LE CHOC DE LA DROGUE - France Catholique
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LE CHOC DE LA DROGUE

Chronique n° 273 parue dans F.C. – N ° 1575 – 18 février 1977

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La drogue dans les lycées, parfois distribuée par des maîtres. La drogue dans les petites villes, et même les villages. Un drogué sur huit ou neuf âgé de moins de 15 ans. Des morts par « overdose ». Des morts par accident de circulation sans « overdose ». L’expansion apparemment irrésistible de la drogue dans la jeunesse. Certes, le vertige nous prend devant des réalités si nouvelles et menaçantes. Jadis, et même naguère, le drogué était un rebut des classes oisives. Je me rappelle comment Cocteau me parlait de son expérience de l’opium et les questions prophétiques qu’il se posait sur la nature profonde de la drogue, sur son rôle futur dans la métamorphose de l’homme1. Il était allé très loin dans la toxicomanie, mais surtout dans la réflexion, puis il avait cessé par un acte très pénible de sa volonté, ou comme il disait plutôt, de sa liberté. « C’est une question bien plus profonde qu’on ne croit, me disait-il. Pourquoi ai-je cessé ? Jamais je ne me suis si bien porté que quand je me droguais. S’il n’y avait eu que la santé… Mais c’est le diable. J’ai cessé. »2 [|*|] La réflexion sur la drogue, c’est bien plus que l’étude des effets physiologiques de la cocaïne, de la morphine, de la marijuana, et maintenant du « brown sugar ». Les deux auteurs du livre le plus récent, un psychiatre et un homme de loi (a), soulignent ce qu’il y a de paradoxal dans le statut social de la drogue. Ils rappellent que la drogue la plus dévastatrice par la somme de ses ravages sociaux, c’est, et de très loin, l’alcool. Et pourtant, qui de nous dédaignera un bon Moulin à Vents ? Combien d’entre nous (et ma foi ! j’en suis !) apprécient sans aucun sentiment de culpabilité la bonne bouteille descendue de temps à autre en famille avec quelques vieux amis, la joie bienveillante qu’alors chacun éprouve (lætificat cor hominis…) à mesure que le flacon se vide ? Comme on a du mal à croire que, du point de vue de la psychologie, le verre de bourgogne et la cigarette de marihuana, c’est pareil, et même que la cigarette est moins dangereuse ! C’est que l’homme cohabite depuis des millénaires avec la vigne, dont il connaît tous les effets. Les limites du vin se sont pour ainsi dire inscrites dans nos gènes. Il s’est surtout inscrit dans le folklore et la littérature. L’Occidental le moins raffiné mesure ce qui sépare un chevalier du Tastevin d’un ivrogne. L’alcoolisme est devenu un fléau quand les premiers chimistes ont inventé l’alambic. L’alcool permettait de déposer d’un coup le poids d’une misère, d’en sortir fallacieusement quelques heures (ce que Zola par exemple décrit dans l’Assommoir). Les drogues modernes poussent de plus en plus loin ce rejet désespéré du corps, de la condition humaine, du poids d’exister. Comme le disent Grinspoon et Bakalar à propos de la cocaïne, elles agissent directement sur le « système douleur-plaisir »3 en « court-circuitant l’ajustement du corps à son milieu. »4 La drogue nous donne une preuve diabolique de l’existence de l’âme en la débarrassant pour un moment, et à quel prix ! du corps. À elle s’applique le mot païen de Colette sur « ces plaisirs qu’à la légère on appelle physiques »5. En un sens très clair, elle avait raison, notre bourguignonne : il n’y a de douleurs et de plaisirs que de l’âme. Une machine, même supposée intelligente « ne connaîtra jamais le plaisir de manger une tarte aux fraises », selon la remarque fameuse du mathématicien anglais Turing6. Il est frappant de constater que la menaçante expansion de la drogue survient au moment même où une recherche passionnée de « conscience », de « surconscience », de « conscience modifiée », ou « élargie », se répand parmi les jeunes intellectuels surtout scientifiques (je ne parle pas de nos intellectuels à nous, à qui il faudra encore dix ou vingt ans pour se débarrasser de leurs idoles). Voici ce que je lis dans une invitation à un congrès tenu fin janvier à l’Université de Pennsylvanie : « Les rapports présentés à ce symposium ont pour auteurs des chercheurs qui tous ont étudié ces phénomènes (les phénomènes faisant l’objet du Symposium, sans rapport avec le présent article, note d’A. M.) dans leurs relations avec la nature de la conscience et pour en explorer les implications dans ce domaine. »7 Paradoxalement, la drogue a été pour les rares chanceux qui en sont sortis une sorte de révélation de l’âme. En la court-circuitant du corps par une sorte de participation fulgurante à un monde subjectif inconnu, la drogue a fait éclater l’évidence de l’âme dans la conscience de ces malheureux. En écrivant ces lignes, je pense à telles confidences. Un jeune cinéaste, par exemple, infiniment soulagé de s’être débarrassé du L.S.D., mais ajoutant : « Pourtant, la drogue… Après ce que j’ai découvert là, je ne pourrai plus tuer, je ne pourrai plus salir. » Et un vieux biologiste, internationalement connu, membre éminent de notre Académie des Sciences (eh oui !)8 : « Si l’on savait comment ne pas créer l’envie de l’évasion factice hors du réel, comment ne pas enseigner l’envie de recommencer, je dirais que les rites indiens (avec absorption de peyotl) ont une valeur humaine et éducative extraordinaire : sous le choc, l’âme endormie se réveille ». [|*|] Il faut apprendre à affronter et dénouer ce paradoxe que les drogués, surtout jeunes, sont de tragiques errants à la recherche d’une âme. Si j’aime ce temps d’angoisse où il m’a été donné de vivre, c’est que plus qu’aucun autre dans l’histoire il montre que l’homme n’est homme qu’en devenant plus qu’il n’est. Tout arrive à la fois pour le lui faire sentir : la paix, mais dominée par la possibilité d’immenses désastres ; une vie confortable et molle, mais dans un désert spirituel ; la connaissance de plus en plus approfondie du corps, mais l’ennui de ne savoir qu’en faire ; enfin une logique des enchaînements qui pour moi donne à l’histoire son aveuglante dimension religieuse : comment tout cela aurait-il pu se produire autrement, et comment ne pas se produire à la fois ? N’est-ce pas la même science qui impose la paix par la terreur, qui libère nos corps par les mille dons de la technique, qui découvre la mécanique de notre horloge et les moyens de la dérégler ? Cette fatalité qu’on appellerait plus justement providence nous conduit par les oreilles, ou l’épée aux fesses, à la découverte historique de l’âme. Les hommes auront beau rechigner, s’accrocher aux inventeurs d’élucubrations pris pour des prophètes, feindre à tout prix de se prendre pour des bêtes, l’histoire, ou la providence, ne leur laisse aucun répit. Au fond même du tunnel de la drogue, ce qu’ils trouvent, c’est leur image divine, fut-ce sur l’autre rive de la mort9. Aimé MICHEL (a) Lester Grinspoon et James Bakalar : Cocaine, a Drug and its Social Evolution (Basic Books, New York, 1977). Chronique n° 273 parue dans F.C. – N ° 1575 – 18 février 1977 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 22 juin 2015

 

  1. Jean Cocteau (1899-1963), artiste aux multiples talents, poète, dessinateur, auteur de pièces de théâtre et de films, se lia d’amitié avec Aimé Michel. Le poète jugeait la science « officielle » trop conformiste et appelait de ses vœux une « jeune science » œuvrant avec courage aux frontières dangereuses, peu explorées parce que souvent méprisées, du « paranormal ». Les deux hommes partageaient donc les mêmes attentes, chacun à sa manière. Cocteau avait-il prévu de préfacer le second livre d’Aimé Michel, Lueurs sur les soucoupes volantes (Mame, Tours, 1954) comme on l’a dit ? Se rencontrèrent-ils à cette occasion ? Je ne sais. En tout cas le projet n’aboutit pas. Par contre, Cocteau préfaça en avril 1956 un autre livre sur le même sujet controversé (Black out sur les soucoupes volantes de Jimmy Guieu, Editions Fleuve Noir, Paris, 1956) où il suggère déjà qu’il pourrait s’agir non de « problèmes d’astronefs » mais de phénomènes venus « d’une dimension échappant au contrôle des nôtres et si ces créatures, je ne dirais pas plus évolués mais autrement évoluées que nous, ne connaissent pas le secret d’apparaître et de disparaître, d’obtenir la transparence et la désintégration complète avec le moyen de “s’épaissir” et de se réintégrer sur commande ». On trouve des allusions à leurs discussions de l’époque dans le journal de Cocteau, publié à partir de 1983 sous le titre Le Passé défini (Gallimard, en 8 tomes couvrant les années 1942 à 1963), et dans le troisième livre d’Aimé Michel, Mystérieux Objets Célestes (Arthaud, Grenoble, 1958). Ce dernier y écrit à propos des nombreuses observations alléguées de « soucoupes volantes » de l’automne 1954 : « Une autre suggestion me fut faite par Jean Cocteau. “Il faudrait chercher si ces objets se déplacent sur certaines lignes, s’ils décrivent des dessins, que sais-je ? Tu pourrais voir par exemple s’il y a des coïncidences entre leurs parcours et les lignes magnétiques terrestres ou d’autres lignes ayant une signification quelconque.” Il était alors très malade, une crise cardiaque l’ayant terrassé quelques mois plus tôt [en juin 1954]. Il n’en suivait pas les évènements avec moins de passion. Quand j’allai le voir dans sa villa de Santo-Sospir, sur la Côte d’Azur, c’est à peine s’il pouvait s’accouder dans son lit. Mais son esprit volait. […] Cocteau, lui, croyait ces témoins qui disaient avoir vu des engins au sol avec leurs occupants. “Je ne peux pas te le prouver, mais je sais que c’est vrai”, m’écrivait-il. Ou encore une autre fois, à propos d’un témoignage d’enfant : “Je t’en conjure, informe-toi, fais une enquête approfondie sur ce cas. Ce garçon est sincère.” » (pp. 55-56). Cocteau lui dit encore : « – Si ce que racontent ces gens est vrai, […] si ces engins existent et si on les a vus, il est inconcevable qu’un ordre quelconque ne se cache pas sous ce désordre. C’est cela qu’il faut chercher : l’ordre caché sous le désordre. » (Planète, n° 10, mai-juin 1963, p. 99). C’est cet ordre qu’Aimé Michel crût trouver dans les alignements quotidiens d’observations de l’automne 1954 et qu’il décrivit en détail dans son troisième livre, avant de déchanter longtemps après (voir la chronique n° 171, Soucoupes volantes ? – Se produit-il dans la nature des événements plus intelligents que l’homme ? 29.07.2013). Quoi qu’il en soit, dans le n° 95 d’avril 1961 de la revue Le Monde et la Vie, Aimé Michel introduisit un texte où « Jean Cocteau de l’Académie française s’adresse aux jeunes savants » (introduction reproduite sur http://cocteau.biu-montpellier.fr/index.php?id=500). On y apprend que Michel, frappé « par les profondes résonances scientifiques de plusieurs idées exprimées par le poète », tel par exemple l’univers-bloc des physiciens où passé et futur existent simultanément, arrangea durant l’été et l’automne 1960 « plusieurs rencontres du poète avec des hommes de science, d’abord autour d’une table puis dans un laboratoire ». À l’issu de ce colloque, Cocteau écrivit un texte intitulé « Notes autour d’une anamorphose – un phénomène de réflexion » où il compare la nature telle qu’elle apparaît à nos yeux, c’est-à-dire un chaos, à une anamorphose, c’est-à-dire à l’image fournie par un miroir déformant. « Il suffirait peut-être, commente Aimé Michel, d’un miroir reformant pour que tout soudain s’ordonnât devant nous. Certains hommes sont possédés par le démon de ce miroir, dont ils poursuivent le secret leur vie durant : ce sont les poètes et les savants. »
  2. Cocteau raconte son expérience de toxicomane dans Opium. Journal d’une désintoxication (Stock, Paris, 1930, réédité en 2003) qu’il écrit (et dessine) de décembre 1928 à avril 1929 à la clinique de Saint-Cloud. Il y parle de littérature, de poésie, de cinéma, d’art, de création, de ses amis, de ses plaisirs, de ses souffrances et surtout d’opium, en courtes phrases ou brefs paragraphes dont voici quelques exemples : « J’écris ces lignes après douze jours et douze nuits sans sommeil. Je laisse au dessin la besogne d’exprimer les tortures que l’impuissance médicale inflige à ceux qui chassent un remède en train de devenir un despote. » « Dans l’opium, ce qui mène l’organisme à la mort est d’ordre euphorique. Les tortures proviennent d’un retour à rebrousse-poil. » « N’attendez pas de moi que je trahisse. Naturellement l’opium reste unique et son euphorie supérieure à celle de la santé. Je lui dois mes heures parfaites. ». « Tout ce qu’on fait dans la vie, même l’amour, on le fait dans le train express qui roule vers la mort. Fumer l’opium, c’est quitter le train en marche ; c’est s’occuper d’autre chose que de la vie, de la mort. »
  3. Ce « système douleur-plaisir » appelé aussi « système de récompense » a été découvert par James Olds et Peter Milner en 1954. C’est une des grandes découvertes de la psychophysiologie. Ces chercheurs, alors à l’université McGill de Montréal ont implanté une électrode dans le cerveau d’un rat de manière très précise de manière à ce que sa pointe soit dans une zone profonde du cerveau, l’hypothalamus latéral (sur l’hypothalamus, qui est une partie du système limbique ou cerveau mammalien ancien, on pourra lire les chroniques n° 142, Notre crocodile intérieur – Les bases neurophysiologiques de la dualité de notre nature, 01.04.2013, et n° 221, Une planète sans hypothalamus – Rétroaction, homéostasie et cybernétique, 25.08.2014, particulièrement les notes 2 et 3). Un stimulateur envoie dans cette électrode un courant dont les expérimentateurs peuvent faire varier l’intensité et la fréquence. Mais c’est le rat lui-même qui peut déclencher le stimulateur en appuyant sur un levier, chaque appui produisant un courant d’une durée très brève. Que va-t-il se passer ? Très vite le rat découvre le levier et se met à appuyer dessus. Plus l’intensité du courant est forte et plus la fréquence de ses appuis augmente jusqu’à 2 ou 3 appuis par seconde. Si l’expérimentateur coupe le courant, le rat cesse d’appuyer. On dit que l’animal s’autostimule. Il peut ainsi s’autostimuler pendant des heures en négligeant toutes les autres activités (alimentation, sexualité). Un rat affamé auquel on donne le choix entre deux leviers, l’un fournissant de la nourriture et l’autre une stimulation de son hypothalamus latéral choisira toujours le second, jusqu’à en dépérir. Par la suite, le même comportement d’autostimulation a été observé chez le chat, le lapin et le poisson rouge dans des zones homologues du cerveau. Ce système de récompense existe donc chez tous les mammifères, voire tous les vertébrés. Et chez l’homme ? A la même époque aux Etats-Unis des observations sont faites sur des patients chez qui des électrodes ont été implantés dans une autre région du système limbique, le septum. Lorsqu’on y envoie un courant, ces patients décrivent une sensation agréable ressemblant au plaisir sexuel. C’est la raison pour laquelle on admet que le rat qui s’autostimule se fait plaisir d’une manière impérieuse et insatiable. Mais ce n’est pas tout. La même année 1954 José Delgado montrait que des stimulations de l’hypothalamus médian (et non plus latéral) provoquaient la fuite de l’animal et qu’il appuyait bien vite sur le levier provoquant l’arrêt du courant si on en mettait un à sa disposition. On a déjà vu comment le même Delgado utilisait cette propriété pour arrêter à distance la charge d’un taureau (voir la chronique n° 211, La science imprévisible – L’idée d’un futur planifiable est une illusion, 15.09.2014). Il en va de même chez l’homme où la stimulation de ces zones provoque des sensations de déplaisir ou d’aversion. Les deux systèmes, système de récompense et système d’aversion, ne sont séparés que de quelques millimètres. Comme je l’ai déjà signalé à propos des travaux de Delgado en marge de la chronique La science imprévisible il faut se garder d’une conception trop simple de ces systèmes. C.W. Sem-Jacobson a décrit les états affectifs provoqués chez l’homme à partir de 2 852 points de stimulation. Il classe ces états très variés et difficiles à décrire en neuf catégories : agréables (bien-être et somnolence, sourire et euphorie, sensation orgasmique), aversives (agitation et anxiété, tristesse et dépression, frayeur et cri, dégoût, douleur) et ambivalentes. Il confirme ainsi l’existence d’une bande centrale aversive et de zones latérales à tonalité agréable mais ne découvre aucune topographie systématique plus précise. Ces deux systèmes, de récompense et d’aversion sont étroitement liés : la stimulation de l’un atténue les effets (approche ou aversion) de la stimulation de l’autre. L’un ne peut être activé sans que l’autre le soit aussi mais, dans les conditions naturelles, l’activité du second se développe plus tardivement et plus longtemps. D’autres découvertes importantes ont été faites sur la chimie de ces systèmes. Ainsi l’hypothalamus latéral est le lieu de passage de neurones dont les neurotransmetteurs synaptiques sont des catécholamines, notamment la dopamine. Leurs corps cellulaires sont situés dans le tronc cérébral, leurs axones se rassemblent, passent par le thalamus latéral et se terminent entre autres dans un noyau de matière grise, le noyau accumbens, proche du système limbique. Le neurotransmetteur de certains neurones de l’hypothalamus médian est l’acide gamma-aminobutyrique (GABA) dont l’effet est inhibiteur ; c’est ainsi que ces neurones freinent ceux de l’hypothalamus latéral (qui sont par contre activés par l’acétylcholine). Quoi qu’il en soit ces deux systèmes de récompense et d’aversion jouent un rôle essentiel dans l’homéostasie : la soif incite à boire, la faim à manger, la douleur à faire cesser une agression, assurant ainsi « l’ajustement du corps à son milieu ». Le lecteur intéressé pourra poursuivre sa réflexion à l’aide de Jean-Didier Vincent, Biologie des passions, Odile Jacob, Paris, 1986 et Jean-Pierre Changeux, L’Homme de vérité, Odile Jacob, Paris, 2002.
  4. Les données acquises sur les systèmes du plaisir et du déplaisir ont permis de mieux comprendre l’action des drogues. On a vite rapproché les observations de Olds sur l’autostimulation du comportement de certains toxicomanes qui s’injectent de manière répétée des opiacés pour obtenir du plaisir. De fait, en implantant un cathéter intraveineux relié à une seringue d’injection, on a vu le rat appuyer régulièrement sur le levier pour s’autoadministrer le contenu de la seringue dès lors qu’elle contenait une solution de morphine, de cocaïne ou de nicotine, mais pas une simple solution salée. L’interprétation actuelle est que la drogue provoque la libération de dopamine dans le noyau accumbens, plus exactement dans la périphérie de ce noyau appelée « coquille » qui joue un rôle dans les émotions et la motivation (le désir). L’utilisation répétée de la drogue produit une accoutumance c’est-à-dire une diminution de ses effets qui conduit le toxicomane à accroître les doses. On observe en effet une diminution de la libération de dopamine dans la coquille du noyau accombens. Cette diminution des effets résulte de modifications persistantes des neurones, par exemple de l’augmentation de la concentration intracellulaire du calcium (qui sert de messager à l’intérieur des cellules). Le dérèglement du système de motivation produit un désir irrépressible pour la drogue et conduit à la perte de contrôle de sa prise. Ce mécanisme paraît intervenir également dans d’autres comportements addictifs comme le jeu, le sport, la boulimie etc. La dépression voire la douleur qui suit l’arrêt de la drogue s’expliquerait par l’influence réciproque des deux systèmes. La drogue active le système du plaisir puis, comme on vient de le voir, ce dernier active le système du déplaisir. Quand la drogue est éliminée, le système de plaisir cesse d’agir alors que le système de déplaisir fonctionne encore ; c’est cette inertie qui explique les effets du sevrage. On a pu préciser également le mode d’action chimique des drogues. Dans les années 70 on a découvert que la morphine, qui est un alcaloïde d’origine végétale, se liait à des récepteurs spécifiques (ce sont des protéines membranaires, voir la chronique n° 258, Le pot au noir de l’ascendance humaine – De l’asymétrie des acides aminés au peuplement de l’Amérique, 11.05.2015). On a donc soupçonné que des molécules endogènes, c’est-à-dire produites par l’organisme lui-même, devaient exister capables de se lier à ces récepteurs. Hughes et Kosterlitz l’ont confirmé en 1974 en isolant du cerveau une molécule pouvant se fixer sur les récepteurs de la morphine. Ils ont appelés cette molécule, un peptide formé de cinq acides aminés, enképhaline. Depuis lors, une quinzaine d’autres molécules morphinomimétiques du même type ont été isolées qui ont toutes en commun les quatre premiers acides aminés de l’enképhaline. On le appelle endomorphines. Elles sont capables d’activer des neurones qui, dans la moelle épinière, bloquent les neurones par lesquels transitent le message douloureux. On comprend ainsi que la morphine et les endomorphines aient une action analgésique. De manière générale, les drogues produisant une dépendance sont des molécules qui ressemblent à des molécules endogènes (neurotransmetteurs ou neurohormones) jouant un rôle dans les processus de désir et de plaisir.
  5. Dans Le Pur et l’Impur (Fayard). Le titre originel du livre lors de sa parution en 1932 était Ces plaisirs… Une citation précisait « Ces plaisirs qu’on nomme, à la légère, physiques… ». Colette y évoque, à travers trente années de sa vie parisienne, les différentes formes du plaisir, qu’elle a parfois expérimentées, le plus souvent observées, obtenues par l’opium, l’alcool ou le sexe, et qui jamais ne se suffisent.
  6. Alan Turing (1912-1954) est maintenant mieux connu du grand public grâce au film Le jeu de l’imitation. Dans ce film il est surtout question de sa contribution au craquage du code de la machine Enigma utilisée par les Allemands pour crypter leurs messages et de son homosexualité. Mais comme souvent le cinéma éprouve des difficultés à rendre sans caricature la vie d’un scientifique. En outre, je ne sais pas si les spectateurs auront bien compris le titre du film car le dialogue qui y fait allusion est assez bref et plutôt cryptique. Ce point est expliqué dans les chronique n° 102, Le lit de Procuste, (04.08.2010) et n° 181, Des machines intelligentes – Ordinateurs intelligents de Turing et machines autoreproductrices de von Neumann (19.08.2013) qui présentent l’œuvre de Turing.
  7. Ce symposium traitait sans doute de parapsychologie.
  8. Il s’agit probablement du mycologue Roger Heim (1900-1979), ingénieur de l’École Centrale, détenu quatorze mois en camp de concentration, directeur du laboratoire de cryptogamie du Muséum et du Muséum lui-même (1945-1960), vulgarisateur et chroniqueur. Il relate ses recherches les plus originales dans son livre Les champignons toxiques et hallucinogènes du Mexique (1958), champignons dont il isola les substances psychoactives (psilocine et psilocybine).
  9. Aimé Michel est régulièrement revenu sur l’usage des drogues, voir par exemple les chroniques n° 5, Le caractère sur ordonnance, 15.08.2009 ; n° 41, Eschatologie de la drogue, 28.06.2010 ; n° 208, La bousculade américaine – La source révolutionnaire de ce temps, c’est l’Amérique, 05.12.2011 ; n° 127, Le café, le lactate et l’âme – Qu’est-ce qu’un état d’âme, sujet à des manipulations chimiques ?, 11.06.2012 ; n° 185, La porte de l’enfer – Folie et toxicomanie selon des guides sûrs, H. Faure et J.-M. Oughourlian, 14.04.2014. Il replace ici la question des drogues et de leurs effets dans le contexte plus vaste de l’émergence et du devenir de la conscience. À chaque période de l’évolution biologique, la frange animale la plus avancée manifeste l’orientation vers plus d’autonomie. Puis vient l’évolution culturelle qui se caractérise par des extériorisations de fonction : l’homme dépose dans des artefacts extérieurs à lui des fonctions qui, au départ, étaient assurées par son propre corps (voir la chronique n° 237, L’homme dénudé par la machine – Tout ce qui n’est pas son âme sensible et contemplative sera bientôt évacué dans la machine, 08.12.2014). Il y a gagné en puissance, en confort et en liberté. Mais une seule chose ne peut être extériorisée : la conscience elle-même, ou la pointe de celle-ci qu’Aimé Michel appelle l’âme, qui seule restera après avoir été dépouillée de tout ce qui n’est pas elle (savoir, mémoire, logique, représentations). Le processus historique en marche conduit donc au dénudement de la conscience, ce qui lui confère « son aveuglante dimension religieuse ». « Le monde (…) de catastrophe en catastrophe et d’hécatombe en hécatombe, va se spiritualisant, quoiqu’il arrive. (…). C’est vers l’esprit que toutes choses vont, portées par les inéluctables lois des grands nombres. » (L’Apocalypse molle, lettre du 15 juin 1981) Enfin, s’entrevoit la prise de contrôle par l’homme de tous les mécanismes qui règlent la vie du corps, cerveau compris, ce qu’Aimé Michel appelle « la Machine ». Cette prise de contrôle est inéluctable car l’homme désire corriger les maux qui affectent son corps par maladie ou par accident. La même volonté de ne rien laisser au hasard et donc à la nature, se manifeste dans le domaine de la reproduction dont le choix des caractères de l’enfant à naître. Les drogues actuelles ne donnent qu’une idée partielle de ce à quoi ouvre la manipulation de cette partie de la Machine qu’est le cerveau. Avec lui on arrive « aux sources de la pensée, de la volonté, de toute vie psychique. C’est un monde de connaissances nouvelles qui s’ouvre devant nous. De connaissances nouvelles et, par conséquent, de maîtrise technique possible sur notre moi le plus profond. » (n° 213, Le témoin caché – La maîtrise des activités inconscientes et les fruits ambigus de la connaissance, 22.09.2014). « Je crois que le tripatouillage génétique ouvrira une terrible époque. A échéance, on saura rendre conscients, donc libres, tous les ressorts de la machine, ce qui élargira à l’infini notre capacité de cracher à la face du logos en bestialisant même notre esprit. » (op. Cit.) L’originalité de la pensée d’Aimé Michel est de lier tous ces processus (et d’autres) pour les ouvrir sur un avenir insondable, lourds de menaces et d’épreuves qu’il faudra surmonter pour atteindre des buts inconnus mais providentiels.