« La fin de vie n’est pas absurde » - France Catholique
Edit Template
L'incroyable histoire des chrétiens du Japon
Edit Template

« La fin de vie n’est pas absurde »

Face au rouleau compresseur de la mort programmée, les opposants peinent à se faire entendre. Quels arguments utiliser pour réveiller la conscience des Français ? Débat entre Grégor Puppinck, juriste et catholique, et Elie Botbol, médecin et talmudiste.
Copier le lien
fin_de_vie_transfusion.jpg

© Marcelo Leal / Unsplash

Les sondages et le vote intermédiaire de la Convention citoyenne sur la fin de vie laissent entendre que les Français seraient favorables à la légalisation de l’euthanasie. Qu’en pensez-vous ?

Élie Botbol : Les sondages donnent un état de l’opinion à l’instant T, qui n’est pas forcément éclairé par une réflexion préalable. La Convention citoyenne me paraît un outil plus intéressant : elle est censée nourrir la réflexion de ses membres en leur fournissant des données objectives aussi bien que des avis. Elle permet la confrontation des arguments. Cela dit, ses premières conclusions me semblent refléter surtout l’esprit de transgression propre aux sociétés sécularisées. Les vents dominants peuvent influencer aussi le jugement…

Grégor Puppinck : Il y a ce que l’on dit, et il y a ce que l’on vit. En matière de fin de vie, il est prudent de distinguer les idées de l’expérience. Une personne peut avoir une conviction quand elle est en bonne santé et changer d’avis à l’approche de la mort : on aurait tort de ne pas en tenir compte.

Cela étant, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière d’euthanasie et de suicide assisté me paraît refléter assez bien l’état de l’opinion publique occidentale : choisir les conditions de sa mort serait un droit reconnu à tous ceux qui voudraient, selon les juges européens, éviter une fin de vie indigne et pénible. Ce « droit » est donc justifié par la peur de la déchéance physique et morale. Comment expliquer cette peur sinon par l’absence, par la disparition de l’espérance ? J’y vois la conséquence de la sécularisation de la société, et de sa médicalisation. La sécularisation rend la vie absurde, la médicalisation la prolonge. Il n’est pas étonnant que la population, face à l’absurdité de la vie, et plus encore d’une fin de vie subie, veuille exprimer ce qui lui reste d’humanité en décidant de sa mort. D’un point de vue matérialiste, maîtriser sa mort, c’est exprimer sa volonté, c’est donc agir humainement en prenant le contrôle de sa vie dans ses ultimes instants. Subir sa mort serait inhumain et absurde, la décider serait humain et volontaire. À cette évolution, qui peut sembler inéluctable, j’oppose l’expérience de la fin de vie de nos proches, qui peut nous montrer que la fin de vie n’est pas absurde, malgré ce que l’on en dit.

Les partisans du suicide assisté fondent leur revendication sur la liberté de l’homme ; ceux qui défendent l’euthanasie disent agir par compassion, pour abréger les souffrances. Ces arguments vous semblent-ils recevables ?

E. B. : Je crois qu’il faut revenir aux fondamentaux. Si l’on considère la vie pour ce qu’elle nous apporte de jouissances, il est logique qu’on soit prêt à y mettre un terme dès lors qu’elle procure plus de désagréments que de joies. Mais si l’on considère que la vie est un bien en soi, qu’elle a une valeur propre, alors les sacrifices qu’entraîne la fin de vie, les abandons auxquels oblige la vieillesse, sont plus facilement acceptés. Et cela nous renvoie à ce que dit la Bible – que l’homme est à l’image de Dieu. C’est fantastique ! Cela signifie que la vie de l’homme est indisponible, et que la vie du corps et celle de l’esprit sont indissociables. Si la vie participe du divin, si la vie ne se résume pas à nos humaines contingences, si elle est si grande qu’elle échappe à notre échelle de valeur, alors l’homme ne doit la « manipuler » qu’avec d’extrêmes précautions, à son début comme à sa fin. Si l’on considère la vie comme un bien inaltérable, inaliénable, incessible, alors nous sommes prêts à trouver les moyens de rendre sa fin acceptable en la sublimant, en y associant les valeurs de réparation ou de rédemption.

En présentant la vie comme un bien inaliénable, ne contredit-on pas la sacro-sainte liberté de l’homme ?

G. P. : Liberté, dignité… Il faudrait s’entendre sur ce que l’on veut dire ! Selon que vous serez pour ou contre l’euthanasie, les mêmes mots n’auront pas le même sens. Chacun revendique ces notions, mais il faut les manier avec précaution, en précisant ce que l’on met derrière pour éviter les malentendus.

Sur le fond, je pense que l’approche matérialiste de la fin de vie est conduite inéluctablement à constater son erreur, parce qu’elle est cause de bien plus de souffrances que l’approche fondée sur la foi. La qualité de la mort n’est pas forcément liée à la santé de la personne, à son état physique, elle dépend aussi de sa spiritualité. La mort de nos proches nous l’enseigne, bien qu’elle soit toujours pénible : une personne très amoindrie peut avoir une belle mort, même si celle-ci est douloureuse. La foi épanouit l’homme, à la différence de l’approche athée. J’ajouterais qu’il est très important d’entourer les mourants : l’amour des proches est un reflet de l’amour de Dieu, il aide la personne à se détacher de la vie.

Comment expliquer que la société soit si peu respectueuse de l’homme au début comme à la fin de son existence alors qu’elle accorde, entre les deux, tant de prix à la vie ?

E. B. : À la fin, il y a l’angoisse de la mort. On pleure sur soi ! L’image d’une fin de vie souffrante nous est insupportable. On s’imagine dans la même situation et, comme cela nous est pénible, on veut y mettre fin… Je suis tout à fait d’accord avec M. Puppinck sur ce point : c’est l’absence d’espérance qui nous conduit à cette extrémité, en toute logique.

Au début de la vie, c’est différent. On a affaire à un être qui n’a pas encore fait irruption dans le monde des vivants, à un être dont on peut se débarrasser sans l’avoir identifié, et sans qu’il ait de défenseur. Ni vu ni connu, si l’on peut dire… C’est la raison pour laquelle on évite de montrer les échographies aux femmes qui veulent avorter. On occulte l’enfant.

G. P. : J’ajouterais que la sécularisation nous fait perdre en humanité. Qui peut croire que les valeurs judéo-chrétiennes survivront à la mort de Dieu – ou plutôt à son occultation ? Car il y a évidemment un lien entre l’occultation de Dieu et l’occultation des plus fragiles. Chantal Delsol l’a bien montré dans son livre sur la fin du christianisme : la sécularisation n’est pas un processus de dépassement, c’est un processus de retranchement, de retour à la situation antérieure, anté-chrétienne. On est en train d’abattre des pans entiers de notre droit : la loi contre l’infanticide, les lois de civilisation des mœurs qui ont marqué la christianisation de la société romaine. L’affirmation du droit à l’avortement est un retour à la situation antérieure à la conversion de l’Europe. Un monde gouverné par la loi du plus fort. La « régulation » des naissances et l’exposition des vieux à la mort se pratiquent couramment dans le monde animal. Les animaux tuent leurs enfants surnuméraires, ils laissent mourir les vieillards. Nous sommes en voie de décivilisation, de réanimalisation. On dit de l’homme qu’il est un animal spirituel parce qu’il a conscience de ce qu’il est. Or nous perdons la conscience de ce que nous sommes à mesure que l’Europe se déchristianise. La Révélation nous a révélés à nous-mêmes. Dieu, en se révélant à l’homme, a aussi révélé l’homme à lui-même. La perte de la Révélation nous rend aveugles sur nous-mêmes, et nous ravale à un état animal.

E. B. : Je dirais, dans le même esprit, que l’homme est un être biologique avant d’être un être humain. On ne naît pas homme, on le devient. Si la culture ambiante est à la dé-moralisation, c’est-à-dire à la dépréciation de la morale, de la spiritualité, des valeurs traditionnelles présentées comme d’un autre temps, alors, oui, on en revient au règne animal – un ordre naturel où l’on abandonne à leur sort les plus fragiles quand ils n’ont pas ou plus d’utilité sociale. Les Grecs pratiquaient l’exposition, c’est-à-dire l’abandon aux forces naturelles des enfants dont ils ne voulaient pas, le hasard décidait de leur survie. Le père avait droit de vie et de mort sur ses enfants, le maître sur ses esclaves. Veut-on cela ? Je crois que la société athée est une société adolescente. Elle est en quête d’elle-même. Peut-être conclura-t-elle finalement, comme le disait Malraux, que le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ? On a besoin que les choses mûrissent, c’est peut-être en touchant le fond qu’on prendra conscience de notre inconscience.

Sur quoi peut-on se fonder, dans l’héritage judéo-chrétien, pour promouvoir le respect de la vie ?

E. B. : Soit on laisse la société dériver en espérant qu’elle se ressaisira, soit on en parle, c’est-à-dire on organise des débats entre les gens de convictions que nous sommes et les gens qui se cherchent encore. La société n’est pas devenue athée par conviction ; elle l’est devenue par vacuité de la religion. Les religions n’ont pas été remplacées par une culture humaniste, nous sommes devenus des êtres biologiques, ou des consommateurs qui s’abandonnent au prêt-à-penser… Peut-être que les religieux n’ont pas su incarner la noblesse des religions, peut-être qu’ils n’ont pas su transmettre leur foi dans un langage accessible. À nous de faire valoir ces arguments de façon cartésienne, pour qu’ils ne soient pas considérés comme relevant seulement de nos convictions mais aussi de la raison. Je ne doute pas que les partisans de l’euthanasie soient attachés à la dignité de l’homme. Mais nous pouvons les convaincre que cette dignité passe précisément par le respect de la vie jusqu’à son terme naturel. Chaque moment, même douloureux, apporte à la vie sa contribution – ceux qui ont vécu la Shoah vous le diront. En les accompagnant par nos soins, par nos attentions, nous permettons aux personnes en fin de vie de porter un regard inédit sur la vie, en veillant à ce qu’ils vivent au mieux cet ultime moment.

G. P. : Nos capacités spirituelles, nos âmes sont atrophiées. Comme l’a écrit Bernanos, « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » (La France contre les robots, 1947). Cette conspiration contre l’esprit est alimentée par notre mode de vie occidental, elle est entretenue par les médias… Tout cela est bien connu. Et l’on sait que la barbarie peut durer longtemps. Des civilisations ont pratiqué des sacrifices humains pendant des siècles, en Amérique latine par exemple. Mais nous savons aussi, juifs et chrétiens, que Dieu intervient dans l’histoire des hommes. C’est le point capital. Les hommes ont besoin de Dieu. Mais Dieu a aussi besoin d’hommes capables de recevoir sa Parole, pour pouvoir se révéler à nous, – c’est pour cela qu’il a choisi le peuple juif, un peuple opprimé, faible, car Dieu aime être exalté dans la faiblesse. L’essentiel, c’est de croire en l’existence de Dieu, un Dieu personnel qui intervient par amour dans l’histoire de l’homme. Une fois que l’on accepte cela, un Dieu créateur, qui est bon, qui est père, tout le reste vient. À l’inverse, si on le refuse, on tombe dans le darwinisme, dans le règne du plus fort. Le darwinisme justifie parfaitement l’euthanasie et toutes les formes d’eugénisme.