«À 37 ans, mon père a connu les premiers symptômes d’une maladie neurodégénérative qui frappe notre famille depuis 300 ans. Cette maladie ne touche pas forcément tous les membres ; elle peut se déclarer dès l’enfance ou beaucoup plus tard. Aujourd’hui, nous sommes deux sur une fratrie de cinq à être atteints par ce handicap.
Personne ne s’est opposé
L’arrivée de la maladie dans la vie de mon père a été très difficile pour lui, mais aussi pour son entourage. C’est à l’âge de 55 ans qu’il a choisi de se faire euthanasier, c’est-à-dire après 18 ans de combat. Il était épuisé, et tous ses proches l’étaient aussi, parce que cette maladie ronge petit à petit. C’est pour cette raison que, finalement, j’ai du mal à lui en vouloir.
Mais j’ai été très en colère lorsque le processus a été lancé. Après nous avoir annoncé qu’il avait choisi l’euthanasie, tout s’est terminé en à peine un mois. Le suivi psychologique a consisté en trois appels vidéo. Ce n’était pas sérieux. J’ai eu l’impression que ce choix arrangeait les soignants. Personne ne s’y est opposé et aucun médecin ne lui a présenté d’autres perspectives. Il n’y avait aucune neutralité. Pour eux c’était plus simple : l’euthanasie permet de passer à autre chose. Je ne suis même pas sûre que le prêtre qui l’a accompagné ait tenté de le raisonner. Lorsque personne ne vous contredit, comment faire un autre choix ?
C’est une médecin qui a organisé la dernière séquence avant la mise à mort. C’était une mascarade : pendant quatre jours, j’ai l’impression qu’on se préparait à un mariage, alors qu’on allait piquer mon père comme un chien ! Le samedi, il a passé la journée avec ses amis. Le dimanche, c’était le tour de la famille et le lundi, il est resté seul à écrire des lettres.
Le lendemain, nous étions dans le salon de la maison familiale avec lui. Les proches qui le souhaitaient et le personnel soignant l’ont accompagné dans sa chambre et il a été piqué à 14 heures… C’était en novembre 2020.
Quand je l’ai embrassé je pleurais. Mais j’ai aussi crié parce que j’étais en colère contre tout le monde. Ce n’était pas la meilleure façon d’argumenter mais j’étais hors de moi. Le pire, c’est que la médecin était catholique… Elle nous avait tenu tout un discours expliquant que Dieu acceptait ce choix, qu’elle-même était auprès de notre papa comme la Sainte Vierge auprès de Jésus en croix. Il faut savoir que ma famille est catholique, tout le monde croit en Dieu me semble-t-il, mais je suis la seule pratiquante. On n’était qu’une poignée parmi ses proches à ne pas être d’accord avec son choix. Ce n’est pas normal ! L’Église belge est totalement incohérente et doit agir face au fléau de l’euthanasie.
Un chemin de croix
Si je peux comprendre le choix de mon père, c’est parce que je suis aussi atteinte de la même maladie que lui depuis mes 17 ans. L’arrivée de mon handicap a totalement chamboulé mes projets et ma vie d’une manière générale. La maladie me grignote de jour en jour. Je perds peu à peu mes aptitudes. Mon équilibre dégénère, ainsi que mes gestes, ma vue, etc. C’est fatigant. Je suis la première à désespérer mais je choisis pourtant la vie. L’euthanasie est presque un choix facile car on ne se bat plus. Les médecins m’avaient dit que je n’allais jamais atteindre les 30 ans et j’en ai 29 !
Ma maladie est malgré tout une magnifique école d’humilité. Grâce à elle, je comprends mieux ce qui est réellement essentiel dans la vie.
Si j’ai tenu jusqu’à maintenant, c’est grâce à Dieu. Il est mon meilleur ami dans les épreuves. J’ai mis quatre ans à accepter ma maladie. Ma famille avait tellement été bouleversée avec mon père que je ne pouvais imaginer être touchée aussi tôt.
Mon quotidien n’est pas la vie rêvée que j’imaginais quand j’avais 15 ans mais je me dis qu’il y a quelque chose de beau là-dedans. Je sens que je fais partie d’une grande histoire que Dieu voulait. Je suis entourée de gens qui vivent des combats difficiles et n’ont pas la foi, alors que cette foi me permet d’être dans l’amour, avec plus d’authenticité et de profondeur parce que je sens qu’il y a quelqu’un derrière tout ça.
Écouter la souffrance
Aujourd’hui je me dis que si mon père avait eu la foi comme moi, il aurait pu comprendre tellement de choses ! J’arrive à trouver une certaine joie dans la souffrance. Si j’avais choisi l’euthanasie, quel témoignage aurais-je donné à mon entourage ? Et quand je vois mes proches qui étaient d’accord avec mon père, que pensent-ils de moi ? Si tout le monde choisit l’euthanasie, comment peut-on se relever dans la souffrance ? C’est comme si Jésus n’avait pas choisi la Croix…
Il n’y a pas de réponse toute faite à l’euthanasie. Il y a tellement de souffrances différentes. Je pense que l’on manque d’audace. On parle de « respect de l’autre », mais ce discours nous endort. Il faut que tout le monde se batte dans la souffrance, et que l’on apprenne à accepter que la vie n’est pas toujours facile. Quand je songe à l’expérience de mon père, je me dis qu’il faut absolument apprendre à écouter la souffrance de l’autre. Dans notre monde, on veut toujours trouver tout de suite des solutions. Mais je pense qu’il faut écouter, même si c’est difficile. J’ai besoin d’être entourée de personnes qui croient en la vie. »