À en croire les dépliants que distribuent les témoins de Jéhovah, le Paradis des élus devrait ressembler à un paysage de chromo, mêlant la douceur du bocage à la magnificence des tropiques, orné d’arcs-en-ciel et parcouru de gazelles batifolant avec des tigres. Et au milieu de tout cela, des humains ressemblant aux chanteurs d’Abba du temps de leur splendeur, chevelures soyeuses et sourires ultra bright. Bref, le Paradis du kitsch, entre le monde des Bisounours, le zoo de Beauval et une publicité pour dentifrice.
Je me moque, mais la question se pose. Il y en a même deux : à quoi ressemblait le Paradis terrestre ? Et à quoi ressemble le Paradis céleste ? Le plus simple est de partir de la fin, puis de remonter à nos premiers parents. Pour ce qui concerne le Paradis céleste, ne nous leurrons pas : avant d’être un lieu corporel, c’est un état de l’âme, un état qu’il nous est impossible d’imaginer, puisque c’est celui d’une âme qui voit Dieu directement, « tel qu’il est ». Non plus « en miroir et en énigme », comme ici-bas, mais « face à face ». Chose impossible à nos intelligences dans leur état terrestre qui, selon la formule d’Aristote, sont « comme l’œil de la chouette face au soleil ».
Les théologiens nomment cet état la « vision béatifique », c’est-à-dire la vision qui rend heureux. Pourquoi ? Parce que « voir Dieu » est notre vœu le plus cher depuis notre conception – que nous en ayons conscience ou non, c’est en quelque sorte notre unique désir, dont tous les autres sont la diffraction dans le monde fini. Quel autre désir en effet les hommes ont-ils, sinon de contempler la plus grande beauté, la perfection de l’Être, et de se sentir aimés d’un amour infini ? Ceux-là mêmes qui vont se pendre ne cherchent pas autre chose.
Le début d’une relation infinie
Cette « vision » suppose une sublimation de notre intelligence, qui doit être surélevée par la gloire divine, pour pouvoir soutenir l’éclat d’une telle profusion de lumière intelligible. Chose inimaginable : il s’agit, dit saint Paul, de « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (1 Cor 2, 9). Ce face-à-face n’est pas un état statique, une quiétude bourgeoise, une somnolence rassasiée : voir Dieu, c’est comme faire enfin la connaissance en chair et en os d’une personne que l’on n’avait encore jamais rencontrée, mais que l’on aimait déjà par voie épistolaire. C’est bien sûr un aboutissement, mais c’est aussi le début d’une relation infinie avec un être inépuisable, dont on n’aura jamais fait le tour – c’est-à-dire avec le mystère, qui ne s’épuise pas à mesure qu’on le connaît : « En cela consiste la véritable vision de Dieu, écrit Grégoire de Nysse, dans le fait que celui qui lève les yeux vers lui ne cesse jamais de le désirer. […] C’est là réellement voir Dieu que de ne jamais trouver de satiété à ce désir » (Vie de Moïse, 27).
Dans la lumière du Créateur
Est-ce à dire que le Ciel ne soit rien d’autre qu’une sorte d’extase surnaturelle, une sorte de cœur à cœur solitaire, purement intérieur, entre Dieu et l’âme ? Non, car si cette extase est l’essence de la béatitude céleste, le livre de l’Apocalypse (21, 1) révèle qu’elle aura lieu, du moins après la Résurrection, dans un monde bel et bien corporel, conformément à notre nature incarnée et sociale. Si ce n’est pas par la chair, c’est toutefois, comme l’annonçait Isaïe, « dans la chair » que nous verrons Dieu (Is 40, 5).
Les hommes jouiront d’autant plus des choses créées, et de leurs compagnons d’élection, qu’ils les verront dans la lumière du Créateur, comme on voit la personne bien-aimée dans les moindres détails de sa maison. « Dieu, écrit saint Augustin, nous sera connu et visible de telle sorte qu’il sera vu en esprit par chacun de nous, il sera vu par les uns dans les autres, il sera vu en lui-même, il sera vu dans le ciel nouveau et dans la terre nouvelle, et dans toute créature qui existera alors, il sera vu en tout corps par le moyen du corps, de quelque côté que les yeux du corps spirituel portent le regard » (Cité de Dieu, XXII, 29, 6).
L’amitié avec Dieu
Comme on voit, si le Paradis céleste est difficile à décrire, parce qu’il dépasse notre imagination, son essence fondamentale est facile à définir : il s’agit de la vision de Dieu. Le Paradis terrestre, en revanche, reste une énigme. C’est l’état des hommes avant le péché originel. Mais qu’est-ce à dire ? La théologie, certes, affirme que nos premiers parents vivaient dans l’amitié avec Dieu – état de justice originelle – et qu’ils bénéficiaient, en outre, de « dons préternaturels » – c’est-à-dire dépassant la nature : l’immortalité, l’impassibilité, l’intégrité et la science infuse. En d’autres termes : pas de mort, pas de souffrance, pas de concupiscence et une connaissance innée de toutes les vérités utiles.
La science, évidemment, dresse un tout autre portrait de nos premiers parents. Il convient donc d’interpréter le dogme pour que la raison et la foi ne se déchirent pas. Deux solutions se présentent. Première solution, défendue par le Père Maldamé (Le péché originel. Foi chrétienne, mythe et métaphysique, Cerf, 2008) : faire l’hypothèse que les dons préternaturels n’ont pas un sens étroitement biologique, mais une signification spirituelle. On dira alors que les premiers hommes étaient bel et bien mortels, souffrants et ignorants, mais qu’ils avaient la possibilité réelle, avant que le péché n’ait tout gangrené, de connaître la vie divine après leur mort ; ainsi auraient-ils reçu les dons comme des promesses, gâchées par le péché.
Le seul et vrai paradis
Deuxième solution, plus spéculative, défendue par Mgr Léonard (Les raisons de croire, éd. du Jubilé, 2010) : faire l’hypothèse qu’il a existé, avant notre univers, une première humanité, effectivement immortelle, impassible et savante, dont la faute aurait précipité la « création » par Dieu d’un univers déchu, le nôtre, où a émergé une humanité brisée, celle de nos ancêtres tels que la science les décrit.
Quoi qu’il en soit de ces hypothèses délicates, l’essentiel à retenir est que les hommes du premier Paradis n’avaient pas la vision de Dieu. Il n’est donc pas question d’y revenir. Ce jardin des délices n’est pas le but de notre périple. Toute tentative de le reconstruire, à force de volonté, est vaine, et promise à créer un enfer. Le seul et vrai Paradis sera l’effet d’un don : un don qui dépassera toutes nos capacités, et fera que nous pourrons enfin regarder le soleil en face !