LA FLEUR - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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LA FLEUR

Chronique n° 475 – F.C. – N° 2253 – 20 avril 1990

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Extraits d’une lettre émouvante de Mme S. M. de P. de Paris : « Je suis responsable de catéchèse auprès d’un groupe d’une quinzaine d’élèves de 2de (15/16 ans)… et s’il est souvent difficile de traiter certains sujets… il en est un qui fait l’unanimité : “Pourquoi suis-je là, moi, sur cette terre ?” (…Je me souviens de) cet article où vous parliez des multiples enchaînements de “hasards” qui avaient abouti à l’homme1. Si j’arrivais à transmettre à ces jeunes gens l’idée qu’on n’est pas arrivés “comme ça” sur cette terre… » Lettre émouvante par le dévouement de son auteur et par l’insatisfaction métaphysique de ces jeunes gens. Qu’ils sachent d’abord, ces chercheurs d’absolu, de quel abîme de crétinisme moral et intellectuel ils ont la chance d’être sortis. Dans mon enfance à moi, qui s’acheva par le désastre de la guerre, seuls quelques prophètes comme Maeterlinck2 et Malraux, si différents pour tout le reste, annonçaient la renaissance des vraies questions : qu’est-ce qu’être ? et toute vie ? Mais de Malraux, les gens distingués qui faisaient alors l’opinion ne retenaient que ses aventures politiques, et de Maeterlinck son fade théâtre kitsch3. Ses grands ouvrages de métaphysique scientifique, Vie des Abeilles, Vie des Fourmis, La Grande Porte (c’est à dire la mort), Le Grand Secret (réalité de l’esprit)… étaient imputés à une arriération infantile. En conséquence, les grands messieurs aveugles qui nous conduisaient à l’abattoir nous abandonnaient en ricanant cette petite littérature bonne à nous amuser. Visite à Lorenz Avant de répondre à Mme S. M. de P., qu’on me permette le rappel d’un souvenir personnel. J’étais à Seewiesen, près de Munich, dans le bureau de Konrad Lorenz, ce puissant novateur qui passa sa vie à élucider les mécanismes du comportement animal. « Vous autres Français, me disait-il (en français), vous m’étonnerez toujours. Vous venez ici pour m’interroger sur ce mystère animal dont je parle, parce que le monde entier s’est passionné pour les découvertes de von Frisch, de Tinbergen et de moi-même. Je suis devenu chez vous un personnage à la mode. Or quels sont mes maîtres ? Voyez vous-même. » Et il me montra une étagère, sur sa droite, où étaient alignés tous les livres de Jean-Henri Fabre, Maeterlinck et quelques autres. « Vous allez faire sur moi un film, et vos amis de Paris vont trouver cela merveilleux parce que je m’appelle Lorenz et que je suis autrichien. Mais vous continuerez de classer votre grand Fabre dans vos bibliothèques pour enfants… »4 Les temps ayant changé, venons-en à la question qui maintenant comme l’avaient annoncé ces précurseurs, « fait l’unanimité » : pourquoi suis-je là ? et voyons ce que la science peut et ne peut pas en dire. L’échelle des êtres 1) Il est d’abord évident que si mon père était mort enfant je ne serais pas là ; que si mon grand-père était mort enfant, ni mon père ni moi… et ainsi de suite ; il est donc évident comme une vérité de Lapalisse qu’à n’importe quel moment du passé la suppression d’un seul être eût suffi à effacer du futur toute mon ascendance, avec moi au bout. Vérité de Lapalisse mais à laquelle on ne pense jamais : quand des hippopotames s’ébattaient dans le fleuve tropical qui serait un jour la Seine ; quand, bien avant, le monde était peuplé de dinosaures, l’Amérique ne formant encore avec l’Europe et l’Afrique qu’un seul continent, il y a des dizaines de millions d’années… il y avait dans cette énorme grouillement de vie un être et un seul dont la suppression prématurée m’aurait rayé de l’avenir. Conséquence évidente du système de reproduction bisexuée : chacun n’a qu’un père et une mère, et l’on peut donc remonter une ascendance masculine ou féminine, jusqu’aux origines par un être et un seul à chaque génération. En supprimer un, c’est effacer toute la suite. Le résultat serait le même si, à chaque génération, la rencontre mâle-femelle d’où je suis sorti ne s’était pas produite : il y aurait eu une descendance, mais pas celle qui aboutit à moi. Par quel hasard mon père et ma mère se sont-ils connus ? Ce hasard s’est produit à chaque génération. Évaluons (largement) à 30 ans la durée d’une génération humaine, soit 30 générations par millénaire, 30 000 générations par million d’années. Le plus ancien fossile humain actuellement connu (Lucy) date de 3 800 000 ans : cela fait au moins 100 000 générations. Soit 100 000 coups de dés. Il eût suffi qu’un seul ait un résultat différent pour que je ne sois pas là. Bien entendu la science n’a aucun moyen de savoir pourquoi mon père et ma mère se sont mariés entre eux plutôt qu’autrement. Cela n’est pas de son ressort, au premier point, et non le plus frappant. 2) Je suis né de la fécondation d’un œuf maternel par un spermatozoïde paternel. Il faut savoir que si l’œuf est unique, les spermatozoïdes présents à la fécondation et tous candidats sont, eux, entre 200 millions et 300 millions, tous différents. Tous différents, c’est-à-dire que chacun ferait un frère ou une sœur du « gagnant ». Et cela n’est rien ! Les généticiens ont découvert qu’un même spermatozoïde peut composer avec l’œuf un nombre colossal de configurations différentes, aboutissant chacune à un être différent (polymorphisme). Si l’on veut préciser par un nombre cet adjectif, « colossal », (et les généticiens savent faire ce calcul), le nombre obtenu est si grand qu’il couvrirait une page de ce journal. On préfère l’exprimer par des puissances de 105. Le repère cartésien 3) Du point de vue de la science, je suis le produit d’un hasard absolu6. Quelques secondes avant la fécondation de l’œuf maternel qui s’est développé en me produisant, je n’avais à peu près aucune chance d’exister jamais. Cependant je suis. 4) Mais il faut aussi réfléchir à cette chance fabuleuse à reculons, en remontant le temps. Alors on parcourt à l’envers l’histoire de la vie sur la Terre en remontant les générations, comme tout à l’heure. On explore au rebours du temps la succession des êtres qui ont abouti à l’homme en s’enfonçant dans un passé de plus en plus lointain. Ce passé effraie l’imagination par son immensité comme les espaces infinis. Il y a 600 millions d’années, la vie qui existait dans les océans réussit à envahir la terre ferme. Et avant ? Avant, elle pullulait dans l’eau depuis les premiers âges, peut-être quatre milliards d’années. Et avant ? « L’esprit se lasse plus tôt de concevoir que la nature de fournir » (Pascal) : avant, la terre se formait, il y avait déjà le monde des étoiles, l’espace, où les astronomes observent les nombreuses molécules organiques qui font la vie. Et avant, et avant ? Oui, et avant, au commencement ? Et d’abord y en a t-il un ? C’est pour connaître cet avant très lointain que les astronomes envoient dans l’espace des observatoires satellisés. Ils veulent ratisser les vestiges du Big Bang, ou Grand Boum. On peut anticiper quelques-unes de leurs conclusions en se fondant sur la nature même de la science. Au début du 17e siècle Descartes a défini pour jamais, autant qu’on peut dire, le cadre de l’explication scientifique, ou ce qui revient au même, le cadre du monde physique. Est physique (et donc relève de la science) tout ce qui peut être décrit par référence à l’espace et au temps. C’est ce qu’on appelle depuis lors le repère cartésien : X, Y, Z (longueur, largeur, profondeur) et T (le temps). La conscience d’être (ce que Descartes appelait l’âme) n’a pas de place dans le repère cartésien. L’âme reste non seulement inexpliquée dans ce repère, mais elle y est complètement inutile7. Une preuve inattendue de ce paradoxe se forme actuellement sous nos yeux avec la science des ordinateurs : peu à peu, des machines deviennent capables de faire tout ce que fait l’homme, et les informaticiens prévoient déjà le temps, d’ici 30 ou 40 ans, peut-être moins8, où elles feront tout ce que fait l’homme mieux que lui plus une foule de choses que l’homme ne peut faire. Bien entendu ces machines auront autant de conscience et de sentiment qu’une friteuse électrique. Ma fille m’a offert un joueur d’échecs qui me bat à tous les coups ; quand j’en ai assez d’être battu je le règle autrement, comme un moulin à café, et c’est moi qui gagne. Pourquoi suis-je là ? Ma conscience, mon moi étaient inutiles en ce monde. Ce qui se passe dans mon cerveau s’explique entièrement par des mouvements d’ions dans les synapses. On ne trouvera jamais mon âme ni ma conscience « sous le scalpel », comme on disait naïvement au 19e siècle. Tout ce que je fais, et en particulier cet article, pourra être fait bientôt, et même beaucoup mieux, par les super-moulins à café que les informaticiens commencent d’entrevoir dans leurs plans. Seule petite différence : ces machines ne sentiront rien, aucun plaisir, aucune douleur, aucun amour, aucun sentiment. Nous seuls saurons qu’elles existent. Bon, mais alors, encore une fois, pourquoi suis-je là ? À cette question non seulement la science ne répond pas, mais elle s’interdit de répondre, car elle exclut de son cadre (X, Y, Z, T) toute subjectivité et toute finalité. Dès qu’en science apparaît quoi que ce soit de subjectif et de finalisé, c’est qu’il y a une erreur de méthode, immédiatement repérée, nettoyée à l’aspirateur et rejetée sous peine d’échec9. Le même étonnement infini « Eppur si muove » comme disait Galilée, et cependant : je suis là. Et même je tiens que ma vie, mes sentiments et ma mort, événements aussi importants pour la science que la chute d’une goutte d’eau dans la mer, mais pas plus, passent en gravité tout ce que la science m’apprendra jamais. J’apparais dans ce monde et j’en disparais pour des motifs dont la science (qui exclut les motifs) ne me dira jamais rien. Alors quoi ? Alors je pense, voilà le fait le plus important de ce monde mystérieux. Je pense, merveille que je découvre en m’éveillant chaque matin avec le même étonnement infini10. Si je pense, si je suis là alors que le monde s’en fût parfaitement passé, c’est bien que derrière le monde, au-delà de lui, quelque chose a voulu qu’il en soit ainsi. Quelqu’un. Ce Quelqu’un que parfois en une fulgurante illumination je devine en moi, le plus moi de moi-même comme dirait saint Augustin, « interior intimo meo »11. « De toute éternité, avant que tu ne sois, je t’ai aimé », voilà pourquoi je suis là12. Je suis là par un acte d’amour qui n’a aucune place dans le « repère cartésien ». Ce monde merveilleux m’enfante mais j’y suis étranger. Je suis là pour passer, me découvrir moi-même et lever mon regard au-delà, vers l’infini. Une fois, une seule et à jamais, dans l’espace et le temps aux profondeurs éblouissantes, je fleuris comme une fleur au printemps. Viendra l’automne, mais qu’elles sont belles, ces éphémères saisons ! Aimé MICHEL Chronique n° 475 – F.C. – N° 2253 – 20 avril 1990 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 septembre 2019

 

  1. La chronique à laquelle la lectrice fait allusion, où la question « Pourquoi suis-je là, moi ? » est déjà posée, est la n° 425, Avant que rien ne fût… – Ai-je été choisi pour habiter ce mystérieux chaos ? publiée initialement en novembre 1986. Question, sans doute parmi les plus essentielles et les plus difficiles qui soient, que nous nous posons tous à un moment ou l’autre au cours de notre vie, et que nous repoussons le plus souvent comme indigne d’attention par un mélange de pusillanimité et d’esprit terre-à-terre. Aimé Michel la reprend une nouvelle fois en l’abordant sous deux angles complémentaires, l’angle, extérieur, de la science et l’angle, intérieur, de la conscience. Les deux approches sont indispensables mais le drame de notre époque est de faire croire que la première seule dit la vérité et doit l’emporter toujours et partout sur les enseignements de la seconde.
  2. Ce n’est pas la première fois qu’Aimé Michel dit son admiration de l’œuvre philosophique de Maeterlinck. Il le fait d’abord à l’occasion d’un dossier de la revue Planète (n° 23, juillet-août 1965, pp. 42-45) intitulé « La nature de l’amour, l’amour de la nature », sorte de manifeste qu’on qualifierait aujourd’hui d’écologique qu’il illustre d’un texte de Maeterlinck extrait de l’Intelligence des fleurs et de deux textes de zoologistes, Jacques Graven et Konrad Lorenz. Dans l’introduction, il écrit : « Pour les bêtes et les plantes, l’homme est devenu propriétaire ou fléau. Aujourd’hui nous prenons lentement conscience que cette destruction ou cet asservissement se retourneront contre nous, si nous ne nouons pas avec la nature une nouvelle alliance ». Dans un commentaire en parallèle, il défend la modernité du poète naturaliste et métaphysicien contre ceux qui n’y ont vu qu’un « spiritualiste délirant » : « Bien qu’il ne fût pas lui-même (…) un homme de science, il se trouve que ses idées eurent plus d’influence sur d’innombrables vocations scientifiques que bien des carrières doctorales. Une certaine forme d’amour des phénomènes, de lyrisme cosmique, de curiosité essentielle qu’il répandit dans ses pages imprègne maintenant l’inconscient d’une foule de grands chercheurs qui souvent même ne l’ont pas lu. » Quelques années plus tard il revient sur ce thème dans un article plus long et moins acerbe, « Maeterlinck, oui, encore ! » (Le Nouveau Planète n° 8, juin 1969, pp. 94-101) pour défendre une fois de plus une attitude ouverte, respectueuse, admirative et humble face au cosmos et au mystère qui l’habite : « Mais je sais ce qui agace beaucoup d’hommes de sciences dans son œuvre de réflexion scientifique : c’est que pour lui la science n’a d’intérêt que dans la mesure où elle peut éclairer l’homme sur sa destinée, sur sa situation dans l’univers, sur les grands problèmes qu’éternellement sa conscience se pose. C’est là une conception de la science que la majorité des savants tient pour une abomination, ce que le public, le plus souvent, ignore. (…) Or toute la réflexion de Maeterlinck jusqu’au bout de sa longue vie – il mourut en 1949 à l’âge de 87 ans – n’eut qu’un seul objet : chercher dans la science des motifs de la dépasser. » « Maeterlinck (…) ne s’est pas contenté de réfléchir sur les abeilles et les termites. Il s’est interrogé sur la survie (dans la Grande Porte et la Mort), sur l’avenir du monde et de l’homme (dans la Sagesse et la Destinée, mais aussi dans la plupart de ses autres œuvres), sur la vie universelle (dans ses trois essais sur les insectes et dans l’Intelligence des fleurs), sur l’âme (l’Hôte inconnu), sur l’origine des religions (le Temple enseveli) et sur bien d’autres questions encore qui sont précisément celles que tout homme doit résoudre d’une façon ou d’une autre avant de mourir. On nous dit : (…) se poser [ces questions], c’est déjà accepter un premier dévoiement de la pensée, puisqu’elles sont insolubles et que l’homme a mieux à faire que de s’épuiser à résoudre la quadrature du cercle. Pour ma part, je me suis toujours émerveillé d’entendre que l’on a mieux à faire qu’à penser à ci ou ça. Je prétends que l’on a le temps et même le devoir de penser à tout. » « C’est pourquoi la démarche psychologique de Maeterlinck, si solitaire et insolite au début du siècle, nous paraît à nous, si moderne. Il avait compris que les choses sont infiniment plus compliquées qu’elles ne paraissent et qu’on ne le dit et que le moyen le plus sûr de s’égarer dans un labyrinthe est de s’imaginer qu’on en connaît le plan. Cet univers est un labyrinthe, et le plan, nul ne le connaît. Il faut y progresser en usant de la raison autant qu’elle peut donner, mais en prenant bien garde d’être attentif à tous les signes qui sortent de l’ombre, si déconcertants soient-ils. » Toute la fin de la chronique et les notes 9 à 12 illustrent cette forme de réflexion.
  3. Selon une définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le kitsch caractérise l’esthétique « d’œuvres et d’objets, souvent à grande diffusion, dont les traits dominants sont l’inauthenticité, la surcharge, le cumul des matières ou des fonctions et souvent le mauvais goût ou la médiocrité ». Milan Kundera lors d’un discours prononcé en 1975 à l’occasion de sa réception du Prix Jérusalem pour la liberté des individus dans la société, prix qui est remis tous les deux ans à un écrivain, a proposé une autre définition que voici : « Quelque quatre‑vingts ans après que Flaubert [a] imaginé son Emma Bovary, dans les années trente de notre siècle, un grand romancier, le Viennois Hermann Broch, écrira : « Le roman moderne tente héroïquement de s’opposer à la vague kitsch, mais il finira par être terrassé par le kitsch. » Le mot kitsch, né en Allemagne au milieu du siècle passé, désigne l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au plus grand nombre. Pour plaire, il faut confirmer ce que tout le monde veut entendre, être au service des idées reçues. Le kitsch, c’est la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion. Il nous arrache des larmes d’attendrissement sur nous‑mêmes, sur les banalités que nous pensons et sentons. Après cinquante ans, aujourd’hui, la phrase de Broch devient encore plus vraie. Vu la nécessité impérative de plaire et de gagner ainsi l’attention du plus grand nombre, l’esthétique des mass media est inévitablement celle du kitsch ; et au fur et à mesure que les mass media embrassent et infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre esthétique et notre morale quotidiennes. Les personnalités politiques sont jugées par des votes de popularité, les livres par des listes de best‑sellers. Jusqu’à une époque récente, le modernisme signifiait une révolte non conformiste contre les idées reçues et le kitsch. Aujourd’hui, la modernité se confond avec l’immense vitalité médiatique, et être moderne signifie un effort effréné pour être à jour, être conforme, être encore plus conforme que les autres. La modernité a revêtu la robe du kitsch. » (http://archipope.over-blog.com/article-21988501.html). (L’intégralité de ce discours mérite d’être lue. Il s’intitule « Le rire de Dieu », ce que Kundera explique ainsi : « Il y a un proverbe juif admirable : “L’homme pense, Dieu rit.” Inspiré par cette sentence, j’aime imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plait de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu. » Est-ce ce proverbe, ce discours, ou simplement une même prise de conscience qui a inspiré à Didier Decoin le titre et sujet de son livre, Jésus : le Dieu qui riait ?) À vrai dire, quelle que soit la définition retenue de kitsch, celle du CNRTL ou de Kundera, je m’étonne qu’A. Michel ait pu qualifier les pièces de Maeterlinck de « fade théâtre kitsch » et même d’ « illisibles » (1969), et introduire une telle césure entre son œuvre théâtrale et son œuvre de « métaphysique scientifique ». En effet, une même conception soutient à la fois l’une et l’autre, proche à bien des égards de ce que Louis Pauwels appelait réalisme fantastique et qu’A. Michel avait repris à son compte. Paul Gorceix (1930-2007), qui fut professeur aux universités de Poitiers puis de Bordeaux, auteur de nombreux livres et articles sur Maeterlinck, éclaire ce point dans un article pénétrant intitulé « L’image de la germanité chez un Belge, Flamand de langue française : Maurice Maeterlinck (1862-1949) » (Revue de littérature comparée, n° 299, pp. 397-409, 2001, disponible sur www.cairn.info). Il y donne une clé d’accès à l’œuvre du Flamand et, par extension, à la littérature européenne. Maeterlinck est né à Gand en 1862 dans une famille flamande, bourgeoise, catholique et francophone. La Flandre de l’époque est à la croisée des mondes de langues française et germanique : les bourgeois y parlent français et leurs domestiques, flamand. Au collège jésuite Sainte-Barbe à Gand, il reçoit une éducation uniquement en français, ce qui ne l’empêche pas de bien connaître les langues germaniques, d’en être fier et de remarquer « l’énorme infériorité de ceux de la nouvelle génération latine [les Français] qui ne sont pas polyglottes ». En 1885, à 23 ans, il découvre Ruysbroeck l’Admirable, le célèbre mystique flamand du XIIIe siècle. « Les conséquences littéraires de la rencontre pour Maeterlinck sont considérables. De l’abîme de l’âme, le Seelengrund de la mystique rhéno-flamande, il fera la substance de sa méditation et de sa dramaturgie. La nuit, le rêve, le silence, la mort, ces idées-forces de l’expérience mystique (…) deviennent les thèmes de son théâtre intériorisé et les sujets de sa réflexion philosophique auxquels elles donneront un climat de forte densité spirituelle. (…) Dans les textes du mystique, il trouve le document de l’“universelle analogie”, la clef de voûte de toute son œuvre, liée à la vision primitive d’un monde de la non-séparation où le moi et le non-moi, le visible et l’invisible, la matière et l’esprit sont en constante correspondance. (…) “Ruysbroeck semble affirmer que (…) la matière n’existe que spirituellement” » En 1889, il découvre Novalis, mort en 1801 alors qu’il n’a pas encore trente ans. Dans les notes de son roman inachevé, Henri d’Ofterdingen, traduit par Marcel Camus, on peut lire : « Le monde de la féerie devient visible en entier, le monde réel lui-même est regardé comme un conte de fées ». Selon Gorceix, pour Novalis et pour lui « tout le visible adhère à l’invisible », idée romantique qui inspirera la pièce L’Oiseau bleu (1909). En même temps, Maeterlinck prend conscience des liens qui l’attachent au monde germanique. Il l’idéalise par contraste à la latinité. Pour lui, les peuples qui, comme les Germains, sont « restés en dehors de la Renaissance ont une supériorité énorme sur les autres, parce qu’ils ont conservé intacts leurs liens avec le Moyen Âge. (…) En prônant l’imitation des modèles de l’antiquité, [la Renaissance] a tué l’art authentique, spontané, naïf, proche de la nature et de la vie. (…) Si les possibilités de création sont réduites chez les Latins, la faute en est à ce type d’éducation que le Flamand accuse de fermer l’esprit à “l’étrangeté”, en le limitant strictement au visible et au rationnel. » Il voit dans le conte merveilleux, le Märchen (qu’il traduit par conte symbolique), revivifié par les frères Grimm, « la forme littéraire par excellence qui ignore la ligne de démarcation entre le sensible et le spirituel, le réel et l’imaginaire, le rêve et la veille. (…) La comparaison entre le Märchen et les contes de Perrault illustre à ses yeux le clivage entre l’esprit germanique et l’esprit latin. Tandis que Charles Perrault tâche d’être “explicable et vraisemblable”, les Grimm dans leurs Contes mettent en pratique la notion de fantastique dans “d’admirables tableaux dont les Français n’eurent jamais l’idée”. » En s’appuyant également sur les drames de Shakespeare, dont l’anecdote « est presque toujours une espèce de conte de fées », il en vient à affirmer que « l’essence d’un peuple est dans ses récits fabuleux » et que « ce qui a le plus manqué à la France, depuis les épiques d’avant l’an 1000 – c’est l’enfance (…) ». (A. Michel a lui-même défendu cette idée en relevant l’absence des enfants dans la littérature classique ; et il ne fait guère de doute que Maeterlinck a mis le doigt sur un point sensible : ce qui manque le plus à la littérature française c’est l’usage de cet antique fond féérique hérité des Germains et des Celtes que Shakespeare a su si bien utiliser). Bien sûr, comme le montre Gorceix, il y a de l’excès chez Maeterlinck et lorsque les Allemands envahiront la Belgique en 1914 il tombera dans l’excès inverse d’un culte germanique de l’obéissance (Le Bourgmestre de Stilmonde et Le Sel de la vie, 1919). Gorceix conclut : « En ouvrant la porte à la mystique rhéno-flamande et au Romantisme allemand, en rendant accessibles au public francophone des textes jusqu’alors inconnus, Maeterlinck a élargi et enrichi l’espace culturel français. Le dramaturge belge a révélé un trésor d’ordre métaphysique et poétique que l’esprit français ne pouvait tirer de son propre fonds. À cet égard, il a rempli pleinement le rôle de médiateur entre les cultures germanique et romane – au risque de ne pas être compris. » Alors, kitsch, vraiment ?
  4. Lorenz était effectivement à la mode et plus encore après avoir reçu le prix Nobel en 1973, en dépit de quelques controverses (voir fin de la note 3 de n° 460). Aimé Michel a recueilli sa remarque sur Fabre (auquel il ajoute ici Maeterlinck) lors d’une visite à Seeviesen en 1970. Elle l’a beaucoup frappée car il l’a déjà mentionnée dans les chroniques n° 10, Le coup de pied de Malebranche et n° 460, L’homme qui parlait aux oiseaux. On comprend mieux pourquoi quand on lit son article de 1965 cité plus haut sur Maeterlinck : c’est qu’elle venait confirmer l’intuition qu’il avait eue en lisant Lorenz avant même de le rencontrer. Il y écrit en effet : « Lorenz, devenu depuis le plus célèbre zoopsychologue du monde, a raconté l’impression d’insuffisance et de vide éprouvée dans sa jeunesse dans les amphithéâtres où des maîtres savants – mais trop sûrs d’eux – démontraient l’inexistence des comportements animaux (…). Lorenz apprit son métier de savant avec ces hommes honnêtes et fermés et découvrit son âme en regardant de ses propres yeux ce qu’auraient vu les yeux de Fabre et de Maeterlinck. »
  5. À titre indicatif, cet article de 10 700 caractères (espaces compris) était imprimé sur deux pages du journal. C’est donc à un nombre de 5 000 chiffres environ que pense Aimé Michel. Il a déjà fait allusion à ce genre de calcul en deux autres occasions : « La complexité du germe humain est telle, avant d’avoir vu le jour, au moment même de sa conception, écrivait-il en novembre 1984, que le nombre de ses possibilités ne peut s’écrire qu’avec deux mille chiffres » (n° 392). Deux ans plus tard, il revenait sur cette première estimation : « le nombre des autres “moi” susceptibles d’apparaître au moment de ma conception était si grand qu’il faudrait, pour l’écrire, plusieurs pages de ce journal (quelque 7 000 chiffres). On sombre dans le vertige des nombres. Ce nombre de 7 000 chiffres dépasse tellement tous les nombres astronomiques que tout homme est 1) unique dans l’humanité, 2) unique dans l’histoire passée et future de l’humanité, 3) unique dans l’histoire passée et future de l’univers. » (n° 425). En fait, le résultat du calcul dépend de l’exemple qu’on traite. Si on envisage les gamètes différents pouvant être produits par un individu, l’application du calcul que j’ai présenté en note 6 de n° 392 donne un nombre de 6 000 chiffres (106000 gamètes). C’est effectivement un nombre colossal, bien supérieur aux nombres que manipulent les cosmologistes pour les entités contenues dans l’univers visible, que ce soient les galaxies, les étoiles, les atomes et même les nucléons (dont le nombre est estimé à seulement 1080).
  6. Du point de vue de la science actuelle, tout ce qui survient dans l’espace-temps est le résultat soit de la nécessité (le déterminisme), soit du hasard, et de leur mélange en proportion variable. Le « hasard absolu » dont parle ici A. Michel est celui qui ne relève ni du hasard arithmétique (les décimales de pi par exemple), ni de l’ignorance des causes, mais qui est inscrit au fondement même de la physique quantique ; il est présenté dans la chronique n° 419, Une idée nouvelle : la Providence… – Les quatre paradigmes et les trois formes de hasard. Remarquons toutefois que, selon certains physiciens comme John Conway et Simon Kochen, ce hasard quantique serait différent du hasard de la théorie des probabilités (théorème du libre arbitre, voir la note 3 de la chronique n° 151) et la nature serait fondamentalement indéterministe.
  7. Sur l’introduction des coordonnées cartésiennes, voir la chronique n° 450, Petites et grandes énigmes de l’espace – Pourquoi l’espace a-t-il trois dimensions ? (juillet 1988) : « Par définition on appelle “physique” tout phénomène occupant trois dimensions d’espace, x, y et z, et une de temps, t. Tout le reste relève de l’“âme”. C’est la métaphysique cartésienne, d’où ses successeurs auront vite fait de déduire le matérialisme classique : le “reste” n’existe pas, puisqu’il serait par définition étranger à toute science. À quoi bon supposer l’existence d’entités qui par définition ne seraient pas présentes dans un monde où tout peut se définir avec x, y, z, t et des chiffres ? » Par ailleurs, sur l’origine du mot conscience, voir la chronique n° 404, Errance.
  8. Cette machine faisant « tout ce que fait l’homme mieux que lui plus une foule de choses que l’homme ne peut faire » avait été prédite en 1988 par le roboticien Hans Moravec pour 2010 (dans un supercalculateur) ou 2030 (dans un micro-ordinateur) sur la base de calculs qui demeurent intéressants, à la fois par ce qu’ils comportent de juste, d’incertain et de faux (voir n° 468). Ce qui est juste, c’est que la puissance des ordinateurs a effectivement doublé tous les deux ans comme il le prévoyait (note 4 de n° 468). Ce qui est incertain, c’est la puissance nécessaire à un ordinateur pour faire tout ce que fait un cerveau humain (si tant est qu’une telle chose soit possible) ; admettons malgré tout une puissance de l’ordre de 1 pétaflops (note 5 de n° 468), toute réserve faite sur le tout. Ce qui est faux, c’est que cette machine de niveau humain sera réalisée en 2020, puisque le superordinateur le plus puissant actuellement atteint les 200 pétaflops et qu’il n’a pas prétention à imiter un humain. Je ne pense pas prendre de gros risques en pronostiquant que la prophétie de Moravec, reprise par d’autres transhumanistes, ne sera toujours pas vérifiée dans dix ans. Il en est ainsi parce que l’on n’a pas vraiment investi dans cette direction et aussi, plus fondamentalement, parce que la difficulté des problèmes à résoudre a été sous-estimée.
  9. L’affirmation selon laquelle la science exclut « toute subjectivité et toute finalité » est un point clé. C’est une manière fréquente de présenter les choses : le scientifique s’interdit de recourir à des explications se fondant sur les causes finales (contrairement à Aristote, par exemple, qui expliquait que les corps graves tombent et la fumée s’élève par une cause finale : la tendance à rejoindre leurs lieux naturels) ou sur l’intervention d’esprits (par exemple, en invoquant des anges pour pousser les planètes), et par conséquent le recours à tout dieu. Comme on l’a vu dans la chronique n° 452, Le désert – Un savoir aveugle aux fins et aux sens (septembre 1988), l’un des plus ardents et intransigeants défenseurs de ce point de vue a été Jacques Monod avec son postulat d’objectivité de la nature et son rejet de l’animisme. L’illustre biologiste Monod en tirait très lucidement les conséquences : « l’Homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait maintenant que, comme un Tzigane, il est en marge de l’univers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes. » Mais il ajoutait aussi : « C’est alors que l’homme moderne se retourne vers ou plutôt contre la science dont il mesure maintenant le terrible pouvoir de destruction, non seulement des corps, mais de l’âme elle-même. » Comme je l’ai signalé en marge de la chronique n° 452, cette façon de concevoir la science est excessive. Il est inutile d’ériger l’interdit de la finalité et de la subjectivité en principe métaphysique comme le fait Monod, il suffit d’y voir une simple règle de méthode, une règle du jeu scientifique qui ne réfute l’existence ni de la subjectivité ni de la finalité ni de Dieu. On se souvient de la célèbre réponse de Laplace à la question de Napoléon « Et Dieu dans tout ça ? – Sire, je n’ai pas besoin de cette hypothèse ». Laplace aurait pu aussi bien ajouter « si, en science, j’explique quoi que ce soit par Dieu, je triche, ce n’est plus de la science et cela m’exclut de la partie ». C’est tout et c’est déjà beaucoup. En sera-t-il toujours ainsi ? A. Michel semble penser que oui. J’en suis moins sûr. Est-il si sûr que la subjectivité (la conscience) ne puisse pas être objet de science ? Jusqu’ici, son intégration s’est heurtée à des difficultés insurmontables mais la science est jeune et, quant à moi, je ne souhaite pas lui assigner trop vite des bornes indépassables. (Mais A. Michel m’aurait sans doute objecté que si cette intégration de la conscience se fait un jour, la science qui en résultera n’aura plus grand-chose à voir avec ce que nous appelons aujourd’hui de ce nom, ce que je le lui aurais bien volontiers concédé). De même, est-il si sûr que la finalité soit à bannir ? Max Tegmark dans La vie 3.0 (Dunod, Paris, 2018) note qu’un rayon lumineux suit une trajectoire qui minimise le temps de trajet, comme s’il était orienté vers un but (principe de Fermat, 1662). « De façon remarquable, poursuit-il, les physiciens ont découvert depuis que toutes les lois de la physique classique peuvent être reformulées d’une façon analogue : de toutes les solutions possibles, la nature choisit toujours celle qui est optimale, ce qui, fondamentalement, se ramène à la recherche du minimum ou du maximum de certaines quantités. Il y a deux façons mathématiquement équivalentes de décrire chaque loi de la physique : soit en cherchant dans le passé la cause du futur, soit en cherchant comment la nature optimise quelque chose. La seconde approche n’est en général pas enseignée dans les cours élémentaires de physique parce que les mathématiques en sont plus difficiles. Mais je pense qu’elle est à la fois plus élégante et plus profonde. » (pp. 302-303). Cette idée est approuvée aussi par John Barrow et Frank Tipler dans leur Anthropic Cosmological Principle (voir n° 424), Olivier Costa de Beauregard (n° 344, note 6 de n° 366, note 9 de n° 466), et Alfred Kastler (n° 252, à propos du principe d’exclusion de Pauli).
  10. Aimé Michel décrit plus longuement cet étonnement d’être et d’être pensée dans la chronique n° 434 : « En sortant du sommeil j’éprouve que l’éternité est ; et comme je suis pensée, que cette éternité est éternelle pensée. Nous ne sommes plus dans l’incertaine logique, mais dans l’expérience directe de la conscience. Illuminé par le merveilleux silence du corps, si bref, je ne perçois que l’être, l’insondable prodige d’être et lui seul. Pourquoi y a-t-il quelque chose et pourquoi ce quelque chose est-il pensée ? Ma pensée sortant du néant est toute entière, oh pendant ce bref instant seulement, dans le mystérieux sentiment que ce quelque chose pense de toute éternité. Puis, comme la limpidité de l’eau se trouble quand une pierre y tombe, le souvenir de qui je suis me revient avec les complications de la vie où se perd toute intuition. L’expérience écrasante de l’être s’efface et je redeviens le peu que je suis, tout limité à ce point de l’histoire, de l’espace, du temps, du souvenir que j’en ai. » Cette expérience est certainement le point d’ancrage de toutes ses réflexions. Elle le convainc, lui, et tous ceux qui l’éprouvent, préalablement à tout raisonnement, à toute « incertaine logique », que ce qui est (l’Être des philosophes) est pensée (esprit, conscience), que la pensée est première et le monde second. L’étonnement d’être d’A. Michel est à rapprocher de l’épochè chez Husserl et les phénoménologues. Cette « suspension » (c’est le sens du mot en grec) « met entre parenthèses » la croyance commune à la réalité extérieure du monde. Il ne s’agit pas de douter de la réalité du monde (comme dans le doute cartésien) mais de ne conserver que le « phénomène du monde », qui est une pure apparition dans la conscience, et de ne s’attacher qu’au vécu pour lui-même. L’aptitude à poser sur le monde un regard neuf, sans habitude, est un des traits les plus caractéristiques de la personnalité d’A. Michel. Il était en outre capable de faire naître ce sentiment d’étonnement chez ses interlocuteurs. En cela, il était profondément philosophe, puisque, selon Aristote, « c’est l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques ». Arthur Schopenhauer, après avoir cité ce passage d’Aristote, ajoutait : « Avoir l’esprit philosophique, c’est être capable de s’étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus général et de plus ordinaire ; (…) Plus un homme est inférieur par l’intelligence, moins l’existence a pour lui de mystère. Toute chose lui paraît porter en elle-même l’explication de son comment et de son pourquoi. (…) Au contraire, l’étonnement philosophique, qui résulte du sentiment de cette dualité, suppose dans l’individu un degré supérieur d’intelligence, quoique pourtant ce n’en soit pas là l’unique condition : car, sans aucun doute, c’est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde. » (Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, p. 991 de la version disponible sur https://www.schopenhauer.fr/oeuvres/fichier/le-monde-comme-volonte-et-comme-representation.pdf).
  11. Sur cette formule de saint Augustin dans ses Confessions, voir la n° 392, en particulier la note 11.
  12. Pour résumer la démarche d’A. Michel, tout se passe comme s’il y avait une totale césure entre le monde que décrit la science et celui de notre conscience. Selon ce que connait la science (surtout classique), presque tout ce qui concerne notre vie, y compris notre propre existence, ne relève que de hasards et les mots subjectivité et finalité n’ont pas cours. Au contraire, selon ce que connait la conscience, tout est subjectivité, finalité, signification. Tandis que la science donne à croire que le mystère n’existe pas, avec la conscience le mystère se donne à voir, et de manière si éblouissante que beaucoup préfèrent détourner le regard. Il n’est pas en notre pouvoir de résoudre ces contradictions. Comment douter de la réalité du monde extérieur ou de celle de la conscience (bien qu’il y ait des tentatives en ce sens, comme le matérialisme éliminativiste de Patricia Churchland) ? Force est de tenir ensemble les deux bouts de la chaine en dépit de leurs contradictions, et d’admettre qu’un univers aveugle et sans but ouvre sur lui-même des yeux étonnés – étonnés d’être, d’être pensée et d’être étranger à l’univers qu’il découvre. Étrange constat qui accroit considérablement la difficulté d’expliquer ce qui est dans les bornes étroites concédées par la méthode scientifique, car ce n’est plus seulement du monde extérieur qu’il faut rendre compte, mais aussi du monde intérieur. Et plus la science parait triompher dans la compréhension de l’un, plus elle s’éloigne de comprendre l’autre. Le reste du chemin qui mène de l’étonnement d’être à l’éternité, au Dieu intérieur, au Dieu d’amour appartient à la méditation de chacun et à la grâce. La chronique n° 430, Dieu du futur – La mort du Dieu de la raison et l’avènement du Dieu intérieur, peut y aider car elle introduit à la réponse « qu’entendit Pascal : “Avant que rien ne fût, je t’ai aimé” » de la chronique n° 425 (on sait l’admiration d’A. Michel pour Pascal dont il reprend incessamment les thèmes et les intuitions). « La question : “Pourquoi moi ?” reste sans réponse », comme il le notait alors, sans réponse scientifique s’entend. Car il n’y a pas (et ne peut y avoir dans la science telle qu’elle se conçoit) de réponse fondée sur l’expérience scientifique et la question même se trouve disqualifiée et frappée d’interdit. Seule l’expérience intérieure, d’une autre nature, valide la question et peut conduire à y répondre. Faire croire qu’on peut l’ignorer est l’illusion ou la folie de notre époque.