LE PETIT ROI DE L'UNIVERS - France Catholique
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LE PETIT ROI DE L’UNIVERS

Chronique n° 109 parue initialement dans France Catholique – N° 1344 – 15 septembre 1972

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Mon article sur la pluralité des mondes habités m’a valu un volumineux courrier1. Beaucoup de lecteurs trouvent normal, et même « rassurant », que toutes les données de la science convergent vers la très forte présomption que cet immense univers n’est pas le désert dont l’éternel silence épouvantait Pascal. Je voudrais répondre aux autres, à ceux que cette pensée trouble ou même révolte.

− Si l’homme n’était pas le seul être doué de raison, dit l’un, il faudrait donc plusieurs Incarnations, plusieurs Rédemptions ? Et si l’univers est infini, une infinité d’Incarnations et de Rédemptions ?

J’ai déjà donné (a) quelques références théologiques à ce problème. Sans me répéter, disons qu’il n’embarrasse les théologiens en aucune façon. Et ces théologiens ne sont pas les plaisantins qui annoncent la « mort de Dieu » ou « la foi sans mythes »2, mais bien les maîtres traditionnels, parfois des saints comme saint Thomas d’Aquin.

L’imagination du Créateur

Voici une objection plus subtile, elle aussi théologique : « Marie, mère de Dieu, est la première des créatures. Comment cela se pourrait-il, s’il y avait une infinité d’Incarnations ? »

Le lecteur qui m’écrit cela voudra bien, je l’espère, excuser la stupeur que j’éprouve toujours à lire des raisonnements de cette sorte. Moi qui ne sais rien, je peux, en trois minutes, imaginer dix solutions à ce problème. Dirai-je surtout ma gêne à spéculer sur de pareilles questions, et même à les soulever ? Est-il donc si difficile d’admettre que le Créateur a réellement un peu plus d’imagination que nous pour résoudre les problèmes de sa création ?3

Cela me rappelle le mot d’un roi d’Espagne dont le nom m’échappe : « Si, disait-il, Dieu avait bien voulu prendre conseil de moi lorsqu’il créa les choses, j’aurais eu quelques améliorations à lui proposer. » Pauvre petit roi ! Mais peut-être son propos était-il une boutade.

Si l’on va au fond des raisons opposées par certains croyants à l’hypothèse tenue par les astronomes pour une quasi-certitude que le cosmos est universellement habité, ce n’est pas, selon moi, un trouble religieux que l’on trouve. C’est l’éternelle présomption de l’homme, une forme de présomption que la science de ce temps est fort heureusement en train de détruire et qui trouve son expression suprême dans la philosophie de Hegel.

Selon cet aveugle de génie de la ratiocination, il y aurait identité entre les lois de la raison humaine et les lois profondes, les lois ultimes de l’univers. Einstein était hégélien quand il disait : « Ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est que l’univers soit compréhensible. » Il s’obstina jusqu’à sa mort dans cette croyance, ce qui l’induisit à repousser les formes les plus avancées de la théorie quantique.

Il semble même n’avoir pas eu le moindre doute en constatant son échec à intégrer la théorie des quanta dans celle de la relativité, en constatant en somme l’incohérence apparemment irréductible de la physique qu’il avait si puissamment contribué à fonder. Que l’on me permette d’attaquer l’illusion hégélienne par un détour qui est en réalité un raccourci.

On appelle « évolution » le fait, constaté chaque jour par la géologie et la paléontologie, que les être vivants sont apparus dans un certain ordre, celui de la complexité croissante. Il n’y a pas une seule exception à cette loi confirmée par des millions de fossiles4.

De Cayeux et Meyer (b) ont montré que cette évolution – qu’il ne faut pas confondre avec les élucubrations néodarwiniennes proposées en explication – non seulement ne s’est jamais arrêtée dans son ensemble (c) mais n’a jamais cessé de s’accélérer.

Discerner l’évolution

L’homme lui-même a extraordinairement évolué depuis un demi-million d’années, c’est-à-dire pendant une durée imperceptible comparée aux trois ou quatre milliards d’années de l’histoire de la vie.

Le cas de l’homme est ici celui qui nous intéresse. Quelques savants ont dit parfois que l’homme n’évolue plus car, disent-ils, en quoi sommes-nous supérieurs à Platon, Archimède, saint Augustin ?

Ces savants n’avaient aucune notion de paléontologie. Il est bien vrai que nous ne discernons pas d’évolution notable depuis plusieurs milliers d’années (d). Mais en paléontologie non plus on ne discerne aucune, absolument aucune évolution pendant des durées aussi brèves. Il est très facile, en revanche, de montrer l’évolution de l’homme sur des durées de, disons dix ou vingt mille ans. Cette évolution est très rapide, plus rapide en fait qu’aucune autre, ce qui se comprend grâce aux découvertes de de Cayeux et Meyer : plus un être est évolué, plus il évolue vite. L’homme évolue donc très vite quand on considère son histoire pendant des durées où l’évolution paléontologique est discernable5.

Je suis donc j’ai raison ?

Évolue-t-il encore maintenant ? Argument en faveur du oui : cette évolution est très nette pour des durées où toute évolution se laisse discerner. Argument en faveur du non : la preuve que ce coureur est immobile, c’est que sur la photo instantanée que j’en ai prise, il ne bouge pas.

J’admets, bien entendu, qu’on peut impunément nier l’évolution actuelle de l’homme, de même qu’on peut impunément nier l’évolution de toute lignée imaginable pendant dix mille ans, puisque dix mille ans, en géologie, c’est un instantané. Mais enfin, si l’homme a vraiment cessé d’évoluer, c’est en violation d’une loi qui jusqu’ici n’a souffert aucun arrêt. Pour réfuter le négateur, il me faudrait attendre dix mille ans : il a la partie belle.

Je ne présenterai donc pas l’évolution ultérieure de l’homme comme un fait démontré par l’observation (rendez-vous dans dix mille ans), mais comme la seule hypothèse conforme à tout ce qu’on sait, hypothèse que l’on peut, encore une fois, nier impunément.

Supposons cette hypothèse vraie. Dans ce cas, l’homme, dans un nombre suffisant de millénaires, sera par rapport à nous comme nous sommes par rapport au pithécanthrope6, et je me permettrai de poser à feu Hegel (qui ignorait tout cela) la question suivante : pourquoi l’univers serait-il conforme à la raison de l’homme actuel, plutôt qu’à celle du pithécanthrope ou à celle de l’homme de demain ? Hegel étant mort, je m’accorderai une dernière liberté, celle de répondre à sa place.

– Monsieur, me répondrait probablement ce redoutable ratiocinateur, l’univers est forcément conforme à la raison de l’homme actuel pour ce motif sans réplique que je suis un homme actuel, que je comprends toutes choses, que la science s’est arrêtée à la fin de mes études, que du reste les choses que je ne comprends pas ne sauraient exister et que, par conséquent, je les nie.

Aimé MICHEL

(a) France Catholique, n° 1334, 7 juillet 1972.

(b) André de Cayeux : la science de la Terre (Bordas, Paris, 1969) ; François Meyer : Problématique de l’évolution (PUF Paris).

(c) Il y a les espèces « panchroniques », qui n’évoluent plus, comme de nombreux insectes ou mollusques. Ce sont des cas particuliers, d’ailleurs inexpliqués. Il n’y a pas de mammifère panchronique (l’homme est un mammifère).

(d) Cependant, on a constaté au cours des derniers siècles, au moins deux faits qui ne sont probablement pas sans conséquences, car ils concernent tous deux le cerveau : la brachycéphalisation en Europe occidentale qui élargit le crâne et l’accroissement de la taille, qui fait la tête plus grosse.7

Notes de Jean-Pierre ROSPARS

(*) Chronique n° 109 parue initialement dans France Catholique – N° 1344 – 15 septembre 1972.

  1. Cet article sur la pluralité des mondes habités est la chronique n° 103, Avant l’homme et au-delà, publié ici il y a deux semaines.
  2. Pour les références théologiques, la chronique mentionnée par Aimé Michel est la n° 99, Le futur antérieur (Sur la pluralité des mondes, l’Incarnation et un « homme du futur » tôt disparu) parue ici le 31.10.2011. Il y cite Thomas d’Aquin, Somme théologique, III, q. 3, a. 5 et 7 (écrite dans les dernières années de sa vie de 1266 à 1273) et Francis J. Connel, doyen de l’Ecole de théologie de l’Université catholique de Washington (1952). J’ai ajouté en note de cette chronique plusieurs autres références sur un sujet dont l’importance ira en croissant à mesure que progressera la connaissance des exoplanètes. Mentionnons aussi les propos du cardinal Nicolas de Cuse (voir la chronique Avant l’homme et au-delà). Pour les théologiens de « la foi sans mythes » voir la chronique n° 93, Mythes et mythologues (La nature n’est pas un donné bien clos car nul ne sait où elle s’arrête), parue ici le 16.01.2012.
  3. On ne se surprendra de la « gêne à spéculer sur de pareilles questions, et même à les soulever » avouée ici par Aimé Michel. Le raisonnement purement spéculatif, non informé par de solides références scientifiques ou par une expérience intérieure, auquel se livrent tant de théologiens, n’est pas sa tasse de thé. Il le dit déjà dans Mythes et mythologues (« Je n’ai pas lu Bultmann et ne le lirai pas, n’ayant pas envie de m’aventurer à raisonner hors de ce qui m’est suffisamment connu. ») et mieux encore dans Le futur antérieur où il écrit : « Mais laissons là la théologie où je n’entends rien. Je voudrais, à la lumière d’un des faits les plus troublants découverts depuis une vingtaine d’années, montrer combien la science nous invite à la prudence, et combien nous devons toujours prendre garde de raisonner à tort et à travers, nous souvenant que nous ne comprenons rien à rien et que cet immense univers est infiniment compliqué. ».
  4. Aimé Michel a développé cette idée de manière plus précise dans la chronique n° 100, La bicyclette de Darwin (L’évolution s’observe, s’expérimente et se mesure), parue ici le 28.11.2011. L’affirmation « Il n’y a pas une seule exception à cette loi » est juste à condition de ne retenir, à chaque époque, que les espèces les plus complexes.
  5. Là aussi l’expression ramassée de la pensée peut surprendre dans la mesure où ce paragraphe mêle deux phénomènes a priori distincts, l’évolution biologique et l’évolution culturelle. Cependant des arguments, présentés notamment par de Cayeux et Meyer, montrent que l’évolution culturelle peut-être vue comme le prolongement de l’évolution biologique. Selon Jean Chaline, Laurent Nottale et Pierre Grou, « le développement des sociétés humaines doit se comprendre comme une dynamique incluse dans l’évolution de la matière et de la vie ». Dans leurs livres Les arbres de l’évolution. Univers, vie, sociétés (Hachette, 2000) et Des fleurs pour Schrödinger. La relativité d’échelle et ses applications (Ellipses, Paris, 2009) ils montrent qu’une même description théorique rend compte de l’évolution biologique et de l’évolution culturelle.
  6. Le pithécanthrope (homme-singe selon l’étymologie), ainsi appelé par son découvreur, le médecin hollandais Eugène Dubois, est appelé aujourd’hui Homo erectus (homme debout) car c’était un homme qui taillait des outils et apprit à maîtriser le feu entre 500 000 et 800 000 ans. Il est apparu il y a au moins 1,7 Ma et a disparu il y a 300 000 ans (et moins de 18 000 ans en Indonésie). On le trouve en Afrique, Europe et Asie. Les plus anciens fossiles du genre Homo sont vieux de 2,5 Ma.

    La question de l’évolution future de la lignée humaine a été récemment reprise par Chaline, Nottale et Grou. Ils montrent que les grands plans d’organisation des primates identifiés par la paléoanthropologue Anne Dambricourt Malassé (prosimiens, simiens, grands singes, australopithèques, hommes archaïques, homme moderne) se succèdent depuis 65 millions d’années (Ma) en obéissant à une loi (dite log-périodique) caractérisée par un temps critique situé dans notre avenir immédiat (à l’échelle de temps considérée dont l’unité est le million d’années).

  7. En apparente contradiction avec la « réduction de la taille moyenne du cerveau au cours des 10 ou 20 derniers millénaires » rapportée par le paléoanthropologue John Hawks de l’université du Wisconsin (voir ma note 3 de la chronique Le futur antérieur du 31.10.2011). Mais il est sans doute prudent d’en attendre une confirmation indépendante.