Personnage prêtant facilement à la caricature, Tony Blair appartient pourtant à la race des grands Premiers ministres britanniques, telle Margaret Thatcher — « le tempérament, l’intelligence et l’étoffe d’un chef » (p. 56). S’il ne dit que ce qu’il veut dire, on n’en observera pas moins chez lui deux qualités qui le feront sans doute ranger parmi les mémorialistes de renom : l’art de mettre en scène, à commencer évidemment par son propre personnage, et la capacité à saisir l’essentiel des gens et des choses, le tout avec un détachement favorisé par le traditionnel humour britannique mais aussi avec un regard plutôt bienveillant sur ses interlocuteurs ; on n’en regrettera que davantage certains éléments de traduction qui détonnent.
Ses entrevues avec la reine constituent de jolis morceaux, ainsi lorsque la souveraine lui demande de constituer son gouvernement : « Vous êtes mon dixième Premier ministre. Le premier était Winston [Churchill]. C’était avant votre naissance » (p. 23). Très réaliste, il reconnaît à propos de Diana : « nous étions tous les deux, chacun à notre manière, des manipulateurs, prompts à saisir les émotions des autres et à en jouer instinctivement » (p. 165), pensant même : « si jamais elle se lançait dans la politique, même Clinton aurait du souci à se faire » (p. 159). Sa vision du système monarchique aide à comprendre son rôle dans la société britannique.
Sur le plan politique, il ne se berce pas d’illusions sur tous ceux qu’il a rencontrés et à qui il n’a « pas suffisamment prêté attention » ou qui se sont rendus compte qu’il n’était « pas quelqu’un avec qui il était facile de partager les projecteurs » (p. 742). Beaucoup plus profondément, il analyse à la fois la crise économique et les remèdes utilisés, craignant toujours un engagement trop à gauche, notamment sous la pression des syndicats ; au contraire, il souhaite « une approche prudente de la régulation » (p. 758). Enfin, il ne mâche pas ses mots vis-à-vis du terrorisme islamiste : « C’est au discours qu’il faut aussi nous attaquer. Il faut le définir, le reconnaître ; puis le frapper au sein et à l’extérieur de l’islam » (p. 764).
On terminera par ses propos concernant Nicolas Sarkozy, auquel il a franchement dit qu’il le voyait en Napoléon, ce dont le président français l’a remercié « d’un air sérieux » — mais il s’est tout de même senti « soulagé de voir que son œil pétillait » (p. 742). Comme à son accoutumée, il a saisi la caractéristique politique majeure du choix par les Français de leur chef d’État et il ne s’arrête pas aux détails de son comportement personnel. « L’élection de Nicolas […] a été celle d’un candidat prônant la rupture, comme il le proclamait lui-même. Certains jugent qu’il affronte des réformes impopulaires et que, pour être réélu, il devra les édulcorer. Je pense précisément le contraire. S’il s’éloigne de ses réformes, il perdra. II a été élu pour le changement » (pp. V-VI).
Blair (Tony), Mémoires, Paris, Albin Michel, 2010, 810 pages