Agenouillé sur la moquette qui recouvre désormais le sol de Sainte-Sophie à Istanbul, kufi sur la tête, les paumes ouvertes en signe de prière, le président turc Recep Tayyip Erdogan savoure sa victoire : en ce 24 juillet 2020, ce haut lieu de l’Empire byzantin chrétien est à nouveau une mosquée. Construite par l’empereur Justinien en 537, déjà transformée en lieu de culte musulman à la chute de Constantinople en 1453, Sainte-Sophie était devenue simple « musée » en 1934 sous la présidence de Mustafa Kemal Atatürk. Saint-Sauveur-in-Chora, autre joyau byzantin, connaîtra le même destin en 2024. « Provocation » pour les uns, « électoralisme » pour d’autres, ces deux décisions, loin d’être purement symboliques, ont remis en lumière le douloureux destin des chrétiens de Turquie.
« Répression orchestrée par l’État »
Un rapport de l’European Center for Law and Justice (ECLJ), publié le 20 novembre, constate qu’au cours du siècle dernier, « la présence chrétienne en Turquie a considérablement diminué, principalement en raison de la marginalisation et de la répression orchestrées par l’État, qui ont entraîné un effondrement démographique sévère ». Les chiffres (cf. encadré) ne font en effet que brosser le terrible tableau du long déclin de la présence des chrétiens en Turquie, qui ne représentent aujourd’hui que 0,3 % des quelque 85 millions de Turcs – les musulmans sunnites représentant, eux, 88 % de la population totale.
Passer en revue l’histoire chrétienne de la Turquie a en effet de quoi donner le vertige. Connue à l’époque sous le nom d’Asie Mineure, la Turquie a été foulée par saint Paul – né à Tarse, au sud-est du pays –, par saint Jean, accompagné par la Sainte Vierge jusqu’à Éphèse, par les Pères de l’Église Basile de Césarée, Grégoire de Nysse et Grégoire de Naziance… S’y sont tenus des conciles aussi importants que celui de Nicée, en 325 et en mémoire duquel Léon XIV se rendra sur place, et durant lequel le Credo fut institué, ou encore le concile d’Éphèse, en 430, où la Vierge fut proclamée Théotokos : « Mère de Dieu. » « Bon nombre d’églises en Cappadoce [région historiquement chrétienne, au centre du pays, N.D.L.R.] sont creusées dans la pierre, comme si elles l’étaient dans l’âme même du pays. Comment une terre aussi bénie et qui a autant donné à l’Église a-t-elle pu ainsi perdre son identité ? » souffle un diplomate en poste dans la région.
Le tabou du génocide arménien
En réalité, si le premier coup porté fut la chute de l’Empire byzantin avec la prise de Constantinople, en 1453, par le sultan ottoman Mehmet II, tout s’est accéléré au XXe siècle. « Au XVIe siècle, on comptait encore 40 % de chrétiens parmi la population ottomane et jusqu’à 20 % avant la Première Guerre mondiale, souligne Joseph Yacoub, professeur honoraire de l’Université catholique de Lyon. Le nombre a énormément décliné à la suite de la tragédie génocidaire qui a touché les Arméniens, Assyro-chaldéens, Syriaques et Grecs pontiques. » Ce massacre, perpétré à partir de 1915 par les Jeunes Turcs nationalistes, aurait fait jusqu’à 2 millions de morts, dont 1,5 million d’Arméniens. Désigné comme « l’un des tabous les plus persistants dans la vie politique et culturelle turque à l’époque moderne » par le rapport de l’ECLJ, le génocide arménien est nié par l’État turc et frappé par l’article 301 du Code pénal turc criminalisant « toute personne qui insulte publiquement le peuple turc, l’État de la République de Turquie […] ». Cruelle ironie : le président turc lui-même a pourtant évoqué, en 2020, « les rescapés de l’épée », expression péjorative visant les survivants du génocide arménien – ceux qui n’ont pas été passés au fil de l’épée. « Il est difficile d’être chrétien en Turquie, car cet État a bâti son identité et son récit national sur le cadavre du peuple chrétien, avance Tigrane Yégavian, chercheur à l’Institut chrétiens d’Orient. Toute remise en question du récit national relève de la sécurité intérieure. Ce négationnisme est ontologique : revisiter ce passé reviendrait à remettre en question ses fonts baptismaux. »
Dès lors, les chrétiens sont perçus par le pouvoir comme des ennemis de l’intérieur. Seuls les Arméniens de l’Église apostolique arménienne et les Grecs orthodoxes sont reconnus comme minorités chrétiennes par le traité de Lausanne de 1923, acte de naissance de l’État turc moderne. Les minorités assyriennes, chaldéennes, catholiques et protestantes sont, elles, laissées de côté. Pour ces dernières, les conséquences sont nombreuses : sans personnalité juridique, elles ne peuvent pas être propriétaires, ni même posséder un compte en banque ou encore ouvrir un séminaire. Pour les communautés reconnues, la situation n’est guère meilleure, comme en témoigne le cas emblématique du séminaire gréco-orthodoxe d’Halki. Fondé en 1844, il est fermé depuis 1971 sur décision de la Cour constitutionnelle turque. Sans clergé formé sur place, le Patriarcat œcuménique de Constantinople doit faire appel à des religieux formés à l’étranger et donc soumis à des visas et autres autorisations publiques, les laissant à la merci de l’État turc.
Les deux étaux
Un grand malentendu a surgi depuis l’islamisation du pays mené par le parti « islamo-conservateur » AKP de Recep Tayyip Erdogan, successivement Premier ministre (2003-2014) et président de la République turque depuis 2014 : son arrivée au pouvoir aurait marqué la fin d’une Turquie laïque et tolérante envers les minorités religieuses. Pourtant, si Atatürk – le « père » de la Turquie moderne – était loin d’être un pieux musulman, il n’a pour autant jamais cessé de concevoir l’islam comme l’un des facteurs principaux de l’unité du peuple turc et de faire endosser aux chrétiens le costume d’agents de l’étranger. « Il faut chasser ce stéréotype qui veut que, parce que Mustafa Kemal était laïc, la période fut bonne pour les chrétiens, insiste Tigrane Yégavian. Il n’y avait certes pas de voile généralisé dans l’espace public et il régnait un certain libéralisme des mœurs… Mais les chrétiens subissaient la haine anti-minorité portée par les nationalistes kémalistes ! »
Dès les débuts de la République, parler arménien ou grec était ainsi très mal vu, si ce n’est interdit. Les années 1940 ont vu la mise en place de mesures vexatoires, notamment un impôt ruinant les communautés chrétiennes. Quant aux années 1950, elles ont été le théâtre de pogroms, tel celui d’Istanbul (1955), accélérant l’exode des Grecs orthodoxes de l’ancienne capitale de l’Empire byzantin.
Il demeure que l’arrivée au pouvoir de l’AKP, au début des années 2000, a rajouté un deuxième étau au nationalisme kémaliste. Le rapport de l’ECLJ relève que non seulement le nombre d’écoles islamiques financées par l’État turc a augmenté sous le règne d’Erdogan, atteignant les 5 000, mais que ces établissements ont également intégré le circuit de fonctionnement des écoles publiques. « Des “conseillers spirituels” – en réalité, des imams – ont été nommés dans les écoles publiques pour inculquer les valeurs islamiques aux étudiants » avance le rapport. Pour les familles chrétiennes, le seul moyen de s’assurer que leurs enfants suivent un enseignement conforme à leur foi consiste à les inscrire dans les rares écoles privées du pays, qui ne bénéficient d’aucune subvention. Une gageure : à l’heure actuelle, seules 22 écoles – seize arméniennes, six grecques – subsistent dans tout le territoire turc.
Climat hostile
« Bien que les chrétiens soient représentés politiquement, ils ont intériorisé leur infériorité et ne peuvent que constater que la Turquie les regarde avec suspicion, que les postes dans la fonction publique leur sont interdits, sans parler de l’armée… explique Tigrane Yégavian. Pour l’État, il y a toujours une suspicion de trahison envers les chrétiens. » Malgré des signes parfois contradictoires – en 2023, Erdogan a inauguré une église syriaque à Istanbul pour la première fois depuis l’instauration de la République turque –, le climat du pays demeure hostile envers les chrétiens, anciens… comme nouveaux. « Tous ceux qui vont à l’église sont fichés et surveillés, affirme l’abbé Gabriel Ferone, ancien vicaire général du diocèse d’Izmir. Les catéchumènes qui souhaitent rejoindre l’Église latine sont baptisés en toute discrétion, en dehors des messes habituelles et sans prise de photo. Surtout, il n’y a jamais de famille avec eux car ils sont très isolés, continue-t-il. Même si la Turquie n’est pas le Pakistan, la conversion est au mieux tolérée, au pire dangereuse. » Le prélat, qui fut curé pendant dix-huit ans de l’église Notre-Dame-de-Lourdes d’Izmir – ancienne Smyrne, une des sept Églises de l’Apocalypse –, n’hésite pas à parler « d’étouffement » des chrétiens. « En Turquie, les Grecs orthodoxes sont des ennemis, les Arméniens sont détestés et les convertis sont des traîtres… remarque-t-il encore. Malgré tout, je pense que l’Église catholique latine est appelée à se développer. » Car dans ce chaudron où bouillonnent nationalisme et islamisme, l’Église latine possède un avantage de taille : elle n’est pas ethnique et offre à n’importe quel Turc la possibilité de devenir chrétien. « L’Église peut aussi compter sur des séminaristes turcs qui se préparent à devenir prêtres, ce qui annonce, à terme, un clergé autochtone » souligne l’abbé Gabriel Ferone. Malgré tout, l’avenir des chrétiens reste sombre, marqué par un exode continuel et la lente désagrégation par l’assimilation.
C’est donc dans un contexte particulièrement difficile que Léon XIV est attendu par les chrétiens de Turquie. « Nous attendons qu’il vienne apporter un message de paix » explique Mgr Vartan Kazanjian, administrateur patriarcal de l’archéparchie des Arméniens catholiques d’Istanbul et coordinateur local de la visite du Pape. Nul doute que les chrétiens attendront également de Léon XIV qu’il rappelle que leur place est toujours en Turquie, terre chrétienne depuis 2000 ans.
Qui sont les chrétiens de Turquie ?
Arméniens de l’Église apostolique arménienne (orthodoxe) : environ 90 000 – 2,5 millions avant le génocide de 1915.
Syriaques et Assyriens : 25 000 – 600 000 au début du XXe siècle.
Grecs orthodoxes : environ 2 500 – 160 000 au début du XXe siècle.
Chaldéens : moins de 3 000.
Orthodoxes d’Europe de l’Est : environ 200 000.
Catholiques latins : 25 000 dont 2 500 Arméniens.
Protestants et évangéliques : environ 10 000.
Source : ECLJ





