Avant tout commentaire, lisez ceci : « Le village de Juybàr nous est apparu dans son humble fierté, composition d’ombres fortes et de lumières douces. Des pistes étroites bordées de hauts murs de terre séchée nous ont acheminés vers la place du village qui domine des gorges où des eaux paresseuses se ragaillardissent un peu sous l’effet d’une cascade. C’était plus qu’un voyage, c’était changer de monde, de siècle. Pour peu qu’on consentît à l’abandon, c’était aussi changer soi-même ».
Nous y sommes. Par la vertu de l’écriture, nous sommes en Afghanistan, le samedi 29 novembre 2003. Celui qui nous donne cette belle description d’un village perdu d’Afghanistan, plus proche de l’époque médiévale que de la nôtre, n’est pas un écrivain de métier mais un officier français en opération, qui tient son carnet de route – d’une écriture si claire et si juste que d’aucuns pourraient en être jaloux dans le monde littéraire parisien.
Ecrire, bien décrire, n’est pas un passe-temps ou une compensation esthétisante au dur métier des armes. C’est se montrer attentif aux hommes et aux paysages et se découvrir soi-même dans la routine quotidienne et dans le feu de l’action. L’étrange routine des soldats en mission occupe une grande partie de ce « Journal de Kaboul » (1) qui couvre une période de quatre mois, en une année somme toute assez tranquille par rapport aux échos que nous recevons d’Afghanistan depuis trois ans. Geoffroy de Larouzière-Montlosier a noté une phrase prononcée par l’aumônier du bataillon, à la messe d’un dimanche matin : « il faut vivre les petites choses comme s’il s’agissait de grandes ».
Les petites choses : il faut accomplir les tâches administratives, veiller à la sécurité, accueillir les généraux de diverses nationalités (les Français sont sous le commandement de l’OTAN) qui viennent faire du tourisme militaire et chercher le petit frisson en territoire dangereux puis la poignée de main avec le paysan enturbané authentique – de quoi pimenter le récit de voyage lorsqu’on est revenu en Occident. Les soldats qui restent sont quant à eux confrontés chaque jour aux grandes choses, à la mort qu’il faut affronter : tirs de roquette sur l’aéroport de Kaboul, attentat terroriste dans la capitale, mine sur la piste, embuscade. Plus ou moins forte, l’angoisse est toujours là pour ce commandant qui a promis, avec l’aide de Notre-Dame, de ramener tous ses hommes à leur famille.
En lisant ces pages denses, en regardant les photographies prises en cours de mission, on ne peut s’empêcher de penser à la guerre d’Algérie – même si l’on se répète que le contexte afghan est par trop différent. Tout de même, Geoffroy de Larouzière-Montlosier commande le 1er Régiment de tirailleurs, qui est l’héritier de quarante-sept régiments de tirailleurs créés naguère en Afrique du Nord. Il porte sur son képi bleu ciel le croissant de l’islam et dit sa fierté d’appartenir à la grande famille des Turcos – lui, l’officier catholique de la petite noblesse militaire, celle qui a toujours bataillé pour la France et à laquelle appartenaient Charles de Gaulle, Philippe Leclerc de Hautecloque, Jean de Lattre de Tassigny…
Cette évocation des régiments disparus et des traditions militaires ne doit rien à la nostalgie : elle permet de comprendre l’importance d’une mémoire collective qui permet aux soldats français de comprendre (et souvent d’aimer) l’Orient compliqué. Cette compréhension les porte à une attitude traditionnelle chez les Français plongés dans ce type de guerre : les gestes de paix, les œuvres littéralement apaisantes qui sont régulièrement faites en cours d’opération et qui constituent une part essentielle de la mission : bavarder avec les villageois, jouer avec les enfants, soigner.
Il est infiniment regrettable que les maîtres d’œuvre de la stratégie en Afghanistan aient mené une guerre classique, en faisant confiance à leur technologie, au lieu d’écouter les soldats qui montraient chaque jour qu’il n’y aurait pas de victoire sans conquête des cœurs.
Claudine UZERCHE
(1) Geoffroy de Larouzière-Montlosier, Journal de Kaboul, Editions Bleu autour, 2009. 202 pages. 15 €. Préface de Jean-Claude Guillebaud.