La « Divine Comédie » est aujourd’hui peu connue en France. Pourquoi faut-il la lire aujourd’hui ?
Emmanuel Godo : Parmi nos contemporains qui lisent encore, qui osent s’affronter aux classiques, beaucoup sont intimidés par Dante. Ils l’ont toujours été et se sont contentés, d’époque en époque, de lire « L’Enfer ». Qu’ils réduisent souvent à une galerie de monstres, de supplices, une sorte de Grand-Guignol dont ils n’ont jamais eu la clé. Or le poème de Dante se présente comme un tout. C’est un voyage spirituel que propose le poète. « L’Enfer » nous rappelle qu’on ne peut cheminer, intérieurement, sans avoir une connaissance implacablement lucide des puissances mortifères, destructrices auxquelles toute âme humaine est confrontée : orgueil, mensonge, adoration de l’éphémère. Dante n’est nullement angélique : il part de ce qu’est l’homme, avec sa nature défectueuse, et il l’amène, progressivement, à désirer la lumière. Dante était le contemporain d’un monde à feu et à sang, extrêmement angoissant et il a su transmettre à l’humanité un poème d’espérance. Nous qui vivons dans l’angoisse du lendemain, ce livre est d’une force poétique et spirituelle que nous ne pouvons pas refuser. Nous sommes trop affaiblis, individuellement et collectivement, pour refuser cette main exigeante que nous tend le plus grand poète de tous les temps.
Quel est ce chemin spirituel qu’il propose pour retrouver le sens de la vie ?
Dante nous invite à comprendre que notre âme est façonnée par l’amour de Dieu. C’est le grand enseignement du Purgatoire. Seul cet amour peut la combler. Tous les objets de substitution que l’homme se donne pour tromper cette soif intérieure sont marqués du signe de l’insuffisance : vous aurez beau acquérir la plus grande des renommées, amasser la richesse la plus impressionnante, devenir l’homme le plus cultivé qui soit, si vous n’avez pas cette flamme que seul peut donner l’amour de Dieu, vous serez condamné à la mélancolie. Dante ne se contente pas de disserter, son poème prend la forme d’un voyage spirituel, d’un pèlerinage de l’âme remontant à sa source, c’est-à-dire à son Créateur. La lecture est une mise en mouvement de tout l’être : lire, chez Dante, c’est s’acheminer, combattre, découvrir, avancer en clairvoyance. Le christianisme est un chef-d’œuvre de l’esprit humain, on n’a jamais fait mieux, comme projet de vie, de civilisation. Dante non seulement le rappelle mais il nous met physiquement en mesure de nous souvenir de quelle promesse nous sommes, chacun, le nom.
En quoi son itinéraire à travers les fins dernières est-il une leçon pour aujourd’hui où l’on n’en parle plus guère ?
Notre monde présent, qui se targue d’être à la pointe des sciences et des technologies, est, spirituellement, d’une indigence abyssale. Il produit un homme qui est à la fois surpuissant, et d’un infantilisme ahurissant en matière de vie intérieure. Quand nous parlons d’avenir, nous parlons de catastrophes, de désastres. Allez faire grandir des enfants, notre jeunesse, dans cet environnement délétère ! Nous avons besoin de puissants contre-feux. Dante en est un admirable. Le Moyen Âge qu’on regarde, depuis nos conquêtes spatiales et notre virtuosité informatique, comme un lointain poussiéreux, en savait plus que nous sur la nourriture spirituelle dont l’homme a besoin pour ne pas passer à côté de sa destinée. Avec la Divine Comédie, l’horizon se rouvre : notre voyage terrestre ne se terminera pas dans un paysage désastreux, au milieu des caddies rouillés et des tonnes de déchets dérisoires, mais dans la lumière. L’homme que rêve Dante est quand même plus galvanisant, plus enthousiasmant que celui que peignent les romans de Houellebecq. Il faut à tout prix nous sortir du marasme et de la fête idiote – chansons, romans sans échine, littérature et philosophie low cost – où la société présente voudrait nous condamner à végéter !
Le message principal du livre est que le Paradis existe. Y compris pour ceux qui en doutent comme l’écrivain juif Primo Levi, qui a résisté moralement à Auschwitz grâce à la « Divine Comédie » ?
Dante nous redit que la lumière existe et que nous sommes faits pour la chercher tout au long de notre existence. « Le Paradis » est la partie la plus bouleversante de la Divine Comédie. Celle où l’homme atteint la plénitude en renouant avec l’esprit de contemplation. L’Enfer sur terre commence chaque fois que l’homme dénie à l’homme sa dignité. Or la pensée chrétienne, articulée à sa source juive, est l’ennoblissement le plus complet qui ait jamais été tenté de l’homme. Dieu, en se faisant homme, accomplit un transfert de souveraineté, de responsabilité. Que faisons-nous de cette liberté aujourd’hui ? Vous citez Primo Levi et, à travers lui, la négation de la dignité humaine portée par le nazisme et par tous les totalitarismes qui, tous, ont en commun le projet de nier la vision juive et chrétienne de l’humanité.
La « Divine Comédie » est aussi un appel à une vraie restauration et à sortir de la corruption des élites ?
Quand les bergers deviennent des loups, quand les pasteurs d’hommes que sont les princes – nous dirions aujourd’hui les gouvernants, les politiques – et les religieux ne jouent plus leur rôle, le poète prend leur relais symbolique. C’est à lui qu’échoit la responsabilité de maintenir l’exigence morale, le sens du beau, le flambeau spirituel. Dans le travail de refondation que nous avons à faire dans notre présent si obscurci, le poète doit sortir des postures de prudence ou de retrait. C’est pour cela que j’ai écrit Ton âme est un chemin comme un dialogue avec une jeune fille, avec une âme d’aujourd’hui, qui se cherche. Il s’agit pour moi de redonner à Dante la place qui lui revient dans notre aujourd’hui blessé : il n’y en a qu’une qui lui convienne, elle est centrale.
Dante a-t-il bénéficié d’une expérience spirituelle particulière pour écrire ce chef-d’œuvre ?
Sa grande expérience, c’est l’exil. La privation de la ville-mère, Florence. Expérience qui ne peut que nous toucher, nous qui avons vu, ces cinquante dernières années, la France perdre une bonne partie de son visage.
Ton âme est un chemin. La vie spirituelle avec Dante, Emmanuel Godo, Éd. Artège, 2024, 320 pages, 18,90 €.
Avec les grands livres. Actualité des classiques, Emmanuel Godo, Éd. de l’Observatoire, septembre 2025, 272 pages, 20 €.
