LE QUARK PIÉGÉ - France Catholique

LE QUARK PIÉGÉ

Chronique n° 282 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1588 – 20 mai 1977

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LES AGENCES DE PRESSE, TOUJOURS en avance sur les publications scientifiques, annoncent que la « chasse au quark » vient d’aboutir1, et que l’heureux vainqueur est le physicien américain Fairbank, de l’Université Stanford.

Je ne pense pas qu’il y ait deux Fairbank à l’Université Stanford. Celui que je connais, William Fairbank, dirige le Département des Basses Températures2, et ce qu’il me dit quand je l’ai visité, voici trois ans, exprimait les pressentiments de prochaines découvertes fondamentales, car « la physique actuelle fourmille de faits aussi embarrassants que le corps noir avant la découverte des quanta par Planck (a) ».

Fairbank citait les faits suivants : les quasars, les états denses de la matière, l’hyperconductivité aux basses températures3, le collapse de l’onde Psi (aucun rapport avec le Psi des parapsychologues… sauf éventuellement par le plus grand des hasards…), les ondes gravitationnelles, et ajoutait-il en insistant beaucoup, les propriétés de la matière vivante.

En relisant mes notes, je me rend compte que Fairbank, avec la prudence d’un grand patron responsable et tenu de mesurer ses mots, avait derrière la tête en me parlant toute la nouvelle physique théorique américaine, qui ne craint pas d’affirmer que la vie et même la pensée, interviennent dans les phénomènes, dits « physiques » que la physique « pure » des matérialistes est un rêve, une grossière erreur, une illusion. (On sait que ce retournement idéologique gigantesque, on peut employer le mot, n’a été jusqu’ici expliqué aux Français que par un seul homme, le professeur Raymond Ruyer, lequel a obtenu un grand succès de curiosité mais sans réussir à dévier d’un pouce le fleuve de mots creux où se complaît notre intelligentsia arriérée (b)4.

Je lis ceci dans les propos textuels de Fairbank :

« Des découvertes fondamentales en physique peuvent naître de la biologie, que les physiciens ne connaissent pas assez. Mais cela change », ajoutait-il, citant les travaux du chimiste allemand Eigen, dont on trouve en effet sans cesse le nom dans les publications de la nouvelle physique.

On attendait généralement la capture du quark dans les laboratoires des hautes énergies, qui utilisent les grands moyens pour casser le noyau atomique (accélérateurs). Il semble s’avérer que, finalement, les basses températures étaient la meilleure voie, puisqu’un article faisant le point sur le quark à la fin de l’automne dernier, entièrement fondé sur des travaux de haute énergie, se demandait en conclusion si le quark pouvait exister individuellement. Il semble qu’il peut, puisqu’on l’a attrapé.

Le lecteur demandera sans doute où est l’intérêt de tout cela. Basses températures, hautes énergies, voies biologiques sinon psychiques pour atteindre à une connaissance plus complète de la matière, ne sont-ce pas là des questions techniques sans intérêt pour le citoyen, l’étudiant, le père de famille, pour vous et moi ?

Que non.

On voit bien ces temps-ci que l’homme n’est finalement intéressé que par les idées et les sentiments. Les faits l’ennuient. Tant qu’elles ne sont pas énormes, les réalités lui sont indifférentes.

Exemple trivial : la politique. Par erreur éternellement renouvelée, le parti au pouvoir s’imagine l’électorat en réalisant le programme de l’opposition. Mais un programme, ce ne sont que des faits c’est sans intérêt ! Ce qui intéresse l’électorat, ce qui crée chez lui les grands mouvements, c’est l’idéologie, ce sont les passions suscitées par des hommes ! Combien de citoyens savent ce qu’il y a dans les programmes ? Je n’en connais point.

Revenons à la science.

Depuis des lustres, et dans son esprit depuis toujours, elle est matérialiste. Sa philosophie, c’est le hasard et la nécessité. Tout cela aveugle, sourd, vide, glacé.

Or, que dit la nouvelle physique ? Si John A. Wheeler, son prophète, a raison, que ces mots, sont dénués de sens (c). Que dans la réalité subquantique (qui supporte tous les autres mécanismes de l’univers), il n’y a « ni espace-temps, ni temps, ni avant, ni maintenant, ni après »5. Certains de ses disciples vont plus loin considérant combien les mots ci-dessus entre guillemets (textuellement tirés de Wheeler) ressemblent aux définitions classiques de l’esprit, ils disent franchement que la réalité fondamentale n’est pas la matière, mais l’esprit.

Je n’ai aucune compétence pour évaluer la justesse de leurs raisonnements. D’ailleurs qui l’a ? Uniquement l’expérience, qui tranchera, comme le souligne un autre disciple de Wheeler, J. Sarfatti, de Berkeley.

Les notes que j’avais prises lors de mon entretien avec Fairbank, à Stanford, sont pleines de l’« esprit de Wheeler » que j’ignorais alors. Il faut attendre le compte rendu scientifique de la « capture du quark » : on verra si elle se fonde sur la « nouvelle physique », ou s’il faut attendre d’autres expériences en cours, dont une en France. Ce que l’on aperçoit dès maintenant, c’est que physique bouge et que, comme l’écrit Costa de Beauregard, « le troisième orage scientifique du siècle est sur le point d’éclater » (d). Sans doute, entre parenthèses, faut-il voir là une des raisons de l’immobilisme américain en matière d’énergie (e). Des technologies pour l’instant inimaginables vont naître au cours des prochaines années6. C’est vraiment la fin d’un siècle.

Aimé MICHEL

(a) Le corps noir est un corps qui, par hypothèse, absorberait toutes les radiations qu’il reçoit, et, inversement, émettrait toutes les radiations quand on le chauffe. C’est une entité théorique, mais dont on peut expérimenter des approximations. Les fantaisies du corps noir amenèrent Max Planck à imaginer les quanta en 1900, ce qui entraîna l’effondrement de la physique classique7.

(b) Professeur Raymond-Ruyer : la Gnose de Princeton – les Nourritures psychiques – les Cent Prochains Siècles. (Chez Fayard, la Gnose de Princeton vient de paraître en Livre de Poche.)

(c) Wheeler est le créateur de la géométrodynamique quantique, fondement de la nouvelle physique (1962). Dans the Physicist’s Conception of nature (Reidel Publication, Amsterdam, 1974), il montre que la pensée peut agir sur le matériel, que probablement elle le fait.

(d) Les deux premiers étant la Relativité et les Quanta.

(e) On sait qu’ils viennent de mettre en sommeil leur projet de surgénérateur, ce qui risque de provoquer un deuxième « Concorde ».

Chronique n° 282 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1588 – 20 mai 1977


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 27 mai 2013

  1. Sur cette chasse au quark voir les chroniques mises en ligne les semaines précédentes : n° 267 (06.05.2013), 274 (13.05) et 275 (20.05). La présente chronique est la dernière de cette série.
  2. Nous avons déjà fait connaissance avec William Fairbank (1917-1989) dans la chronique n° 101, Entre Hegel et Groucho Marx, mise en ligne le 14.06.2010. Ce physicien avait réalisé des expériences extrêmement difficiles qui mettaient en évidence des charges fractionnaires pouvant s’interpréter comme des quarks libres. Il y travaillait encore la veille de sa mort. Comme c’était un expérimentateur respecté on cita quelque temps son travail. Cependant il n’a jamais été confirmé. On pense aujourd’hui que les quarks ne peuvent pas exister à l’état libre parce que la force qui les lie entre eux augmente avec la distance qui les sépare. Sur ce point voir la note 4 de la chronique n° 267, Le rêve infantile du scientisme, mise en ligne le 25.04.2013.

    La visite de Michel à Fairbank « voici trois ans » est probablement une erreur typographique (un 5 devenu 3) car elle a dû avoir lieu lors de son voyage aux Etats-Unis cinq ans auparavant, en mai 1972 (voir la chronique n° 104, Software et politique, 01.06.2010 ; cette visite est également évoquée dans les chroniques n° 97, Quand la machine nous apprend a penser, La naissance du traitement de texte, d’Internet et des moteurs de recherche, 06.02.2012 et n° 208, La bousculade américaine, La source révolutionnaire de ce temps, c’est l’Amérique, 05.12.2011).

  3. On parle plutôt de supraconductivité. Il s’agit d’une disparition de la résistance électrique des métaux à très basse température. Ce phénomène fut découvert en 1911 par le physicien néerlandais H. Kamerlingh Onnes et son équipe lors d’une recherche systématique des propriétés des matériaux à très basse température. Onnes avait, le premier, réussit à liquéfier l’hélium en 1908, ce qui lui avait permis d’atteindre la température de 1,5 Kelvin (-271,6 °C). Il put ainsi montrer que la résistance électrique du mercure plongé dans l’hélium liquide s’annulait de manière brutale dès que sa température tombait sous le seuil critique de 4 Kelvin. Il reçut pour ces travaux le prix Nobel en 1913. Il faut attendre 1957 ensuite pour qu’une théorie complète de la supraconductivité soit proposée par John Bardeen, Leon Cooper et John Schrieffe. Selon cette théorie, dite BCS d’après les initiales de ses découvreurs, les électrons libres (c’est-à-dire non liés aux noyaux des atomes du métal), qui sont responsables du courant électrique, forment des paires à basse température, dites paires de Cooper. Alors que les électrons sont des fermions de spin 1/2, les paires d’électrons se comportent comme des bosons de spin nul (sur les bosons et les fermions, voir la chronique de la semaine dernière). Contrairement aux électrons libres, les électrons appariés se déplacent sans rencontrer de résistance.

    En 1985, J. G. Bednorz et K. A. Müller découvrirent des matériaux supraconducteurs à température plus élevée (35 K). Deux ans plus tard, une autre équipe parvenait à l’obtenir à 92 K. C’était une découverte majeure parce qu’elle permettait d’obtenir la supraconductivité dans des conducteurs refroidis par l’azote liquide, qui est bien moins coûteux à produire que l’hélium liquide. Les applications techniques de la supraconductivité se sont donc multipliées : imagerie médicale, accélérateur de particules du CERN, confinement magnétique de plasma (ITER à Cadarache), lévitation magnétique de trains, stockage d’énergie électrique dans des volants en lévitation, câbles électriques supraconducteurs (notamment près de New York, le câble réalisé par la firme française Nexans en 2008). La température critique record actuellement est de 133 K (-140 °C) mais nul ne sait si on parviendra un jour à obtenir la supraconductivité à température ambiante. D’ailleurs la formation des paires de Cooper dans ces matériaux dits non-conventionnels n’est pas comprise actuellement (elle n’obéit pas à la théorie BCS).

  4. Nous parlerons de Raymond Ruyer et de ses trois livres cités en note une autre fois.
  5. John Archibald Wheeler (1911-2008) fut un physicien original et non conformiste. Son idée selon laquelle au niveau subquantique il n’y a « ni espace-temps, ni temps, ni avant, ni maintenant, ni après » est aujourd’hui partagée par beaucoup de physiciens, même si elle est rarement exprimée avec autant de netteté.

    Un premier domaine où cette idée apparaît est l’intrication quantique. La théorie et l’expérience s’accordent pour affirmer que deux particules (ou deux atomes) ayant interagis ne forment plus qu’une seule entité quelle que soit la distance qui les sépare. On a même pu montrer (en particulier en réalisant une expérience imaginée par John Wheeler au début des années 80) une indépendance non seulement par rapport à l’espace mais aussi par rapport au temps. Les physiciens parlent de manière pudique de « non-localité » pour signifier l’abolition de nos concepts habituels d’espace et de temps. Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, qui intitulent « L’espace existe-t-il ? » un des chapitres de leur livre Métaphysique quantique (La découverte, Paris, 2011) concluent : « nous savons maintenant que nous chevauchons deux univers totalement différents. Dans le premier, les horloges font tic tac et messages ou messagers parcourent les chemins à une vitesse inférieure ou égale à celle de la lumière. Dans le second, l’espace et le temps semblent ignorés, comme dans le monde d’Alice et de la Reine-Rouge. » (p. 117-118). Aimé Michel ayant été l’un des premiers à vulgariser ces idées déroutantes nous aurons l’occasion d’y revenir.

    Un second domaine où cette absence d’espace et de temps dans le premier monde subquantique est celui de la gravité et plus particulièrement de la « gravité quantique à boucle ». L’inventeur de cette théorie en partie concurrente de la théorie des cordes, Carlo Rovelli, qui travaille actuellement au Centre de Physique Théorique de Luminy près de Marseille, a ainsi pu intituler son livre Et si le temps n’existait pas ? (Dunod, Paris, 2012). « Aujourd’hui, écrit-il, la nouveauté qui nous vient de la gravitation quantique est que l’espace n’existe pas. (…) Mais en combinant cette idée avec la relativité restreinte, on doit conclure que la non-existence de l’espace implique aussi la non-existence du temps. » (p. 96).

    La même surprenante conclusion émerge donc par des voies différentes, laissant pressentir des développements encore plus inattendus à l’avenir…

  6. Ces « autres expériences en cours, dont une en France » ont bien été faites et celle réalisée en France par Alain Aspect et ses collaborateurs en 1982, cinq ans donc après la présente chronique, a été la plus retentissante. « Le troisième orage scientifique du siècle » annoncé par Costa de Beauregard et Aimé Michel (décidément bien renseigné et prescient) a bien éclaté, comme la note précédente le laisse entrevoir. Il continue de déployer lentement ses effets dont l’une des conséquences et non des moindres est de bousculer l’image philosophique du monde fournie par la physique classique. Pourtant les applications technologiques « inimaginables » ne sont pas encore très nombreuses. L’une d’entre elles est la cryptographie quantique, fort bien expliquée par Nicolas Gisin dans un chapitre de son livre préfacé par Alain Aspect, L’impensable hasard. Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques (Odile Jacob, Paris, 2013). Cette technologie fondée sur l’intrication quantique permet d’échanger des clés de cryptage informatiques inviolables car elles ne peuvent pas être lues par des tiers. La compagnie genevoise ID Quantique commercialise de tels systèmes utilisés en particulier par une banque pour les échanges de données entre son site principal à Genève et son site de sauvegarde informatique à Lausanne, via des fibres optiques passant sous le lac Léman. Ce système permet de changer la clé de cryptage toute les minutes (http://www.idquantique.com/images/stories/PDF/cerberis-encryptor/user-case-drc.pdf).

    Nicolas Gisin ajoute à ce propos : « quand Bennett et Brassard ont inventé la cryptographie quantique (…) aucun journal de physique n’a voulu la publier. Trop nouveau ! trop original ! Donc incompréhensible pour les physiciens qui ont dû évaluer ce travail avant publication. Finalement, Bennett et Brassard ont publié leur résultat dans les comptes rendus d’une conférence d’informatique tenue en Inde ! Inutile d’ajouter que cette publication de 1984 est passée inaperçue jusqu’à la redécouverte indépendante de la cryptographie quantique par Arthur Ekert en 1991, découverte cette fois basée sur la non-localité et publiée dans un prestigieux journal de physique. » (op. cit., p. 98).

    Malheureusement, en matière énergétique tout au moins, on n’a pas vu venir ces « technologies inimaginables ». Certes il y a eu des améliorations importantes des technologies existantes mais rien de vraiment révolutionnaire. Quant à la mise en sommeil par les Etats-Unis (et d’autres pays) de leur projet de surgénérateur, elle a effectivement contribuée à provoquer « un deuxième Concorde » avec l’arrêt définitif en 1998 du surgénérateur Superphénix, quatre ans seulement après sa mise en service. Cet arrêt a donné lieu à une vive controverse à l’époque. Le débat sur l’intérêt économique des surgénérateurs est toujours d’actualité car ces réacteurs utilisent le plutonium, un déchet des centrales nucléaires classiques, et transforment les nucléides à vie longue de ces déchets en nucléides à vie courte, donc moins problématiques.

  7. Sur le corps noir voir aussi la note 2 de la chronique n° 275, La science est-elle une théologie expérimentale ? – J’admire que si peu d’hommes aient la curiosité de considérer la nature comme une pensée, mise en ligne la semaine dernière.