MYTHES ET MYTHOLOGUES (*) - France Catholique
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MYTHES ET MYTHOLOGUES (*)

Chronique n° 93 parue dans F.C. – N° 1328 – 26 mai 1972

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Oui ou non, la science est-elle vraie ? Est-ce à la science que nous devons demander la vérité ? Ou bien devons-nous chercher cette vérité ailleurs ?

Ceux qui suivent cette chronique se rappellent peut-être (a)1 que, me fondant sur l’analyse de Popper (elle-même admise à ma connaissance par tous les savants qui en ont parlé), j’avais répondu par la négative à la première question : non, ce n’est pas la vérité que la science nous dispense, mais une plus ou moins grande certitude sur des questions précises. Ce que nous donne la science, c’est, et ce ne peut être que, la probabilité chiffrée que, compte tenu de telles circonstances, il se passera telle chose. Par exemple, compte tenu de la position des planètes, à un instant, il y a une probabilité de tant pour qu’à telle date la Terre se trouve dans l’espace à tel endroit. Dans ce cas, on sait que la probabilité peut être chiffrée très haut, et la date, ainsi que le lieu prédit avec une très grande précision2.

La nature, un donné bien clos ?

Supposons que la prévision avancée soit rigoureusement vérifiée : cela signifie-t-il que la théorie sur laquelle se fondait la prévision se trouve par là même démontrée ?

Avant de répondre, réfléchissons bien. Le problème est de conséquence. C’est parce que, semble-t-il, ils croient que c’est là l’enseignement des sciences de la matière que tant de théologiens, à l’heure actuelle, ressuscitent dans leur domaine (auquel je ne veux pas toucher) un certain type de rationalisme que l’on croyait typique, non de la réflexion contemporaine, mais de celle du XIXe siècle. Pour R. Bultmann, par exemple (d’après le P. Xavier Léon-Dufour (b), la « nature » serait « un donné bien clos que la science étudie, le divin [n’aurait] rien à voir avec l’histoire de ce bas-monde », opinion que le P. X. Léon-Dufour commente en ces termes : « Il ne s’agit donc plus d’examiner le rapport du théologique avec les sciences de la nature, il faut désormais “démythologiser” tout langage qui représente en termes humains la réalité divine. »3

Je n’ai pas lu Bultmann et ne le lirai pas, n’ayant pas envie de m’aventurer à raisonner hors de ce qui m’est suffisamment connu. D’autre part, j’espère comprendre ce qu’en dit le P. X. Léon-Dufour. Je suppose que c’est à peu près ceci : la science nous enseigne que l’univers où se déroule notre destinée obéit à des lois strictes, déterminant un cadre qui est celui des limites du possible ; par l’effet contraignant des lois physiques, c’est seulement à l’intérieur de ce cadre que peut s’appréhender la réalité divine : tout divin allégué hors du cadre de ces lois relève donc obligatoirement du mythe et doit être réinterprété dans les servitudes du cadre, servitudes imposées par la science. Je ne sais si c’est bien cela que pense Bultmann et si j’ai bien compris. Pour être sûr de ne pas polémiquer à tort, c’est en tout cas à cette interprétation que je répondrai4.

Comme on le voit, cette interprétation suppose l’existence d’une « nature close, que la science étudie ». Il existerait des vérités scientifiques générales excluant d’avance tout ce qui les contredirait. Un de nos lecteurs, M. L. de M., exprime fort bien cela dans une lettre que lui inspire ma chronique du 7 avril, évoquée ci-dessus5.

« Il y a, dit-il, un malentendu qu’il faut absolument lever. Ce malentendu est si grave que des savants comme Poincaré et Einstein en ont souffert… et l’ont perpétué. Que veut-on dire (c’est de moi qu’il s’agit) en affirmant que la science ne prétend plus dispenser la vérité ? Ou que la théorie de Newton a été réfutée et que celle d’Einstein le sera ? Prises à la lettre, ces affirmations sont notoirement fausses. En effet, la présence des lois physiques au sein des phénomènes est constatée à titre de causes formelles ; cette constatation est faite une fois pour toutes par l’expérience : ce qu’on appelle le caractère approximatif des lois physiques est l’imperfection inhérente au rôle de cause formelle (imperfection du plan de l’architecte comme représentation du bâtiment, et des bâtiments comme réalisation du plan).
« Ces lois sont vraies comme il est vrai que Napoléon II a existé, que le foie fabrique du sucre et que Notre-Seigneur Jésus-Christ a ressuscité un aveugle-né dans telles circonstances relatées par tel évangéliste. C’est la vérité sur la question dont on parle ; si l’on n’est pas satisfait, il faut changer de questions.

« Il est vrai que les lois physiques sont reliées entre elles, dans le monde des formes, par d’autres formes qui ne sont pas nécessairement présentes dans le monde des phénomènes et qu’on appelle généralement hypothèses ou théories. Mais si c’est de cela qu’on veut parler il faut le dire bien clairement. Ainsi en est-il des principes de Carnot en tant qu’ils disent que telle forme différentielle est une différentielle totale exacte ; ainsi en est-il de la théorie du potentiel newtonien et de ses conséquences concernant le laplacien dudit potentiel. Ces hypothèses ou théories peuvent donc ne pas être vraies au sens où les lois scientifiques le sont. En outre, elles font abstraction de la nature de la cause matérielle, en sorte qu’on peut les appliquer à tort et en tirer des conséquences fausses.

« Tel est le paradoxe de la physique mathématique : les lois scientifiques sont présentes dans la nature, mais elles ont entre elles des liens qui ne sont pas dans la nature. Il serait imprudent de prétendre que ce paradoxe ne sera jamais levé, et plus imprudent encore, à mon sens, de prétendre qu’il est déjà levé, ou le sera, par le calcul des probabilités. »

J’aurais certes préféré que ce très compétent lecteur exprime avec plus de netteté où il situe les confins de la loi et de la théorie scientifiques, de façon à éviter ici une laborieuse discussion technique. Les équations de Maxwell, par exemple, expriment-elles une théorie ou une loi ? Quoi qu’il en soit, et comme il invoque la physique mathématique, c’est à un physicien mathématicien bien connu, H. Bondi, professeur au King’s College de l’Université de Londres, que j’emprunterai l’exposé du point de vue opposé (c). Dans le livre d’où ce texte est tiré, Bondi ne distingue pas les lois de la théorie : ce qu’il dit des théories scientifiques, le contexte montre qu’il l’entend des lois.

« L’objet d’une théorie, écrit-il, est d’abord d’embrasser ce qui est déjà connu. Mais au-delà, une exigence essentielle, pour toute théorie, est qu’elle prenne des risques, qu’elle fasse des prévisions testables par l’expérience et l’observation. Or (poursuit le physicien), ce qu’a démontré Popper, c’est que si un fait vient à contredire la théorie, celle-ci est réfutée, alors qu’en aucun cas nous ne pouvons dire que, quand un fait vérifie la théorie, il l’a le moins du monde démontrée… Quand la théorie a réussi une épreuve, elle doit prendre le risque d’en affronter une autre, puis encore une autre. Il n’y a pas l’ombre d’une preuve dans ce tableau, que je considère comme une exacte description de la démarche scientifique… Si une théorie a passé (victorieusement) force épreuves, alors nous savons qu’il existe une région de la connaissance empirique convenablement décrite par la théorie… Quand un archi […] ciens6, que la terre est plate, hypothèse réfutée depuis longtemps, mais toujours utilisable en toute surface limitée de la terre. La différence entre le temps où l’on croyait la terre plate et maintenant que cette théorie est réfutée, c’est que, jadis, on ne se contentait pas de dire : voilà une bonne théorie pour construire une maison ; on disait : « la terre est plate, c’est la vérité. »7

Et voici la conclusion de Bondi :

« Je sais qu’il y a des discussions (que je n’ai jamais bien comprises ni suivies) pour savoir si le mot “vérité” a une signification scientifique quelconque. J’incline personnellement à penser que la science n’a rien à voir avec la vérité » (c’est moi qui souligne).

Le monde de l’incertitude

J’ai retrouvé la même opinion chez tous les physiciens connus de moi qui ont abordé ce problème : Ted Bastin (Cambridge), Jouch, Wigner et le Japonais Yanase (dans un article de Nuovo Cimento, 1967, vol. 48, p. 144), Garstens (Université du Maryland), von Weizsäcker (lors d’un congrès de physique à Cambridge), etc.8

Il apparaît donc bien qu’aux yeux des physiciens actuels, on ne sait pas où s’arrête la nature. On ne peut lui assigner aucun cadre, aucune limite. Elle n’est en aucune façon le « donné bien clos » postulé par certains théologiens qui, pour jouer à la « démythologisation », se réfèrent à une science inconnue des savants, et plus précisément à une physique réfutée depuis cinquante ans par les physiciens. Il y a certes des mythes à exécuter. Mais ce n’est pas forcément ceux qu’on croit.

Aimé MICHEL

(a) France Catholique, n° 1321, 7 avril 1972, p. 7.

(b) X. Léon-Dufour : Résurrection de Jésus et Message pascal (Le Seuil, 1971), pp. 15-16.

(c) H. Bondi : Assumption and myth in Physical theory (Cambridge University Press, 1967, début du chap I).

(*) Chronique n° 93 parue dans F.C. – N° 1328 – 26 mai 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 19 « Possible et impossible – Contre le bon sens », pp. 489-492.

Notes de Jean-Pierre ROSPARS (et Bertrand MÉHEUST)

  1. La chronique en question est la n° 86, Dans l’abîme du temps (Des êtres mortels ont su inscrire un message qui survivra à leur planète, à leur soleil, à leur ciel), publiée ici le 12 septembre 2011. Aimé Michel y médite, à propos de Pioneer 10 et de son message à l’intention d’éventuels extra-terrestres, sur la grandeur et le néant de l’homme et surtout de la science. Il rappelle la découverte du philosophe Karl Popper que la science ne peut plus prétendre dispenser la vérité, puis ajoute : « Popper a concentré sa réflexion sur la science. Il n’a pas abordé les problèmes de conscience et de mystique, sinon par quelques rares phrases pleines de respect. Mais son analyse est assez claire pour qu’un disciple, sans y rien ajouter, puisse en tirer la conséquence qu’il n’y a de vérité qu’intérieure et spirituelle. Le mystique qui touche Dieu intérieurement (…) a le droit de parler de vérité, et sans doute même est-il seul à l’avoir. »
  2. Cette introduction des probabilités conduit à voir les « impossibilités » sous un autre angle, voir la chronique n° 500, Observation : science et miracle (La clarté…, chapitre 23, p. 599).
  3. C’est la seconde fois et à un mois et demi d’intervalle qu’Aimé Michel discute la thèse que le P. Xavier Léon-Dufour a présentée dans un livre paru un an auparavant (voir note b ci-dessus). Dans la chronique précédente n° 87, L’énigme du deuxième cadavre, publiée ici le 10 mai 2010, il se moque des difficultés que soulève la résurrection du Christ pour l’exégète, notamment la « disparition de la matière » qu’elle supposerait et qui serait « en contradiction avec une (…) [des] évidences scientifiques » de « nos contemporains ». A. Michel objecte : « à supposer que les évidences et les contemporains en question existassent quelque part, n’y aurait-il pas dans l’usage qu’on en fait une de ces erreurs de raisonnement comme tout savant bien né se délecte d’en trouver dans la publication d’un cher collègue ? Car si Jésus est ressuscité d’entre les morts, c’est qu’il est Dieu et, dès lors, les évidences scientifiques, c’est lui qui les fait. Ne pourrait-il éventuellement, s’il lui plaît, les défaire ? »
  4. Aimé Michel résume ici un livre dont il avoue n’avoir qu’une connaissance de seconde main et qu’il se vante même de ne pas avoir lu. En réalité, la construction de Bultmann est bien plus sophistiquée – et, si l’on se place d’un point de vue michelien, bien pire – que ce bref résumé ne le laisse paraître. Pour Bultmann, l’écart historique qui nous sépare du monde culturel où a été donnée la Nouvelle est tel que nous nous ne pouvons plus la ressaisir sans une opération intellectuelle d’une extrême complexité. La fameuse « démythologisation » à laquelle Aimé Michel fait ici allusion, n’est pour l’exégète allemand que la première, la plus « simple » et la plus évidente, d’une série de trois opérations successives. Il s’agit d’abord effectivement d’épurer le texte sacré des résidus mythologiques qu’il contient et qui le rendent inintelligible aux yeux des modernes. Pour « démythologiser » le texte des Évangiles, Bultmann met dans le même sac l’âne et le bœuf de la crèche, la guérison du paralytique, et la résurrection de Lazare ou de Jésus. Suivent deux autres niveaux plus fondamentaux aux yeux de notre philosophe, dont le dernier et le plus important, la compréhension « existentiale » du texte sacré, implique comme il se doit une référence à la pensée de Heidegger. (Voir sur ce point Rudolph Bultmann : Jésus, mythologie et démythologisation, Seuil, 1968, avec une préface de Paul Ricœur.) [B.M.]
  5. Il s’agit toujours de la même chronique n° 86, Dans l’abîme du temps, voir note 1.
  6. Passage perdu dans le texte imprimé de F.C. (Quand un architecte dessine le plan d’une maison il fait comme si la terre était plate.)
  7. Il m’a semblé à le lire que Popper était moins tranchant et qu’il souhaitait conserver un sens au mot vérité. Il écrit en conclusion de ses « Commentaires philosophiques sur la théorie de la vérité de Tarski » in La connaissance objective (Champs n° 405, Flammarion, 1998) : « Certains d’entre nous (par exemple, Einstein lui-même) désirent parfois dire des choses comme celle-ci : nous avons raison de conjecturer que la théorie de la gravitation d’Einstein n’est pas vraie, mais qu’elle est néanmoins une meilleure approximation de la vérité que celle de Newton. Être en mesure de dire ce genre de choses en toute bonne conscience, voilà qui me paraît être une des exigences majeures de la méthodologie des sciences de la nature » (p. 490).
  8. Ted Bastin (1926-2011) était un physicien et mathématicien anglais du King’s College de Cambridge ; Eugene P. Wigner (1902-1995) était un physicien d’origine hongroise, naturalisé américain en 1937, qui reçut le prix Nobel en 1983 ; Carl Friedrich von Weizsäcker (1912-2007) était un physicien et philosophe allemand, collègue de Werner Heisenberg. L’article de J.M. Jauch, E.P. Wigner et M.M. Yanase dans Il Nuovo Cimento (48B, 144-151, 1967) cité par Aimé Michel est intitulé « Some comments concerning measurements in quantum mechanics ». L’intérêt de la notion non de vérité mais de réalité y est mise en question en ces termes : « Le concept de “réalité physique” pour ce qui concerne les objets inanimés, peut elle-même manquer de “réalité physique” au même titre que le concept de repos absolu. Ce que nous pouvons faire est de prévoir, jusqu’à un certain point, ce dont nous allons faire l’expérience et toutes les autres questions sur la “réalité” peuvent ne constituer qu’une superstructure inutile. Dans la terminologie de K.R. Popper, la réalité peut n’être pas “réfutable”. Ceci ne signifie pas que nous devions abandonner complètement le concept de “réalité”. Ceci signifie seulement que ce concept ne semble pas nécessaire à la formulation des conclusions auxquelles la théorie physique nous conduit. »