Avec le Mercredi des Cendres approchant à grands pas, les catholiques d’un certain âge et d’un certain tempérament sont susceptibles de se poser une question familière : à quoi devrais-je renoncer pour le Carême ? Cependant, en ces temps prétendument éclairés, d’autres sont sceptiques à la seule idée de renoncement. Suivez le Carême, disent-ils, en faisant quelque chose de positif.
Faire quelque chose de positif durant le Carême est certainement une bonne idée. Mais renoncer à quelque chose l’est également. Dans un de ses Sermons Anglicans, le cardinal Newman défend clairement et vigoureusement cette option. L’exprimant ainsi :
« Un sacrifice de soi d’une sorte ou d’une autre est exigé, c’est évident, dans le concept même de renouvellement et de sainte obéissance. Changer notre cœur, c’est apprendre à aimer des choses que nous n’aimons pas par inclination naturelle et désapprendre l’amour de ce monde ; mais cela implique, bien sûr, de contrarier nos désirs et goûts naturels. »
Le grand penseur continue :
« Etre droit et obéissant implique la maîtrise de soi ; mais pour posséder le pouvoir, il faut l’avoir gagné ; cependant, il n’est pas possible de le gagner sans une lutte acharnée, une guerre persévérante contre nous-mêmes. Le concept même de piété implique le sacrifice de soi, parce que par nature nous n’aimons pas la religion.
»
Et le Carême ? :
« Le temps de l’année mis à part pour le jeûne et l’humiliation. »
Vu le mépris prédominant pour des choses comme le jeûne et l’humiliation, cela réclame quelque éclaircissement.
Il devrait être évident que personne ne peut renoncer à ce qu’il ne possède pas ou au moins désire posséder, et que personne ne peut pratiquer un renoncement ayant ascétiquement du sens vis-à-vis de quelque chose qu’il ne prise pas. Par exemple, si je déclarais renoncer à piloter un avion, cela n’aurait aucune valeur parce que je ne pilote pas d’avion et n’ai aucune envie d’en piloter un. Mais je connais quelqu’un pour qui piloter un avion a été une part importante de sa vie durant des années, et renoncer à en piloter un serait donc un sacrifice important – pour lui.
En ce qui me concerne, j’ai renoncer à fumer il y a longtemps, et cela a été un sacrifice pour moi car jusqu’alors, j’avais apprécié de fumer. Mais la question de la motivation entre en jeu maintenant. La raison pour laquelle vous renoncez à quelque chose a une grande importance dans le contexte ascétique.
J’ai arrêté de fumer parce que j’ai tenu compte de l’avertissement du ministre de la Santé et voulu préserver ma santé. Mais même si cesser de fumer au bénéfice de votre santé est une bonne chose, cela n’a en soi pas grand rapport avec votre vie intérieure et votre relation avec Dieu (cela est clair puisque des athées peuvent cesser de fumer exactement pour cette raison). Bien plus, dans une certaine mesure, quelqu’un pourrait cesser de fumer pour se sentir bien dans sa peau : « Voyez quel type formidable je suis : j’ai arrêté de fumer ! » ; ce n’est pas du tout une bonne motivation spirituelle.
Alors, dites-vous, comment faire ? C’est simple. Dans la mesure ou le renoncement à soi-même est véritable, l’objectif ascétique est de grandir dans la maîtrise de soi en vue d’être capable de se donner à Dieu de façon plus parfaite. Et si cela entre en conflit avec les hypothèses déterministes sur le comportement humain, tant mieux. Le combat ascétique opère avec entrain sur l’hypothèse que la liberté perdue peut devenir une liberté recouvrée par une combinaison d’auto-discipline et de grâce divine.
Il est important de ne pas s’imaginer que le combat spirituel ne prend place que dans des domaines restreints uniquement accessibles à quelques rares privilégiés. Pour beaucoup, il fait partie de la vie quotidienne. C’est le cœur de la spiritualité de « la petite voie » que Sainte Thérèse de Lisieux exposait dans son autobiographie, sur un exemple tiré de sa propre expérience.
Vivant dans le même couvent qu’elle, il y avait une vieille religieuse malade du nom de sœur Saint-Pierre. Il était devenu indispensable que quelqu’un s’occupe d’elle chaque soir pour la mener au réfectoire. Thérèse écrit qu’elle n’avait « pas envie de se porter volontaire pour cette tâche », mais y voyant une grande opportunité de progrès spirituel, elle a serré les dents.
« Chaque soir, dès que je la voyais secouer son sablier [durant la prière communautaire], je savais que cela signifiait ‘allons-y’… Avant que nous partions, il fallait prendre son tabouret et le transporter d’une certaine façon. Surtout, il ne fallait pas donner l’impression d’être pressé : je devais la suivre, la soutenir. Si, néanmoins, par malheur, elle trébuchait, elle pensait immédiatement que je ne la maintenait pas fermement et qu’elle allait tomber : ‘Seigneur ! Vous marchez trop vite, je vais tomber !’ Si j’essayais alors de la conduire plus lentement, j’entendais : ‘Restez tout près de moi. Je ne sens pas votre main. Vous m’avez lâchée. Je vais tomber ! Je savais bien que vous étiez bien trop jeune pour veiller sur moi.’
»
Et ainsi jusqu’à ce qu’elles atteignent le réfectoire, où d’autres doléances suivaient.
Thérèse a persévéré. Un jour, elle a remarqué que la vieille religieuse avait du mal à couper son pain. Après cela, écrit-elle, « j’ai pris l’habitude de ne pas la quitter sans l’avoir fait pour elle ». Et alors, « elle fut très touchée de cela, vu qu’elle ne me l’avait jamais demandé. J’ai gagné son entière confiance par ce moyen et aussi – je l’ai découvert bien plus tard – parce que, à la fin de tous mes petits services, je lui offrais ce qu’elle appelait ‘mon plus charmant sourire’ »
La vie dans un couvent français de carmélites à la fin du dix-neuvième siècle était fort différente de la vie dans notre monde actuel. Mais quand l’abnégation et le don de soi sont concernés, il y a beaucoup de ressemblances. L’abnégation, a dit un jour Saint Josemaria, est faite « de petites victoires, comme de sourire à ceux qui nous ennuient, refuser à notre corps quelque fantaisie superflue, s’habituant à être attentif aux autres, utilisant à fond le temps que Dieu nous a alloué. » La maison, le lieu de travail, la salle de classe offrent régulièrement des occasions pour faire de telles choses.
Tout cela nous amène à la conclusion que renoncer à quelque chose avec une intention valable, c’est de fait « faire quelque chose de positif ». Bon Carême !
Russell Shaw est l’auteur de plusieurs livres.
Illustration : « Mercredi des Cendres » par Julian Falat, 1881 [collection particulière]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/02/26/give-it-up/