bréchon confirment ce que chacun peut voir autour de lui. En l’an 2000, il écrivait : « Les jeunes générations étant beaucoup moins religieuses et intégrées au catholicisme que les plus vieilles (…), au fur et à mesure que les générations âgées sont remplacées par des plus jeunes, de manière progressive mais nette, les taux de catholiques déclarés décroissent et les sans religion montent. Depuis 10 ans, on observe donc essentiellement le prolongement des tendances antérieures, des évolutions lentes mais régulières, lourdes et de long terme. » (P. Bréchon, « Les attitudes religieuses en France : quelles recompositions en cours ? », p. 4 ; https://journals.openedition.org/assr/20165). « Les jeunes générations ne s’opposent pas frontalement aux idées religieuses mais une partie conséquente de la jeunesse se sent désormais très peu concernée par les problématiques religieuses. Les appartenances confessionnelles sont aussi en baisse chez les jeunes lorsqu’on compare les générations. Si les autres religions progressent de 2 points, le catholicisme régresse de 9 et le protestantisme de 8 au profit des personnes qui disent ne pas appartenir à une religion (30% de sans appartenance chez les jeunes contre 16% chez les plus vieux). Les mêmes tendances qu’on vient de commenter sur l’ensemble de l’Europe sont en fait constatables pour chaque pays, ce qui contribue à la force de ces phénomènes ; même dans les pays les moins sécularisés (Irlande, Italie, Portugal, Grèce), il y a des pertes de prégnance de la religion chez les jeunes. On pourrait dire la même chose si on présentait des données américaines, ce qui tend à montrer que la sécularisation n’est pas une exception européenne : sous des formes très variées, on trouve des processus de sécularisation dans tous les pays développés. » (P. Bréchon, L’héritage chrétien de l’Europe occidentale, 2004, p. 206 ; https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0037768604043007).