LE REFUS DE L’IDOLE - France Catholique
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LE REFUS DE L’IDOLE

Chronique n° 145 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1383 – 15 juin 1973

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CORRESPONDANCE : LA PSYCHANALYSE

Nous avons reçu d’un de nos lecteurs la lettre suivante concernant les articles d’Aimé Michel sur la psychanalyse. Notre collaborateur lui répond dans sa chronique habituelle en page 7 [reproduite ci-dessous].

(…) Depuis sept mois aux USA, je dispose grâce à mes parents de l’abonnement à votre journal. Je bénéficie d’un an d’études à l’Université de Princeton, USA, dans un département « scientifique ».

Je vais donc évoquer ce que je conteste le plus sommairement (faute de temps) dans ce qu’écrit M. Michel.

Je dis que M. Michel est sectaire. Un exemple entre beaucoup. Le 6 avril – N° 1 373 – premier paragraphe de l’article «  Je me borne à faire état de ce qu’écrivent les psychologues et les spécialistes de la méthodologie scientifique. » (C’est moi qui souligne.)1

[|*|]

Les psychologues et les spécialistes qu’il cite sont des… parmi d’autres. Certains… ça n’est pas tout le monde. Le procédé utilisé ici par l’auteur est démonté par J.-M. Domenach (a) comme une technique de propagande – à partir de citations bien choisies confondre dans l’esprit du public certains adversaires avec tous ceux qui ne pensent pas comme vous. Je reviendrai sur les techniques de propagande ainsi utilisées.

L’auteur de vos articles va m’objecter que je suis comme tous ses adversaires… dans l’impossibilité de lui prouver que la psychanalyse est une science.

On ne fait pas « la conversion » de quelqu’un qui est de parti pris. Il est évident que M. Michel a raison contre tous les praticiens et chercheurs qui publient, entre autres, leurs recherches, leurs doutes aussi, dans les revues comme :

– Psychanalysis and Psychoanalytical Review

– Psychoanalysis and the Social Sciences.

– Psychoanalytic Quarterly.

– Psychoanalytic Review.

– Psychoanalytic Study of the Child.

Et je ne fais que citer, à mon tour, quelques revues américaines… et qui ne sont pas « vulgaires » (au sens étymologique SVP). Tout cela n’est pas de la science… soit. Je voudrais demander à votre collaborateur si en matière de personnes, d’êtres humains tout ce qui se cherche peut et doit être réduit au « scientisme ».

La psychologie et la psychanalyse, cliniques, sont des démarches. Je me réfère à Zaing (b) pour essayer de vous faire saisir que la science ne peut pas tout. Je traduis de mon mieux un passage. (Chapitre 1) :

« Une description de l’autre en tant qu’organisme est différente d’une .description de l’autre considérée comme une personne… Par exemple si j’écoute une personne qui parle, Je peux (a) étudier le comportement verbal en termes de processus neurologiques et étudier la physiologie de la parole –ou (b) essayer de comprendre ce que l’autre dit. La démarche (a) est une condition sine qua non de la parole, mais n’apporte aucune contribution à une possible compréhension de ce que la personne dit. Réciproquement, la compréhension du message de l’autre ne m’apprend absolument pas du tout comment ses cellules nerveuses métabolisent l’oxygène… »

[|*|]

En d’autres termes, la science a son légitime domaine, sa fécondité propre, les relations entre personnes ont les leurs… La question est claire : l’autre m’intéresse-t-il comme machine à parler ou comme être qui exprime… M. Michel dénie à la psychanalyse, et à tout autre approche non scientifique, toute légitimité, toute valeur !

Dans « Une chimère qui se porte bien »2 (ce que confirme la liste des revues que j’ai citées), M. Michel en brandit une autre. En 1970, le professeur A. Cower « a découvert un test encore plus simple pour déceler la schizophrénie ». En 1972, sous la direction du professeur A. Darley (c), de Princeton, des chercheurs de psychologie sociale, qui sont tout sauf des psychanalystes, envoient 8 collaborateurs dans des hôpitaux psychiatriques. Leur but : étudier les réactions de médecins (et non de psychanalystes) face à de faux malades.

Huit sujets vont se plaindre de troubles qu’ils n’ont pas… (des hallucinations auditives). Tous les diagnostics concordent… il s’agit de schizophrènes… au nom de la science ! Attitude générale des médecins lorsqu’on leur dit qu’il s’agit d’une étude (sur le « labelling process » pour être précis.) : « On vous dit que ce sont des schizophrènes en état de rémission pour le moment ! » au nom de la science !

Quand on sait ce qu’est la souffrance du schizophrène et de sa famille, avant de jeter aux orties une thérapeutique, fut-elle psychanalytique, on réagit comme on peut pour soulager…

Autre point qui me renforce dans le sentiment que toutes les armes de la propagande peuvent être utilisées par quelqu’un qui veut prouver.

Dans « Comment peupler les prisons »3, M. Michel cite et exploite l’enquête d’Andry pour démolir « les réformateurs »… Je dis qu’il exploite l’enquête, abusant le lecteur. Je pèse mes mots, car quoique ne me prétendant pas un savant, je peux dénoncer l’usage qui est fait de données. Andry, comme souvent en « sciences sociales » a fait un travail fondé sur des statistiques. Il a trouvé des corrélations. Parfait.

Qu’est-ce qu’une corrélation ? En termes savants, un calcul de corrélation signifie qu’on établit des « variations concomittantes ». Ce qui veut dire en clair que lorsqu’on a établi une corrélation entre deux phénomènes, ces deux phénomènes varient dans le même sens4. Ça ne peut en aucun cas prouver que l’un est la cause de l’autre (on peut faire l’hypothèse d’une relation de causalité…). M. Michel, qui brandit le terrorisme scientifique, mélange gaillardement « causation » et « corrélation ». Dès lors, il peut manipuler l’opinion du lecteur. Je cite ce qu’il fait imprimer en gros caractères… « les délinquants (étant généralement nourris) plutôt chaque fois qu’ils criaient (en petits caractères ce qui suit) le délinquant est donc un enfant à qui l’on a appris au sein qu’il suffit de crier pour obtenir (les trois derniers mots en gros caractères). Quelle rigueur scientifique :

« Généralement », « plutôt », « donc », le tout sur des statistiques !… Le lecteur naïf, non informé peut croire que « les réformateurs » et eux seuls (et non chacun de nous qui avons trop misé sur l’homo economicus, complices que nous sommes de ce qui arrive) sont à l’origine de tout le mal… « Et voilà pourquoi votre fille est muette »… écrirait Molière avec humour, lui. […]

Je m’arrêterai après une dernière remarque montrant à quel point c’est l’esprit de .propagande et non d’information qui anime votre collaborateur.

Dans un article : « Psychologie et psychanalyse », n° 1 373, il démontre, en citant trois ouvrages américains, que la psychanalyse n’est plus citée que « pour mémoire » aux étudiants. Pour faire sérieux… il donne les numéros des pages. Le lecteur de France Catholique peut-il vérifier ? M. Michel lui affirme que le livre de Whittaker est « le plus répandu »…

[|*|]

Allons voir de plus près… le livre de base conseillé ici est un ouvrage de Krach, Crutchfield, Livson, Elements of psychology. Edition Knopf, New York.

Première édition, 1958 : 11 tirages.

Deuxième édition, 1969 : 3 tirages.

Place de la psychanalyse : pages 744-773:

Un autre ouvrage 30 auteurs, professeurs d’Université pour la plupart : Scientific Psychology. Edition Basic Books publishers, N. Y. 1965, Trois articles de 68 pages (au total) sur 586 pages de texte, soit plus de 10 % sur une « overview ».

Je ne prétends pas prouver ainsi que-la psychanalyse est scientifique. Je veux simplement prouver les mécanismes utilisés par M. Michel pour orienter les lecteurs. Sur les dizaines de manuels qui existent, il en prend trois qui… méprisent la psychanalyse.

Reste à savoir si et la science et l’honnêteté, qui me parait une valeur bien précieuse, y gagnent. […]

Fraternellement.

J. M.

(a) J.-M. Domenach : la Propagande politique (PUF, « Que sais-je ? »). Ce livre, très bref, est à la portée de tout lecteur. Je le conseille. Démontant les mécanismes utilisés par les propagandistes, il permet d’être critique.

(b) Zaing : The divided self. Tavistok Publication, 1959. Dix éditions.

(c) [A. Darley : note apparemment perdue à l’imprimerie].

RÉPONSE D’AIMÉ MICHEL : LE REFUS DE L’IDOLE

Pour vider, un procès, rien ne vaut un débat contradictoire. Tant qu’on n’a entendu que l’accusateur (ou bien l’avocat), il faut se méfier et suspendre son jugement. C’est pourquoi j’accueille avec reconnaissance la lettre de M. J. M., citée à la page 3 de ce journal [reproduite ci-dessus].

Qu’est-ce en effet qui est en question ? Nous avons un système appelé psychanalyse, système présent partout, dans toutes les activités culturelles, morales, intellectuelles, éducatives, voire religieuses de notre époque, dans les livres, la politique, les journaux, le cinéma, la télévision, la critique, la publicité, à l’école, à l’Université, à l’église même, parfois. Nous en sommes obsédés, la société est « castratrice ». L’école est « répressive ». Un critique nous expliquait l’autre jour que tel peintre est « anal »5.

Ce n’est pas une science

Ce système omniprésent, qu’est-il ? Une science, répondent ses adeptes. « L’obscure connaissance des facteurs et faits psychiques se reflète dans la construction d’une réalité supra-sensible que la science retransforme en psychologie de l’inconscient. » (S. Freud : Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot 1966, p. 299.) Pour Freud et ses disciples, la psychanalyse est une science, et plus spécialement, elle est la psychologie de l’inconscient. Elle n’est même que science, ainsi que Freud l’a maintes fois répété, et ce qu’elle « explique » elle l’explique « scientifiquement ».

Personne n’oblige les adeptes de la psychanalyse à présenter leur système comme une science. Mais enfin, ils le font. On est donc fondé à requérir de la psychanalyse les critères habituels de la recevabilité scientifique. Ces critères auxquels toutes les sciences, sans exception, se conforment, sont connus, simples, clairs. Un enfant les comprend.

Toutes les sciences, sans exception, procèdent par hypothèse et contrôle expérimental.

Dans toutes les sciences, sans exception, on rejette comme irrecevable toute hypothèse dont aucune expérience imaginable ne saurait nous avertir qu’elle est fausse : c’est le critère de réfutabilité. Une hypothèse n’est scientifique que si elle permet d’imaginer des expériences capables, si elle est erronée, de nous le faire connaître clairement et sans ambiguïté.

Personne ne conteste qu’il puisse être d’un très grand intérêt d’imaginer des hypothèses incontrôlables et d’y réfléchir. Seulement, pas en science. Pour être scientifique, une hypothèse doit être réfutable si elle est fausse. C’est très clair. Et c’est tout. Toute la science est là, et hors de là il n’y a pas de science.

Cela étant, j’ai écrit que la psychanalyse n’est pas une science6. N’être pas une science, cela ne signifie pas forcément n’avoir aucune valeur. S’il n’y avait que la science pour éclairer notre destinée, celle-ci n’aurait aucun sens. Je crois, pour ma part, qu’au sommet de toute pensée, il y a, non la science, mais l’amour. Mais en matière de science, on me permettra d’être résolument scientiste7.

Rien ne me fera jamais démordre du préjugé stupide qu’une science doit s’en tenir à la méthode scientifique. Sur ce point, je mourrai impénitent, obstiné à tenir les divagations déguisées en sciences pour des impostures, la lomogachie freudienne pour une sornette, et Freud lui-même pour un distingué charlatan.

Voilà ce que j’ai répété dans cette série d’articles sur la psychanalyse8. Il existait donc un moyen sans réplique de me confondre : c’était de citer les contrôles expérimentaux ayant montré que le stade anal, le complexe de castration, le meurtre du père, éros, thanatos, la libido, l’envie de coucher avec papa et maman, etc., sont autre chose que de pures et simples calembredaines.

Mais ce moyen si simple n’est venu à l’idée de personne. Et pour cause ! Depuis quelque soixante et dix ans que l’on glose sur l’anus et le phallus, non seulement aucun commencement d’expérience n’est jamais venu vérifier ces belles conceptions, mais dans les rares cas où l’on a pu en donner une formulation testable, c’est-à-dire scientifique, on est tombé sur un démenti. Allons ! Est-ce vrai ? Est-ce faux ? C’est à cela qu’il faut répondre si l’on veut montrer que la psychanalyse est une science.

Je reconnais toutefois que, faute de cette impossible réponse, l’attaque personnelle ne manque pas d’efficacité. Si l’on peut montrer que l’adversaire est un truqueur, un menteur, un fanatique et un ignorant cela dispense opportunément d’examiner ses raisons. Comme je ne vois guère ce que l’on pourrait dire de plus que M. Jean M. (voir sa lettre en page 3), je vais donc me défendre, en précisant toutefois que c’est la première et la dernière fois que je réponds à ce genre d’arguments9. Nous avons autre chose à dire dans ce journal.

1°) Le 6 avril (n° 1373) j’ai, dit M. Jean M., écrit « les » psychologues et « les » spécialistes, truquant ainsi, car je prête à tous ce qui n’est vrai que de certains. M. Jean M. m’oppose deux réponses : a) Les nombreuses revues où publient les psychanalystes et b) le fait que je n’aie cité que trois manuels de psychologie.

En ce qui concerne les revues psychanalytiques, je ne comprends pas l’argument. Que prouvent ces nombreuses revues, que je connais bien, et dont j’aurai l’occasion de reparler10 ? Qu’il existe de nombreux psychanalystes et qu’ils publient. Et alors ? Je tiens à la disposition de M. Jean M. une énorme liste de publications d’astrologie. Je me demande bien ce qu’elles prouvent en faveur de cette fausse science.

En ce qui concerne mes trois manuels de psychologie qui n’accordent qu’une place infime à la psychanalyse, soit : renonçons à ces manuels et prenons les deux que mon contradicteur cite pour montrer que je mens. Dans le premier, dit-il, la psychanalyse est traitée de la page 744 à la page 773, soit en 29 pages ; 29 sur un minimum de 773, cela fait au plus 4 %. Dans le deuxième, elle est traitée en 10 ou 11 %. Eh ! bien, c’est exactement ce que je disais. Et M. Jean M. oublie de préciser que ces 4 ou 11 % sont consacrés à exposer les théories inconciliables de Freud, Jung et Adler.

Je maintiens donc ce que j’écrivais le 6 avril : les psychologues et les spécialistes de la méthodologie scientifique ne reconnaissent à la psychanalyse aucun caractère scientifique.

Quand c’est faux on le sait

2°) « M. A. Michel dénie à la psychanalyse et à toute autre approche non scientifique (sic) toute légitimité, toute valeur. » Diable ! Où ai-je écrit cela ? C’est le contraire que j’ai maintes fois écrit. Mais j’ai dit aussi (et je répète) ceci : qu’une démarche non scientifique qui veut se faire passer pour une science et qui veut s’imposer à nous au nom de la science est une escroquerie et une imposture.

3°) L’expérience de Darley. C’est une très bonne expérience que je lirai avec grand intérêt. Elle prouve que, quand les médecins se trompent, on peut le démontrer expérimentalement. C’est ce qui fait de la biologie (sur laquelle se fonde la médecine) une vraie science : quand c’est faux, on le sait.

Je ne suis pas exigeant : je n’en demande pas plus à la psychanalyse. En vain, jusqu’ici.

4°) Je confonds « cause » et « corrélation ». Là, je n’éprouve pas le besoin de me défendre. Les opinions sont diverses dans cet intéressant débat.

5°) « How to lie with statistics » (comment mentir avec des statistiques). Eh ! oui, on peut mentir avec des chiffres ! Mais l’avantage, c’est qu’alors on peut démontrer le mensonge, chiffres en mains : car la statistique, elle, est une science.

6°) Je suis « converti à l’antipsychanalyse », je fais la « projection », je « méprise », etc. Allons, allons, du calme. Si refuser d’adorer une idole, c’est être converti, soit. Quant au reste, monsieur, non seulement je ne vous méprise pas, mais je vous aime bien. Quel dommage que votre cause soit mauvaise…

Aimé MICHEL

Chronique n° 145 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1383 – 15 juin 1973


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 15 avril 2013

  1. Il s’agit de la chronique n° 138, Psychologie et psychanalyse, mise en ligne le 16.07.2012.
  2. Chronique n° 130, Une chimère qui se porte bien, mise en ligne le 18.06.2012.
  3. Chronique n° 139, Comment peupler les prisons, mise en ligne le 30.11.2010.
  4. Si la corrélation est positive. Mais elle peut être également négative, auquel cas les deux phénomènes corrélés varient en sens contraire, par exemple la richesse d’un pays et la mortalité infantile. Sur les corrélations voir la chronique n° 149, Sherlock Holmes en échec – Corrélation n’est pas causalité (05.11.2012).
  5. C’est cette omniprésence de la psychanalyse dans les années 70 qui a certainement incité Aimé Michel à consacrer tant d’efforts à dénoncer la fragilité de ses bases scientifiques. Il a été ainsi l’un des premiers à monter au créneau pour endiguer le flot. Bien que la psychanalyse continue d’être largement présentée comme la science de l’esprit humain, l’enthousiasme des années 70 est retombé. Néanmoins la réaction de Jean M., étudiant à Princeton en 1973, est toujours actuelle comme le montre la lettre du Dr Zannier en réponse à la chronique Psychologie et psychanalyse – Freud est un grand écrivain, pas un grand scientifique (16.07.2012).
  6. Pour démonter que la psychanalyse n’est pas une science, Aimé Michel s’appuie notamment sur le critère de réfutabilité de Karl Popper qui permet de distinguer ce qui relève de la science et ce qui n’en relève pas, voir la chronique n° 140, Une foi de remplacement, mise en ligne le 11.03.2013.
  7. Ce bref passage est dense et surprenant mais capital. Il mérite qu’on s’y arrête un instant, même s’il se glisse discrètement au milieu d’une discussion apparemment sans rapport comme c’est souvent le cas chez Aimé Michel, car il éclaire des pans entiers de sa pensée. Comme il l’indique par exemple dans la chronique publiée ici la semaine dernière (« Miaou ». Et tout est dit ?), le propre de l’homme, l’avenir de la pensée, le sens de l’univers ne se trouvent pas d’abord dans l’intelligence mais dans l’amour, mot galvaudé. Contrairement à ce que beaucoup croient, cette conception spiritualiste du monde ne conduit pas à être plus laxiste en matière de science, au contraire. C’est ce qui conduit à cette formule provocante et très inattendue sous sa plume : « on me permettra d’être résolument scientiste » ! Mais attention, pas scientiste sans autre précision, mais « scientiste en matière de science » uniquement, ce qui est tout différent du scientisme ordinaire qui rejette tout ce qui n’est pas la science d’une manière générale. Ce passage éclaire la conclusion de la chronique Une foi de remplacement, où Aimé Michel se demande « si l’adhésion à un système irrationnel permettant d’infinies rationalisations n’est pas historiquement l’inévitable refuge de la foi après qu’on a annoncé la mort de Dieu ».
  8. Pendant trois années, de 1971 à 1973, Aimé Michel s’est beaucoup intéressé à la psychanalyse, y a consacré une douzaine de chroniques, dont six de février à août 1973, puis a complètement cessé d’en parler par la suite. Voici la liste de ces chroniques :

    La psychanalyse : connaissance ou chimère ? sur le livre remarquable de Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, réédité par Fayard en 1994 (n° 23, 1971, 07.12.2009)

    L’antipsychiatre et la boutonnière (n° 37, 1971, 08.02.2010), critique polémique de l’antipsychiatrie qui considère que les schizophrènes sont normaux et que la société réprime, conditionne et aliène.

    Correspondance : Réfutation (n° 49, 1971, 14.12.2009), réponse à un lecteur qui l’approuve mais l’a mal compris : l’inconscient existe bien, Freud n’a jamais égaré personne et la polémique ne doit pas être prise au sérieux.

    Psychanalyse et expérience – La psychanalyse est-elle une science ? (n° 70, 1972, 21.03.2011), critique d’une expérience favorable à la psychanalyse relatée par un psychanalyste américain et introduction à une authentique science de l’inconscient : la science des rêves (à laquelle sont consacrées les cinq chroniques mises en ligne du 28.03.2011 au 26.04.2011 et le 24.08.2011).

    Entre Hegel et Groucho Marx (n° 101, 1972, 14.06.2010), discussion d’un raisonnement de Freud à propos des faits allégués par les parapsychologues.

    La question de Ponce Pilate (n° 107, 1972, 05.10.2010), réflexion sur la nature de la science à propos de la parapsychologie et de la psychanalyse.

    Une chimère qui se porte bien – Les maladies du psychisme ne sont pas que psychiques (n° 130, 1973, 18.06.2012), les névroses sont des maladies du corps qui ne s’expliquent pas par des « refoulements » et des « complexes ».

    Bâton de chaise, névrose et hérédité – La psychanalyse guérit-elle ? (n° 134, 1973, 02.07.2012), suite de l’article précédent : la science du psychisme humain s’appelle psychologie, non psychanalyse.

    Sur la « cure psychanalytique » – La psychanalyse guérit-elle ? (suite et fin), (n° 135, 1973, 09.07.2012), la psychanalyse n’est pas une science mais une doctrine.

    Psychologie et psychanalyse – Freud est un grand écrivain, pas un grand scientifique (n° 138, 1973 16.07.2012).

    Une foi de remplacement – Karl Popper et la « puissance d’explication » de la psychanalyse (n° 140,11.03.2013).

    Le refus de l’idole (n° 145, 1973, ci-dessus).

    Un cas clinique (n° 150, 1973, à paraître).

  9. « Nous avons autre chose à dire dans ce journal » : Aimé Michel a bien d’autres sujets à traiter et plus intéressants à ses yeux que la psychanalyse. Il annonce ainsi qu’il va tourner la page : sauf erreur de ma part, cette chronique est l’avant-dernière qu’il consacrera entièrement à la psychanalyse. Nous publierons la dernière Un cas clinique dans quelques semaines.
  10. Les psychanalystes écrivent effectivement beaucoup et dans beaucoup de revues (voir http://www.oedipe.org/fr/revues/liste). L’article de Bertrand Ogilvie consacré à la « Psychanalyse en France » dans l’Encyclopedia Universalis en recense plus d’une quinzaine. On peut diviser ces revues françaises en deux grands groupes suivant qu’elles sont d’obédience freudienne ou lacanienne, « les dissidences adlériennes ou jungiennes ne jouant pas dans ce pays de véritable rôle » selon cet auteur (on peut quand même citer les Cahiers jungiens de psychanalyse).

    Parmi les revues freudiennes, rattachées à l’Association internationale de psychanalyse (I.P.A.) on peut citer :

    – la Revue française de psychanalyse et les Études freudiennes, qui sont les organes de la Société psychanalytique de Paris (S.P.P.), fondée en 1926 ;

    – la Nouvelle Revue de psychanalyse et Documents et débats, qui sont les organes de l’Association psychanalytique de France (A.P.F.), fondée en 1964 ;

    – la revue Topique publiée depuis 1969 par l’Organisation des psychanalystes de langue française (O.P.L.F) ;

    – enfin Psychanalystes, publié par le Collège des psychanalystes créé en 1980.

    La mouvance lacanienne est représentée par un grand nombre de groupes qui ont chacun leur revue :

    Ornicar?, Analytica et L’Âne de l’École de la cause freudienne (E.C.F.) fondée en 1981, l’année de la mort de Lacan ;

    Esquisses psychanalytiques du Centre de formation et de recherches psychanalytiques (C.F.R.P.), fondé en 1982 ;

    – Les revues Discours psychanalytique, Nodal et Mi-dit de l’Association freudienne (A.F.), depuis 1982 également ;

    – Les Cahiers des Cartels constituants de l’analyse freudienne (C.C.A.F.) ;

    Littoral publié par l’École lacanienne de psychanalyse (E.L.P.) ;

    – La revue Patio publiée par le Cercle freudien (C.F., 1982).

    Aimé Michel comptait revenir sur ces revues (de celles du moins qui existaient en 1973) mais, à ma connaissance il ne l’a pas fait ; la dernière chronique qu’il consacre à la psychanalyse, Un cas clinique, n’en parle pas. Quoi qu’il en soit, il notait, à propos de ces écoles rivales « La psychanalyse croît tous les jours et ne cesse d’accumuler les idées nouvelles. Est-elle pour autant une science ? Non, car les psychanalystes ne sont pas d’accord sur les nouveautés qu’ils accumulent. » (La question de Ponce Pilate, op. cit.). Ce jugement est partagé par Lionel Naccache, chercheur en neuroscience cognitive à la Pitié-Salpêtrière : « Suite à Jung, à Adler, à Winnicott et à d’autres grands psychanalystes, l’impression qui domine est (…) celle d’une cacophonie théorique qui ne peut pas être comparée aux différentes versions des théories scientifiques qui, tout en ne cessant jamais d’être corrigées et de faire l’objet de débats contradictoires, partagent toujours un jeu de principes communs qui servent de base aux élaborations à venir. Au-delà de la cacophonie théorique, le fonctionnement éclaté des sociétés psychanalytiques, notamment en France, dessine très souvent le tableau, désolant ou amusant, de guerres de chapelles. » (Le Nouvel Inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences. Odile Jacob, Paris, poches n° 214, 2009, p. 427). Comme l’indique le sous-titre de son livre, Lionel Naccache est loin d’être un critique inconditionnel de la psychanalyse et, dans la conception qu’il s’en fait à la lueur des recherches contemporaines sur la conscience, il estime qu’il n’est « ni gênant ni choquant de découvrir une confusion théorique à travers les divers écoles analytiques ». J’y reviendrai à l’occasion de la chronique Un cas clinique.