LE RÊVE INFANTILE DU SCIENTISME - France Catholique
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LE RÊVE INFANTILE DU SCIENTISME

Chronique n° 267 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1566 − 17 décembre 1976

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Tableau récapitulatif Quarks

Tableau récapitulatif Quarks

TROIS OU QUATRE FOIS, au cours des deux derniers siècles, les savants ont eu l’impression de toucher au but final : encore un petit effort, et tout serait « expliqué ». Tout. Ils l’ont cru après Newton ; ils l’ont cru après Maxwell ; ils l’ont cru après Rutherford et son modèle d’atome qui expliquait « presque » tout (1911) ; ils l’ont cru après Dirac, vers 1940, quand force particules nouvelles ont commencé de réaliser les prévisions de ce grand savant. Malheureusement, chaque fois, ils sont tombés sur une dernière porte, et, derrière la porte, sur un nouvel abîme. Plusieurs fois même, ce qu’ils découvraient derrière la porte les obligeait à tout reconstruire à partir de zéro. Depuis une douzaine d’années, une nouvelle « dernière » porte résiste opiniâtrement à toutes les tentatives de crochetage (je donne ce tuyau gratuitement à la Société Générale). C’est celle du quark. J’ai lu plusieurs bons articles sur le quark depuis son invention par Murray Gell-Mann vers 1963, notamment ceux de Charles-Noël Martin, physicien et ancien élève de Louis de Broglie, dans Science et Vie. Mais je n’en ai jamais rencontré un seul qui essaie de faire comprendre en quoi consiste réellement le problème particulier posé par le quark. Et pour cause ! Je ne dirai pas hypocritement, comme on le fait souvent, qu’il s’agit de mathématiques tellement profondes que mon lecteur sous-développé ne saurait suivre mes savantes acrobaties. Non ! Il y a bien, avec le quark comme avec toutes les autres particules, la diabolique fonction psi, les statistiques Bose-Einstein ou Fermi-Dirac, ainsi que diverses autres joyeusetés, mais c’est là l’habituel décor de l’univers quantique. Pour calculer les quarks eux-mêmes, il suffit de savoir compter par demis et par tiers, ce que tout épicier fait instantanément de tête 10 heures par jour. Là où l’affaire se corse, c’est quand on essaie de comprendre ce que l’on compte ainsi. C’est là que personne au monde n’est capable de répondre. Personne, je dis bien personne, n’y comprend goutte1. Mais peut-être peut-on comprendre pourquoi l’on ne comprend pas ? L’idée m’en est venue l’autre jour en lisant l’article que l’un des promoteurs de la théorie des quarks, le Pr Yoichiro Nambu, vient de consacrer à l’état de la question. Nambu est un physicien japonais. Il dirige le département de Physique de l’Université de Chicago, comme jadis Fermi quand il fit le premier réacteur atomique. Son article ne fait pas plus de douze pages, et il est d’une clarté admirable (a). Mais d’abord, expliquons pourquoi il semble que le quark soit le dernier mot des choses. D’où qu’on parte pour chercher des explications à ce qui existe, c’est au quark que l’on aboutit. Prenez par exemple ce qui vous est le plus précieux, la pensée. On ne sait pas ce que c’est, mais pour penser, il faut un cerveau. Le cerveau est fait (et n’est fait que) de cellules. Les cellules sont faites de molécules. Les molécules d’atomes. Ici, nous arrivons aux particules dites élémentaires. L’atome est fait d’un nuage d’électrons tourbillonnant autour du noyau. Le noyau est fait de protons et de neutrons. La lumière est l’émission d’une quatrième particule, le photon, lâchée par l’électron quand il change d’orbite en perdant de l’énergie. Comme on savait depuis Maxwell que la lumière et l’électricité, c’est la même chose, et comme vers 1925 Louis de Broglie avait montré que l’électricité et la matière, aussi, c’est la même chose (à la seule condition de tenir le proton et le neutron pour des particules élémentaires), on pouvait bien croire vers cette époque-là qu’on était vraiment arrivé au bout. Jamais, sans doute, l’impression ne fut plus forte. Peut-être est-ce pour cette raison que ce temps reste comme le plus stupidement scientiste de l’histoire de la pensée. Il n’est bon pour l’homme, ni qu’il se croie complètement perdu, car il choit dans la superstition, ni qu’il se prenne pour Zeus, car alors (c’est la vengeance de ce dernier) il devient idiot2. Les Grecs avaient un mot pour ce genre de folie, qu’ils tenaient à juste titre pour la plus désespérée : le mot hubris. Vers 1925, il ne restait plus guère qu’une petite curiosité rebelle à l’explication : les traces laissées sur la plaque photo par de bizarres machins venus de l’espace et appelés rayons cosmiques. Il s’avéra bientôt que ces traces étaient celles de particules qui n’étaient aucune des quatre particules « élémentaires ». Il y en avait donc d’autres ! Puis, désastre plus grave encore, que ces nouvelles particules pouvaient sortir du noyau, où pourtant il n’y avait, c’est sûr, que des protons et des neutrons. Glissons. Quelques années plus tard, on apprenait à faire en laboratoire aussi bien que les rayons cosmiques, grâce à des machines de plus en plus puissantes appelées accélérateurs. On se mit à découvrir de nouvelles particules par dizaines et dizaines. Il fallait de toute urgence trouver une sous-particule qui, diversement combinée, donne toutes les autres. En 1963, sans se donner le mot, Murray Gell-Mann à Chicago et George Zweig au Caltech définissaient pareillement cette subparticule hypothétique, que Gell-Mann baptisait quark, d’un mot imaginaire emprunté à James Joyce. Et maintenant, voici, analogiquement, en quoi consiste l’énigme du Quark. Supposons que vous ayez sur votre table trois ou quatre montres. Elles marchent toutes très bien, mais vous voudriez savoir comment. Première idée, vous essayez d’en ouvrir une avec l’ongle. Impossible. Avec un couteau. Même échec. Tant pis, sacrifions une montre, prenons un marteau, tapons dessus, pour voir : elle résiste au marteau. Plus fort : rien. Très fort : toujours rien. Ne nous énervons pas, allons chercher un canon, bourrons le de poudre jusqu’à la gueule, mettons-y une montre en guise de boulet, et tirons sur une autre montre. Feu ! La, première montre sort du canon, se jette sur la seconde, et que croyez-vous qu’il arrive ? Il arrive ce que les physiciens des hautes énergies contemplent amèrement tous les jours depuis un demi-siècle sur les plaques photos, d’abord des rayons cosmiques, puis des chambres à bulles à la sortie des accélérateurs : quand une montre (c’est-à-dire une particule « élémentaire ») se jette assez fort sur une deuxième montre, cela donne une gerbe d’autres montres de toutes dimensions, certaines énormément plus grosses que les deux premières : par exemple, après votre coup de canon jetant l’une sur l’autre deux petites montres de gousset, vous verrez apparaître, s’éloignant majestueusement dans deux directions différentes, Big Ben et l’horloge de la Gare de Lyon, plus une douzaine ou demi-douzaine de réveille-matin et de montres bracelet. Big Ben, la Gare de Lyon et toute cette surprenante horlogerie ne durent d’ailleurs qu’une infime fraction de seconde (le temps d’être photographiées), avant de se désintégrer en d’autres montres et diverses sortes de rayonnements. Finalement, il ne reste jamais qu’une ou deux montres identiques aux premières, plus les dégâts correspondant a l’énergie du canon : le quark est né du désenchantement des physiciens quand ils ont dû reconnaitre qu’en cassant des montres, de quelque façon qu’on s’y prenne, on obtient encore des montres, les mêmes, ou d’autres, et des dégâts, c’est-à-dire de l’énergie sous diverses formes déjà connues. Ils ont donc imaginé un certain nombre de rouages, le moins possible, ayant la manie de ne se montrer qu’assemblés sous forme de montre. Ces rouages, appelés quarks, ne peuvent apparemment pas exister séparémen3. Ils sont identiques entre eux, sauf sous certains aspects numérables en tiers, demis et entiers de −1 à +1. Ces « aspects », ou nombres quantiques, le diable sait en quoi ils consistent. Les physiciens leur ont donné des noms fantaisistes (charme, étrangeté, couleur, etc.) à seule fin de pouvoir en parler. La « couleur » correspond peut-être à certaines corrélations entre les hypothétiques rouages4. La vérité de tout cela nous est encore cachée par au moins une porte, sur laquelle est pointé le plus gigantesque canon jamais construit par les hommes : le grand accélérateur du CERN, récemment achevé, long de presque sept kilomètres5. La porte sautera peut-être. Mais déjà l’on sait que, même si elle n’entraîne pas dans son effondrement tout l’échafaudage quantique construit pour l’atteindre, le quark n’explique (peut-être) qu’une des deux familles de particules, et ne rend compte ni de l’électron, ni du muon, ni des neutrinos. Personne n’ose plus parler d’« ultime explication »6. Plus la science progresse, et plus s’évanouit le rêve infantile du scientisme. Aimé MICHEL (a) Nambu Y. : The Confinement of Quarks, dans : Scientific American, novembre 1976, p. 48. Chronique n° 267 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1566 − 17 décembre 1976
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 6 mai 2013

 

  1. Allusion à la célèbre déclaration de Richard Feynman : « Je crois pouvoir dire à coup sûr que personne ne comprend la mécanique quantique » sur laquelle nous aurons à revenir. Pour cette histoire de demis et de tiers, voir la note 4 plus bas. Sur les bosons et fermions qui obéissent respectivement aux statistiques de Bose-Einstein et de Fermi-Dirac, voir la note 2 de la chronique n° 255, Les mouches (11.02.2013).
  2. Allusion à la sentence latine « Qui vult perdere, Jupiter dementat » : celui qu’il veut perdre, Jupiter le rend fou.
  3. L’un des charmes de ces chroniques est de revivre à quarante ans de distance des découvertes importantes en portant sur elles le regard d’un contemporain. Il aura donc fallu 10 ans (10 ans seulement) pour qu’une idée théorique, celle des quarks émise en 1963, soit confirmée expérimentalement. Le principe de toutes ces expériences est fort bien expliqué par Aimé Michel : il s’agit d’envoyer des particules à très grande vitesse pour sonder la matière. C’est grâce à des expériences de ce genre qu’on est parvenu dans les premières décennies du XXe siècle à comprendre que les atomes sont formés d’électrons « tournant » autour d’un noyau formé d’un nombre entier de protons (chargés positivement) et de neutrons. Mais il fallu attendre les premiers grands accélérateurs de particules à partir des années 50 pour qu’on puisse commencer à sonder les protons et les neutrons. La mise en service de l’accélérateur linéaire de Stanford (SLAC) permit pour la première fois, en 1967, de renouveler l’expérience qui avait permis à Rutherford de découvrir le noyau atomique : des électrons très fortement accélérés frappant des protons étaient fortement déviés comme s’ils avaient heurtés des constituants ponctuels du proton. Mais il fallut encore attendre quelques années pour que le premier quark soit découvert (1974), puis encore 20 ans pour que la découverte du dernier des quarks prévus par la théorie soit finalement annoncée (1994). Le lecteur n’aura pas manqué d’être surpris et peut-être déconcerté par les explications d’Aimé Michel sur ces explosions de montres qui produisent d’autres montres. C’est pourtant là l’exacte description de ce qui se passe, très différent de ce à quoi on s’attendrait : une gerbe de quarks, tout simplement, n’est-ce pas ? Or on n’a jamais pu obtenir de tels quarks isolés, à la manière dont on peut produire des électrons ou des protons isolés. C’est là une propriété très remarquable des quarks : ils ne peuvent pas exister à l’état libre mais uniquement en groupes. La raison de cette curieuse propriété est la nature de la force qui s’exerce entre deux quarks. Cette force est relativement faible à courte distance mais elle s’accroît lorsque la distance augmente, comme si les quarks étaient liés par un élastique ou un ressort incassable. On dit que les quarks sont confinés. On peut ainsi comprendre ce qui passe dans les accélérateurs lorsqu’une particule contenant des quarks, qu’on appelle hadron (un proton, un neutron ou un méson par exemple ; ce qu’Aimé Michel appelle ici « montre » dans sa présentation imagée), est frappée à différentes énergies. Si l’énergie est faible, le hadron se comporte comme un tout d’une très grande rigidité. Si l’énergie est plus grande, les quarks se comportent plus ou moins comme des particules indépendantes, peu liées. Si l’énergie est suffisante pour séparer les quarks, ils ne deviennent pas libres mais se regroupent de manière différente (en profitant de l’énergie apportée) ce qui produit de nouveaux hadrons. Ces nouveaux hadrons sont instables : ils se décomposent rapidement en particules stables.
  4. Il est assez facile de décrire les nombres quantiques des quarks (à défaut de comprendre ce qu’ils sont), alors inutile de s’en priver. Tenons-nous en pour commencer à la théorie originelle, proposée par Gell-Mann et Zweig en 1963 (voir la chronique n° 117, Le Janus a quatre faces, 17.05.2010), qui distinguait en tout et pour tout 3 types de quarks (on dit 3 saveurs), appelées respectivement « up » (u), « down » (d) et « strange » (s), et 3 antiquarks. Les quarks peuvent être décrits à l’aide de 4 nombres quantiques : le spin (noté ici Sp), la charge électrique Q, le nombre baryonique B et l’étrangeté S. Le tableau suivant résume complètement l’affaire :
    Tableau récapitulatif Quarks
    Tableau récapitulatif Quarks
    On remarque que ces trois quarks ont le même spin 1/2 (ce sont donc des fermions) et le même nombre baryonique 1/3. Par contre ils se distinguent par leur charge électrique positive (2/3) ou négative (1/3 de celle du proton) et par leur « étrangeté » (1 pour le quark s et 0 pour les autres). Le tableau des antiquarks est identique à la seule différence de la charge électrique et du nombre baryonique qui sont de signes opposés. Sur cette base on peut se livrer à un jeu de construction très simple sachant que les quarks se combinent par trois pour former des hadrons appelés baryons dont les deux seuls stables sont le proton et le neutron. Ainsi le proton est formé de 2 quarks u et d’un quark d. Comme les nombres quantiques sont additifs il est aisé d’en déduire que le spin du proton est demi entier, sa charge 1, son nombre baryonique 1 et son étrangeté 0. Le neutron est formé d’un quark u et deux quarks d, sa charge électrique est donc nulle. Bien entendu, d’autres assemblages (appelés hypérons) sont prévus par la théorie : uus, uds, dds, uss, dss, uds qui sont instables comme on l’a dit, mais qui ont tous été observés dans les accélérateurs de particules. Le jeu peut se poursuivre en y faisant entrer les antiquarks. Dans ce cas les seules combinaisons possibles sont par paires et non par triplet : elles associent un quark et un antiquark pour former des hadrons d’un second type appelés mésons. Par exemple la paire formée du quark u et de l’antiquark d s’appelle le pion positif. Toutes les paires prévues par la théorie ont également été observées.
  5. Le CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire) a été créé en 1952 pour tenter d’enrayer l’exode des physiciens européens vers les Etats-Unis. Un premier synchroton est mis en service en 1957 puis un synchroton à protons en 1959 qui connaît son heure gloire en 1973 avec la découverte des « courants neutres » (voir la chronique n° 155, D’embarrassants cadeaux de Gargamelle – La recherche des particules élémentaires, mise en ligne le 09.05.2011). En 1971, ce sont les deux anneaux de 1 km de circonférence chacun permettant des collisions frontales entre protons. En 1976, c’est au tour du « superproton synchroton » (SPS) avec sa circonférence de 7 km à 50 m sous terre. En 1981, le SPS est converti en collisionneur proton-antiproton ; il permet la découverte des bosons W+, W- et Z0 (voir également la chronique n° 155). En 1983, commence la construction du « large electron-positron collider » (LEP) de 27 km de circonférence à une profondeur de 50 à 170 m. Puis ce tunnel est réutilisé pour installer le grand collisionneur de hadrons (LHC) actuellement à l’œuvre pour confirmer l’existence du boson de Higgs.
  6. Pourtant on a beaucoup parlé depuis une trentaine d’années d’une théorie de Tout capable de fournir une description unifiée de toutes les forces et de toutes les particules de matière, ainsi que du temps et de l’espace. Le célèbre physicien Stephen Hawking, lors de sa leçon inaugurale à la chaire de mathématiques qu’il occupe à l’université de Cambridge, déclara que la fin de la physique théorique était en vue. Beaucoup ont soutenu que la théorie des cordes, fondée sur l’idée que le monde n’est fait que de petites cordes, offrait la promesse d’être cette théorie finale. Même s’il semble qu’on soit moins optimiste aujourd’hui, cet espoir demeure sans doute comme un feu couvant sous la cendre. Scientifiquement parlant c’est bien ainsi car cela entretient l’enthousiasme des théoriciens. Mais philosophiquement on peut s’interroger sur la pertinence d’un tel espoir. En 1987, peu avant sa mort survenue l’année suivante, on demanda à Richard Feynman ce qu’il pensait du propos de Stephen Hawking, lui qui avait passé sa vie à tenter d’unifier certains aspects de la physique. Il répondit : « J’ai passé ma vie à ça et j’ai passé ma vie avec des gens qui pensaient que la réponse était toute proche. Mais il a fallu déchanter encore et encore. Eddington, qui pensait qu’avec la théorie des électrons et la mécanique quantique tout allait être simple et qu’on allait tout deviner, parce que ça allait être simple, s’est trompé. Einstein, qui pensait qu’il avait une théorie unifiée à portée de main, mais il ne savait rien du noyau et il fut bien sûr incapable de la trouver. Et aujourd’hui, il y a un grand nombre de choses que nous ne comprenons pas. Cela n’est pas pleinement reconnu, et les gens croient que nous sommes très près de la réponse, mais je ne le pense pas. » (Propos recueillis par P.C.W. Davies et J. Brown, dans Superstrings. A theory of Everything? Cambridge University Press, 1988, p. 192). En outre, à supposer qu’une théorie unifiée voie le jour en physique, il est des raisons de douter que l’on puisse en déduire la chimie, la biologie, la psychologie, l’économie, etc. Que l’on puisse ainsi passer du Tout de la physique au Tout du monde est la thèse du réductionnisme radical. Mais toute séduisante qu’elle soit, elle n’est qu’une conjecture qui se heurte à de fortes objections. Aimé Michel aurait plus de raisons que jamais de parler du « rêve infantile du scientisme ».