La valeur n’attend pas le nombre des années. M. Emmanuel Todd est né en 1951. Il a fait Sciences Po, une maîtrise d’histoire à la Sorbonne, et (ce qui est plus difficile) un Doctorat d’histoire (Ph. D.) à Cambridge. Jusque-là, rien que de scolaire, et nous sommes un peu saturés de diplômes et de diplômés. Mais ce petit jeune homme chevelu vient de publier sur l’Union soviétique et le monde communiste d’Europe orientale un livre professionnel – d’historien, de sociologue, de politique – qui est sans doute ce que l’on peut trouver de plus profondément pensé actuellement en français, et ce qui ne gâte rien, de mieux écrit (a).
Emmanuel Todd est un pur produit des nouvelles sciences humaines, dont il connaît à fond les méthodes et, grâce sans doute à son étape britannique, les limites. C’est en s’appuyant sur ces méthodes et sur des faits contrôlables qu’il a élaboré sa réflexion. Voici quelques exemples de ces méthodes [1].
L’URSS publie beaucoup de statistiques et de chiffres, fournissant à première vue le tableau général d’un bloc économique en expansion continue, sans problème, conforme aux plans, confirmant donc la Seule Vraie Doctrine qui inspire les plans. On doit naturellement croire sur parole ces statistiques et ces chiffres, puisque l’URSS est un monde clos et opaque, où rien n’est vérifiable [2].
Mais certaines statistiques ne peuvent pas être truquées : celles qui expriment les relations économiques de l’URSS avec l’étranger : masse et nature des exportations, masse et nature des importations. Ces statistiques sont un fidèle miroir de l’économie d’un pays. Plus l’économie est avancée, plus s’accroît – à l’exportation – la proportion des objets manufacturés, et plus diminue celle des matières premières. Eh bien, pour l’URSS, ces statistiques sont celles d’un pays sous-développé.
Naturellement la validité de la conclusion doit être confirmée par l’examen des statistiques des autres pays communistes de l’Est : elle l’est. Ces statistiques expriment en effet exactement, comme prévu, l’état de développement des pays satellites, état qui, lui, est connu directement par l’observation : l’URSS est le pays le plus sous-développé du monde communiste européen, venant après l’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie (dans l’ordre).
Ici l’on se dit : mais comment un pays dont l’économie serait du type tiers-monde peut-il faire ce qu’il fait dans l’espace, l’armement atomique, la marine civile et militaire, etc. ?
À cela Todd répond qu’il n’y a pas paradoxe, mais bien corrélation, et que l’explication se trouve dans des statistiques et chiffres étourdiment fournis par la bureaucratie soviétique, ignorante des méthodes de déduction mises au point par les sciences humaines à l’Ouest et interdites à l’Est parce que reposant sur le non-secret.
Ainsi, l’URSS ne voit aucun inconvénient à publier le nombre de ses autos et de ses camions. À première vue, en effet, que peut-on déduire de ces chiffres ? Réponse : on peut en déduire la population de la classe dominante, l’évaluation de sa domination en rapports de profits, l’état économique réel de la classe pauvre, bien d’autres choses encore.
Ces chiffres et d’autres permettent de donner aux énormes investissements militaires et spatiaux soviétiques leur vraie signification sociologique. Non seulement ces investissements ne sont pas incompréhensibles, mais ils découlent inévitablement de l’impasse insurmontable créée par la centralisation bureaucratique. En effet, la production non-consommable, inutile, est par nature la seule qui ne donne lieu à aucune incitation au travail et au marché noirs. Elle est la seule qui obéisse un peu à la planification : si l’état permanent de pénurie entretenue s’allège, les mouvements clandestins de la masse monétaire et du travail croissent, et la planification cesse de planifier, enfantant le chaos. Les énormes entreprises non-productives constituent donc le seul moyen d’assurer leur survie à l’État et à la classe qui le détient.
On ne peut pas résumer le livre de Todd, où tout est logiquement construit. Il faut le lire pour comprendre qu’avec les méthodes scientifiques actuelles même une prison comme l’URSS ne peut plus rien cacher d’important. Je donnerai encore un exemple de ces méthodes avant de passer aux conclusions de l’auteur.
La seule science humaine presque exacte est la démographie, dont on peut contrôler les lois sur les rats, ou même les blattes. Ses résultats et ses calculs ont la fiabilité des meilleures sciences de la vie. Entre autres choses, voici ce que nous apprend la démographie : il manque actuellement de 30 à 60 millions de Soviétiques, et peut-être 150 millions de Chinois. Où diable peuvent-ils bien être passés ?
Que l’URSS soit un pays sous-développé, tout le monde en convient. Que la planification bureaucratique appuyée sur la terreur soit la cause de ce sous-développement, on l’avait dit, mais, il me semble, on ne l’avait jamais si clairement montré.
Certains pensent pourtant que l’allègement de la terreur depuis Khrouchtchev arrangera peu à peu les choses.
Impossible, dit Todd. L’URSS est irrémédiablement condamnée par son système à pourrir sur pied. Selon lui, l’agent destructeur le plus actif, c’est l’existence même de l’illusoire glacis des nations asservies par Staline. Car les démocraties populaires, ayant parfaitement compris les résultats désastreux de la Seule Vraie Doctrine, ont entrepris de s’en libérer sans le dire : rapidement elles rétablissent les conditions d’une économie de croissance de plus en plus semblable à celle de l’Ouest. Et cela marche !
Cela marche sous les yeux du million de jeunes soldats russes qui campent en permanence dans ces pays (à l’exception de la Roumanie et de la Bulgarie), et qui chaque jour peuvent comparer ce qu’ils voient à ce qui se passe chez eux. Un Russe sur cinq connaît ainsi l’angoissante frustration du sous-développé méprisé et haï par ceux qu’il opprime.
Jusqu’à quand cela peut-il durer ? Todd pense que le système soviétique est condamné à s’effriter ou à se réformer, et cela, dit-il « d’ici à 10, 20 ou 30 ans ». Il envisage diverses hypothèses, qui toutes aboutissent à l’un ou l’autre de ces deux résultats : effritement, réforme [3].
Je dirai que c’est là seulement qu’on voit la jeunesse d’Emmanuel Todd. Il croit à la logique de l’Histoire. Il pense qu’un jour ou l’autre les Russes comprendront que l’occupation de l’Europe de l’Est leur est funeste, et qu’ils s’en iront. Ce n’est certes pas absolument impossible si M. Carter est ce que quelques-uns espèrent, un homme de génie capable de créer des conditions psychologiques nouvelles non seulement en Occident, mais chez les autres.
Si toutefois l’on ne considère que le poids naturel des choses et les pentes où elles sont engagées, est-il imaginable que les soldats russes laissent par exemple M. Husak en face de ses ouvriers ? La classe oligarchique russe peut-elle envisager de voir sa légitimité déchirée en morceaux et rejetée par les peuples voisins ?
Cette classe, selon Todd, représente quelque 2 % de la population, et au-dessous d’elle, il n’y a rien, seulement 98 % d’opprimés. Toute la pyramide des avantages et des profits est dans ces 2 %. C’est une situation infiniment précaire, naturellement génératrice de vertige et de folie.
De plus, comme l’a montré Simon Leys dans ses livres admirables sur la Chine de Mao (b), les régimes bureaucratiques totalitaires n’ont aucun moyen de se débarrasser de ses tyrans tombés en sénilité. Le dirai-je aux talentueux 25 ans de M. Todd, moi qui en ai 57 ? J’ai peur des vieux qui ne croient à rien.
Rien n’est plus dangereux qu’un vieux sans cesse penché sur le néant. Que perd-il en entraînant le monde dans sa mort ? Dans un bref passage de son livre, M. Todd parle avec légèreté des religions qui croient en l’au-delà. Plût au ciel que MM. Brejnev, Podgorny et toute la gérontocratie du Kremlin croient ne fût-ce qu’aux tables tournantes ! J’aurais moins de soucis pour les dix années à venir. J’aime mieux le souriant M. Hua, tout chef de la police qu’il est, avec son air d’excellente santé et son espoir d’exercer une longue tyrannie sur la Chine.
M. Todd a admirablement analysé les mécanismes entretenus par l’oligarchie soviétique pour garder ses privilèges. Il montre très bien que ces mécanismes sont d’autant plus implacables et inhumains que les privilèges sont plus menacés. N’a-t-il pas pensé que le seul tyran assuré de perdre bientôt le pouvoir, c’est le géronte ?
À la place de M. Todd, je prierais pour la prompte conversion de M. Brejnev. Qu’il croie en l’au-delà, mais au Diable, surtout [4].
Aimé MICHEL
(a) Emmanuel Todd : la Chute finale (Laffont, 1976).
(b) Le dernier en date : Simon Leys : Images brisées (Laffont, 1976).
Chronique n° 270 parue dans F.C. – N ° 1571 – 21 janvier 1977. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), chapitre 13 « Marxisme et communisme », pp. 361-364.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 novembre 2013