L’ORGUEIL DIABOLIQUE DE LA SCIENCE - France Catholique

L’ORGUEIL DIABOLIQUE DE LA SCIENCE

L’ORGUEIL DIABOLIQUE DE LA SCIENCE

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Un lecteur, M. J. M…, de Cannes, répond avec éloquence à mon article déjà un peu ancien « l’Espace silencieux » (FcE 25 novembre)1. « Quelle foi dans la science ! s’écrie-t-il, quel enthousiasme pour ce “rêveˮ dont vous ne semblez craindre qu’une chose : qu’il ne se réalise pas… » Il s’agissait, rappelons-le, des plans de villes spatiales élaborées à l’Université Cornell par O’Neill et ses collaborateurs, villes capables de se survivre par leurs seuls moyens, et destinées à s’en aller définitivement dans l’espace d’étoile en étoile, fondant dans les planètes habitables des colonies humaines. « Et pourtant, poursuit notre lecteur, toutes ces générations en route vers les étoiles, quel sera leur bonheur ? Que leur promet ce “rêveˮ pour lequel elles fuiraient notre vieille Terre ? « Serait-on devenu blasé des merveilles qui ont fait, si longtemps, chanter les louanges du Seigneur, “d’avoir fait le ciel et la terreˮ ? « Ou bien la science dédaignerait-elle d’achever de percer à jour les étonnants secrets de tous les merveilleux équilibres dont dépend, sur notre terre, le bonheur d’y vivre ? « À tous ces hommes et à toutes ces femmes enfermés dans vos gigantesques boîtes que vous appelez “villes spatialesˮ, vivant et mourant dans ces mini-univers artificiels, qu’offriraient-elles en échange, si ce n’est l’orgueilleux sentiment d’avoir créé un autre monde ? « Un autre monde dont les malheureux passagers ne pourraient jamais revenir pour retrouver l’ancien. « À quelle démesure peut, hélas, conduire l’orgueil humain ! » J’ai reçu d’autres lettres exprimant les mêmes sentiments et voudrais, en y répondant, aller un peu plus loin. On me permettra de rappeler d’abord mon raisonnement. Il ne supposait pas du tout que l’on se mette réellement à construire les villes spatiales d’O’Neill. Il se bornait à prendre acte du fait que dès maintenant, si l’on voulait, avec des budgets de l’ordre des budgets militaires, et les moyens techniques en notre possession, on pourrait les construire. J’indiquais ensuite les calculs faits par d’autres ingénieurs et astronomes (le premier en date étant Stephen Dole2) montrant que de telles villes allant (de génération humaine en génération humaine), en se multipliant à chaque étape, pourraient, d’étoile en étoile, occuper la Galaxie tout entière, avec ses milliards ou dizaines de milliards d’étoiles possédant des planètes accueillantes à l’homme, en un temps de l’ordre du million d’années3. Enfin, je donnais la conclusion inévitable que les astronomes n’ont pas manqué d’en tirer : si, avec des moyens aussi primitifs que ceux d’O’Neill, toute la Galaxie peut être occupée en quelque chose comme un million d’années, alors, il suffit que quelques êtres intelligents soient apparus ici ou là il y a plus d’un million d’années pour que la Galaxie entière soit déjà entièrement occupée. Car sur le nombre, il y aura toujours quelqu’un pour vouloir réaliser le rêve d’O’Neill4. Ici, une parenthèse sur les plans d’O’Neill. En réalité, les physiciens les regardent avec un peu de pitié. Si l’on me permet cette trivialité, ces plans les font doucement rigoler. Pourquoi ? Parce que tous sont persuadés que la physique va bientôt faire de nouvelles percées qui relègueront ces villes spatiales dans le même arsenal primitif que la brouette. Il sera question de ces orientations de la physique dans d’autres articles. Mais si ces nouveaux champs de découvertes périment les plan d’O’Neill, que devons-nous en conclure ?5 Évidemment, que la future dispersion de l’humanité dans l’espace sera encore plus rapide que ne le croyait S. Dole. Et donc que, si des êtres intelligents ont eu ailleurs le loisir de développer leur science pendant quelques siècles de plus que nous (qui n’avons commencé qu’avec Kepler, Galilée, Descartes et Newton, il y a moins de quatre siècles), ils ont depuis un temps indéterminé la clé de l’espace. Et ainsi la Galaxie est déjà occupée d’un bout à l’autre de ses milliards d’étoiles, peut-être depuis des milliards d’années. Arrêtons ici l’examen scientifique de ces idées, laissons de côté les arguments sur lesquels s’appuient les savants, dont ce qui vient d’être dit est l’opinion générale (« the opinion prevails in most of them… » écrit Schwartzman, l’un d’eux6). Il s’agit de répondre à ces lecteurs qui se demandent si l’homme n’est pas en train de devenir fou d’orgueil, d’« hybris », comme disaient les Grecs, d’une témérité offensante pour le Créateur. Mais d’abord, tous ces savants explorent des possibilités. Ils ne prétendent pas prélever dans notre poche le budget de leurs fabuleux projets, les imposer à une humanité qui est encore bien loin d’avoir convenablement aménagé sa Terre, d’y avoir fait une place décente à tous ses peuples, d’y avoir établi une morale qui ne soit plus la tyrannie du plus fort et du plus sanglant. Acceptons donc un moment, pour y réfléchir, l’opinion de ces « most of them », de cette généralité des savants. Si vraiment des êtres plus avancés que nous ont la maîtrise de l’espace depuis des milliards d’années, il faut admettre comme une évidence qu’ils respectent notre liberté, y compris d’ailleurs nos folies. L’histoire terrestre, au moins en apparence et jusqu’à preuve du contraire, s’est déroulée selon ses propres lois et, depuis l’homme, selon ses fantaisies. Ce sont les hommes qui ont dû se battre pour éli­miner leurs plus funestes inventions, comme le nazisme, et il ne faut compter que sur nous pour trouver le moyen d’éliminer sans casse le stalinisme. Personne ne nous aide. Pasteur, Maxwell, Planck étaient de grands hommes, non les « correspondants » d’êtres plus savants que nous7. Mon correspondant parle de la « démesure de l’orgueil humain ». Vraiment, je ne crois pas que la science soit un effet, une marque de cette démesure. La science n’est que la patiente étude de l’œuvre divine. Elle est la seule théologie expérimentale. Il est vrai que nos savants nous ont depuis longtemps déshabitués d’entendre ici des professions de foi – en fait, sauf exception, depuis que la science française n’est plus dans le peloton de tête. Il y a plus de croyants parmi les savants américains et russes (sauf en biologie) que parmi les français. Dans le livre qui constitue son testament spirituel, Heisenberg, l’un des fondateurs de la physique moderne, dit pourquoi il croit à l’infinie intelligence créatrice. Je ne pense pas que l’homme faisant usage de sa raison pour comprendre l’œuvre divine fasse preuve d’orgueil, même si cette œuvre est immense, écrasante. Pourquoi Dieu l’aurait-il doté de cette raison, si ce n’était pour cela même ? Les grands génies scientifiques, hommes souvent modestes et bons comme Einstein, Oppenheimer, Newton, Pasteur, seraient-ils des damnés ? L’orgueil diabolique de l’intelligence, est, au contraire, de vouloir avoir raison contre les faits : C’est plutôt le lot des idéologues, des tyrans qui veulent que les hommes se plient à leurs sanglantes chimères, les Rousseau, Marx, Staline, Hitler, Mao, en attendant les prochains8. Le savant ne peut vouloir triompher de la réalité : son but unique est de la découvrir telle qu’elle est, sortant des mains de Dieu9. Il continuera de le faire avec une infinie patience. J’en sais un qui, faute d’argent, se déplace dans une vieille 2 CV pourrie, et avec qui j’ai fait il y a deux ans un pari modeste : 100 F, ajustés depuis à 150 F, car, dit-il, la vie augmente ! Je serai tenu de les lui verser s’il trouve ce qu’il cherche (c’est un physicien). Il cherche, en progressant dans un nuage d’équations, un modèle d’univers qui, entre autres choses, expliquerait où va la matière qui disparaît dans les trous noirs. Subsidiairement, son modèle rendrait O’Neill complètement caduc. Ils sont des milliers comme lui dans le monde. Sont-ils des orgueilleux ? Ne sont-ils pas plutôt l’honneur rendu à Dieu par la raison qu’Il leur donna ? Aimé MICHEL Chronique n° 307 parue dans France Catholique-Ecclésia – N° 1632 – 24 Mars 1978 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 juillet 2016

 

  1. Il s’agit de la chronique n° 296, L’espace silencieux – Les questions que pose l’absence de visiteurs extraterrestres, 14.03.2016, publiée quatre mois auparavant.
  2. Aimé Michel fait ici allusion à un livre de Stephen H. Dole (1917-2000) écrit dans le cadre de la RAND Corporation et publié en 1964 sous le titre Habitable planets for man (Blaisell, New York). Ce livre a été réédité d’abord en 1970 (Random House, New York, avec une contribution d’Isaac Asimov) puis plus récemment en 2007 sous le titre Planets for man (Elsevier), ce qui atteste de l’intérêt persistant qu’on lui porte. Dole, chef du groupe d’ingénierie humaine à la RAND (sur cette Corporation, voir la note 4 de la chronique n° 271, La « technétronique » ou les machines à explorer le temps – Files d’attente, organisation du temps, groupes de réflexion et informatisation, 26.10.2015), était un spécialiste des besoins physiques et physiologiques de l’homme dans l’espace. Son livre est une étude détaillée des mondes susceptibles d’accueillir la vie, leur nombre et la manière de les détecter, écrit à une époque enthousiaste et optimiste sur l’avenir de l’homme dans l’espace. En particulier il étudie 14 étoiles situées dans un rayon de moins de 22 années-lumière du Soleil ayant une probabilité élevée d’avoir des planètes habitables. Dans un blog du Scientific American de septembre 2011, Caleb A. Scharf parle de « prescience extraordinaire » à propos de ce livre, même s’il voit lui aussi un peu d’hubris dans son titre (http://blogs.scientificamerican.com/life-unbounded/the-habitable-planets/). Confrontant les déductions de Dole à celles tirées des données recueillies par la sonde Kepler sur les exoplanètes, il écrit : « Il [Dole] estime qu’en gros 5% des étoiles de type solaire peuvent posséder une planète habitable. En extrapolant cela à la Voie Lactée tout entière il trouve qu’il pourrait y avoir 600 millions de planètes habitables au total. Il affirme qu’à 34 années-lumière de la Terre il pourrait y avoir 2 planètes habitables et environ 50 entre 50 et 100 années-lumière. Incroyablement il semble qu’il pourrait avoir raison. » Et si on ne le sait pas encore, les moyens techniques actuels permettront de le savoir bientôt. On aurait tort de négliger cette préscience (comparable à celle de Kant qu’Aimé Michel louait dans la chronique n° 295, « À notre image et ressemblance… » – Objections à François Jacob (suite), 11.01.2016) et le passage en un demi-siècle d’un habile raisonnement à sa confirmation expérimentale.
  3. On trouvera quelques précisions sur cette possible expansion cosmique de l’humanité dans la chronique n° 296 citée en note 1, notamment dans la note 6 sur le travail de William Newman et Carl Sagan.
  4. Cette discussion est l’objet de la chronique n° 303, Des millions de civilisations – Le Club Galactique a-t-il les yeux fixés sur nous ? mise en ligne le 2 mai 2016.
  5. L’objection d’Aimé Michel a une portée beaucoup plus générale. La presque totalité des raisonnements qui ont été tenus, notamment sur la possibilité de visites du système solaire par des extraterrestres, sont fondés sur la physique et la technologie que nous connaissons ou que pouvons imaginer. Bien sûr, il est difficile de faire autrement, tout au moins si on souhaite faire des calculs dans un cadre assuré. Mais si on se fonde sur notre expérience historique d’un progrès continu des connaissances, qui rendent possibles certaines choses que l’on pouvait croire impossibles ou que l’on ne pouvait même pas imaginer (et inversement rendre impossibles des choses que l’on pensait réalisables, comme des déplacements à vitesse plus grande que la lumière), on est légitimement conduit à considérer que ces raisonnements fondés sur la physique connue sont très fragiles. Il est des domaines comme celui-ci où le raisonnement strictement scientifique, trop précis, n’est pas fiable et où un raisonnement plus philosophique présente des avantages, même s’il demeure très imprécis. On aura reconnu ici l’un des leitmotive d’Aimé Michel qui est l’imprévisibilité du futur.
  6. L’opinion passée et présente de David Schwartzman est également présentée dans la chronique n° 303, en particulier la note 8.
  7. Tiens, tiens, les problèmes de donner une « place décente à tous les peuples » et de promouvoir une « morale des doux » sont précisément ceux dont la résolution conditionne selon David Schwartzman l’entrée de l’humanité dans le Club Galactique (voir son article de 2010 http://www.astrobio.net/topic/deep-space/alien-life/seti-redux-joining-the-galactic-club/)! Quant au « personne ne nous aide » d’Aimé Michel il rejoint parfaitement le « Nous ne devons pas attendre que le Club Galactique nous sauve de nous-mêmes » du même Schwartzman. Partant des mêmes prémisses, des raisonnements indépendants conduisent aux mêmes vues. Se trouve ainsi écartée la tentation cultiste de certains mouvements et sectes qui attendent des « frères de l’espace » et autres « Elohim » extraterrestres la solution des maux qui assaillent l’humanité. En résumé, les connaissances scientifiques actuelles non seulement ne permettent pas d’écarter mais même rendent concevables une présence extraterrestre dans la totalité de la Galaxie et jusque dans le système solaire. Toutefois, la nature de ces Intelligences, les technologies qu’elles mettent en œuvre, les motivations qui les animent ne peuvent qu’échapper pour l’essentiel à notre compréhension, pour les mêmes raisons qui rendent imprévisibles les découvertes et l’évolution futures de l’humanité. Leur sagesse est de ne pas de manifester ouvertement car ce serait la fin de l’aventure humaine. Cela n’interdit évidemment pas de spéculer sur leur intervention plus ou moins cachée ou épisodique dans les affaires humaines au cours de l’Histoire. Aimé Michel et d’autres s’y sont essayés. C’est certainement un excellent exercice d’assouplissement de l’esprit, qui renouvelle la lecture de nombre d’évènements de l’Histoire dont les historiens ne savent pas trop quoi faire et préfèrent laisser de côté… Inversement, si je peux dire, l’humanité, si elle parvient à survivre, n’est destinée ni à jouir d’une oisiveté tranquille ni à demeurer sur une Terre enfin pacifiée, si elle l’est un jour. En dépit des craintes légitimes qu’on peut nourrir à l’égard de l’orgueil humain, l’idée implicite d’Aimé Michel est que l’humanité va quelque part, même si elle ne sait pas où, et qu’elle a un rôle à jouer dans le concert cosmique, même si elle ignore lequel. L’avenir est insondable et pourquoi ne serait-il pas plus grand que nos rêves ?
  8. Pour des exemples on pourra se reporter aux chroniques n° 144, Science et savoir, 04.01.2011 (Pasteur) et n° 119, Heisenberg et le non représentable, 19.06.2010 (Heisenberg) et pour des contre-exemples aux chroniques n° 305, Anniversaire 1778-1978 : Voltaire et Rousseau – Le railleur contre le faiseur de système, 12.08.2014 (Rousseau) et n° 115, Les paradoxes du sultan – Zadig V ou l’art de s’insulter en faisant des affaires, 04.01.2014 (Marx). Ces deux messages complémentaires sont des constantes des présentes chroniques ; elles leur servent de toile de fond. Que la science soit une « théologie expérimentale » et « la patiente étude de l’œuvre divine » semblera insupportable ou dérisoire pour beaucoup de scientifiques qui préfèrent se passer de Dieu car « ils n’ont pas besoin de cette hypothèse » selon la célèbre réponse de Laplace à la question de Napoléon « Et Dieu dans tout ça ? ». Mais il est difficile de nier que nombre de scientifiques au cours des siècles se sont nourris de l’idée qu’ils pouvaient comprendre l’univers parce qu’il était le fruit d’une pensée. Ils y ont trouvé une motivation dont on peut sans doute se passer, au moins pendant un temps, mais celui qui étudie une « œuvre divine » plutôt qu’un « chaos de hasards » n’aurait-il pas un avantage sélectif ? En tout cas, ce même éloge de l’esprit scientifique expérimental et cette même critique de son oubli ou de son dévoiement par les idéologues et les tyrans qui le confondent avec les trompeuses évidences du raisonnement, sert également de fondement à l’œuvre de Jean Fourastié. Son livre Les conditions de l’esprit scientifique (coll. Idées n° 96, Gallimard, Paris, 1966) reste insurpassé à cet égard et on ne peut que regretter qu’il ne soit pas réédité car il est plus que jamais d’actualité. (Voir par exemple la note c de la chronique n° 180, Contre les idoles de l’esprit, 18.05.2009).
  9. Cette « pureté » de la science implique de la distinguer soigneusement de la technologie. Aimé Michel s’en est expliqué dans la chronique n° 241, La planche à clous – Il ne faut pas se complaire en frissonnant dans un modèle sinistre de l’avenir (12.01.2015) où il écrit : « Qu’avons-nous donc à craindre de la science ? Savoir n’est-il pas bon ? Savoir n’est mal qu’à partir du mauvais usage. Et au mauvais usage commence le procès de la technologie. La technologie destructrice utilise bien la science mais (…) la science n’en a que faire, elle peut exister sans elle (voyez les anciens Grecs), et même n’existe que mieux sans elle. La technologie destructrice est le produit, non de la science, mais au contraire de notre ignorance des mécanismes économiques, ainsi que de l’action sur notre âme de mythes irrationnels et absurdes qui nous poussent à remplir nos maisons et toute notre vie d’un monceau de choses et d’activités inutiles mais chères, nécessitant la dépense de force matières premières et énergie. »