Lui seul peut nous amener chez nous celui qui en vient, qui vient de Dieu. Venant du cœur même de Dieu, il est Dieu. Et nous disons donc que Dieu est devenu homme. C’est le voyage le plus long, long au-delà de ce que nous pouvons imaginer. Dieu est devenu homme. Nous le disons en tremblant, nous le disons en nous troublant, mais le plus souvent nous répétons machinalement, comptant sur la routine pour amortir ce que nous ne pouvons supporter…
« Expiation » 1, un terme auquel on peut bien faire confiance, puisque ce rachat restaure l’harmonie et l’union après la séparation. Ce qui était séparé est maintenant un. Mais après une telle séparation, il est impossible que la ré-union se fasse facilement.
Le rachat n’est pas un tour de passe-passe de comptable. Il ne s’agit pas d’avoir la bonté de ne pas tenir compte. Ce n’est pas ne pas compter ce qui doit compter si l’on pense que ce qui se passe sur terre ou dans le ciel importe. Dieu ne pourrait pas simplement décider de ne pas compter sans déclarer en même temps que nous ne comptons pas. On pourrait objecter que, si Dieu est Dieu, il pourrait faire ce qu’il veut. Très bien, alors, Dieu ne voudrait pas décider de ne pas compter, parce qu’il ne voudrait pas déclarer que nous ne comptons pas. Et malgré tout, le vouloir de Dieu implique et limite son pouvoir. Le Dieu dont nous parlons n’est pas, selon les mots de Pascal, le Dieu des philosophes mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il est le Dieu de la liberté sans entraves qui a voulu les entraves de l’amour.
… Pardonner et oublier, dit-on, mais n’est-ce pas une erreur ? Ce qui est oublié n’a pas besoin, que dis-je, ne peut pas être pardonné. L’amour ne dit pas à l’être aimé que cela n’a pas d’importance, car l’être aimé a de l’importance. Qu’on m’épargne l’amour sentimental qui me dit que ce que je fais et ce que je suis n’a pas d’importance. Le pardon coûte. Le pardon coûte cher. Certaines théories de l’expiation disent que le Christ a payé le prix. Sa mort a apaisé la colère de Dieu et satisfait la justice de Dieu…
Cependant, nombreux sont ceux pour qui autrefois et encore aujourd’hui cette manière de parler pose de sérieux problèmes. La subtilité de la théorie est submergée par l’image caricaturale d’un Père en colère qui exige la mort de son Fils, et même peut-être tue son fils, afin d’apaiser son propre courroux. Sous sa forme vulgaire (celle qui est la plus répandue), il s’agit de régler ses comptes, drame de vengeance rancunière, davantage digne du film Le Parrain que du Père dont il est dit : « Dieu est amour. »
…. Dans le monde, dans nos propres vies, il existe un terrible dysfonctionnement, et il faut y remédier. Rappelez-vous lorsque vous étiez petit et que quelqu’un, vous peut-être, faisait quelque chose de très mal. Peut-être avait-on menti, ou volé de l’argent, ou le bocal à confiserie était réduit en miettes par terre. On découvre cet acte mauvais, et il faut maintenant faire quelque chose. La peur de la punition est terrible, mais moins terrible que la pensée que rien ne va se passer, que les actes mauvais n’ont pas d’importance. Si ce qui est mauvais importe peu, alors aussi peu importe le bien, et rien n’a d’importance, et la signification de tout est réduite en miettes comme le bocal à confiserie par terre dans la cuisine. Faisons confiance à l’intuition de cet enfant-là. « Si vous ne devenez comme de petits enfants, dit Jésus, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu. » À moins de n’être dépouillé de nos habitudes d’oubli, de notre habileté à trouver des excuses, de notre tendance à baisser les bras devant un monde ou de mauvaises choses se passent et nous disons « peu importe » . . .
Ça ne tourne pas rond. Ce n’est pas entièrement de notre faute, mais c’est de notre faute aussi. On ne peut rejeter la faute sur nos lointains parents à cause de cette après-midi décisive dans le jardin. Car nous y étions. Nous aussi nous avons pris le fruit défendu, le fruit par lequel nous avons non seulement la connaissance du bien et du mal, mais, et ce de manière beaucoup plus décisive, nous avons la prétention de nommer le bien et le mal…
La décision fatale, ce n’était pas de connaître la différence entre le bien et le mal. Avant ce que nous appelons « la chute », on avait la connaissance du bien de la manière la plus claire, c’est-à-dire qu’on faisait le bien, on vivait le bien. On connaissait le bien honnêtement, directement, simplement, sans complication, sans honte. Certains penseurs prétendent que « la chute » fut en fait un progrès plutôt qu’un déclin. Par la chute, nos premiers parents furent élevés, dit-on, à un niveau de conscience plus élevé par la connaissance du bien et du mal. Ceci n’est cependant qu’une autre attitude suffisante de notre nature déchue… Cette suffisance qui consiste à dire que notre manière compliquée de connaître est supérieure parce qu’elle nous appartient.
Expiation. Retour à l’harmonie. Ce qui était séparé par un abîme de mal a été réconcilié par l’acte d’amour parfait. Ce que le premier Adam a détruit, le second Adam le restaure. « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Nous ne savions pas ce que nous faisions quand nous avons pris le droit de nommer le bien et le mal. Nous ne savions pas ce que nous faisions quand nous avons accaparé ce que nous pouvions et sommes partis dans un pays lointain. Nous ne savions pas ce que nous faisions, quand dans la folie de nous trouver des excuses, nous avons déclaré Dieu coupable. Mais aujourd’hui, nous avons retrouvé la raison. Aujourd’hui, ici à la croix, nos yeux sont fixés sur cette épave humaine mourante qui est le Seigneur de la vie. Nous regardons l’Unique qui est tout ce que nous sommes et tout ce que nous ne sommes pas, l’Unique qui est vrai homme et vrai Dieu. En lui, nous, Dieu et homme, sommes parfaitement unis. Expiation-harmonie. Ici, par la croix, nous sommes parvenus chez nous, foyer de la vérité sur nous-mêmes, foyer de ce que Dieu a fait de ce que nous avons fait. Et maintenant nous savons, ou commençons à savoir, pourquoi ce vendredi terrible, rempli de terreur s’appelle le Vendredi saint.
Le Frère Richard John Neuhaus fut l’un des écrivains et penseurs catholiques les plus importants. Il fut le fondateur du magazine First Things et auteur de nombreux ouvrages, dont The Naked Public Square (La Place Publique mise à nu) and Death on a Friday Afternoon : Meditations on the Last Words of Jesus on the Cross, (Mort un Vendredi Après-midi, Méditation sur les dernières paroles de Jésus sur la Croix), dont est extrait cet article.
Tableau : Tête du Christ Couronné d’Épines – Lucas Cranach, l’Ancien, c. 1510.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/atonement.html