« Marie Heurtin », Film de Jean-Pierre Améris - France Catholique
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« Marie Heurtin », Film de Jean-Pierre Améris

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Il n’y a pas d’âge pour découvrir l’infini : notamment celui qui se trouve caché en l’autre. L’on a donc bien raison de penser que Dieu vit invisiblement en chacun de nous ! Hier soir, rien d’autre pour ma femme et moi, à l’occasion de notre quarante-deuxième anniversaire de notre mariage, que de nous rendre dans une salle de cinéma, en l’occurrence celle baptisée Les quatre cents coups, où était présenté en « première » projection un film vigoureusement recommandé par la troisième de nos filles.

Rarement un tel ouvrage m’a ému à ce point : il est vrai qu’il était question d’une aventure à la fois fort peu banale qui avait l’avantage d’avoir été réellement vécue. Les fictions peuvent émouvoir malgré le fait qu’il s’agisse d’histoires inventées. Ici, l’histoire, la véritable histoire de deux êtres nous est rapportée avec talent, précision, sans emphase, sans bricolages anecdotiques supposés mieux nous convaincre.

Titre de l’œuvre : « Marie Heurtin » … Caractéristique : cette enfant que fait vivre devant nous le grand écran était aveugle et sourde. Quelque peu autiste également, du moins l’ai-je ainsi ressenti. Si je relis ces quelques mots, rien de folichon, de particulièrement attirant …

Par bonheur, nous avons passé outre à l’absence de séduction : je crois même, et je vais enfoncer le clou une fois encore, que la première qualité de l’œuvre réside en ceci : aucun racolage, aucun exercice de bateleur. Nulle forfanterie, une simplicité à la fois angélique et profondément humaine.

Qui fut Marie Heurtin ? Une sorte d’enfant sauvage, de onze ans peut-être, petite, horriblement sale, marquée de nombreuses petites plaies, livrée à elle même dans une famille dépassée par les événements : neuf enfants dont quatre aveugles et sourds ! Deux meurent en bas âge. Marie semble dotée d’une vitalité farouche, d’une énergie sans pareille qui lui fait s’opposer à toute approche, toute promiscuité. Ses refuges : un arbre, un dessous de table, une encoignure … Une violence quelquefois à couper le souffle aussi et qui surprend : le film montre de vraies batailles où les coups sans retenue sont autant de moments de refus qui l’emportent sur tout. En somme, rien qui favorise la bonne volonté d’un spectateur distrait.

Un autre personnage attire particulièrement l’attention : une religieuse, sœur Marguerite, se déclare volontaire. Elle semble très fragile, armée essentiellement d’un sourire fabuleux, qui restera à jamais inconnu de l’enfant. Elle manifeste cependant une détermination qui stupéfie le spectateur que je suis, toujours du fait qu’il s’agit de la peinture de ce qui a été, quand la mère supérieure renvoie l’enfant que le père veut confier à l’institution où sont élevées d’autres enfants sourdes. Jusque-là en effet jamais un tel cas n’avait été admis… Marguerite l’emporte, elle qui déjà est atteinte de tuberculose : car pour elle, c’est sa propre vie qui est en jeu, sa « tâche » unique, comme elle le dit, en somme sa vraie mission sur cette terre.

Marie revient et doit vivre au sein de la communauté des élèves : commence le travail de rédemption pour Marie et l’épreuve la plus déroutante pour Marguerite. La jeune sœur ne sait pas encore qu’un jour elle ira jusqu’à s’écrier par trois fois « Marie, quel calvaire ! » d’une voix d’affolement et d’épuisement.

Pendant presque un an, si ma mémoire est bonne, aucun résultat n’est en effet obtenu : l’enfant demeure cloîtrée en ses ténèbres. Marguerite avait donné comme motif pour s’occuper de Marie qu’elle voulait « tirer cette âme hors de sa prison » 1. L’échec patent la trouble, la désespère ; parfois survient une extrême fatigue de tout l’être. Marie est renvoyée chez ses parents : alors Marguerite se reprend, comprend que sa méthode ne convient pas et surtout qu’elle ne peut rejeter ce qu’elle conçoit comme son devoir sans se rendre compte que déjà une sorte d’amour maternel s’est emparé d’elle.

Ainsi va l’œuvre de dévoilement de l’être : car soudain le petit geste est effectué que depuis des mois Marguerite tente d’obtenir de Marie, geste qui devait simplement signifier le mot « couteau », le premier de tous ceux qui vont suivre. Alors le processus d’ouverture de la conscience s’effectue pour s’accélérer d’une façon étonnante : dans le même temps le processus de la mort s’enclenche chez Marguerite. Moment formidable quand elle fait comprendre à sa protégée, en lui faisant caresser le visage de pierre d’une sœur tout juste « trépassée », que la mort existe mais aussi que la vie continue ici-bas comme au ciel. Occasion nouvelle de faire saisir qui peut être Dieu, qui « est » Dieu.

Une scène est explicite de la nouvelle assurance de Marie : elle reçoit ses parents et, devant Marguerite, tout sourire, elle leur dit qu’elle les aime. Le père et la mère sont comme totalement stupéfaits : est-ce possible qu’un tel miracle ait eu lieu ? Moment de silence et de bonheur. Marguerite pourtant sort et va dans le jardin où elle s’effondre. Découverte que c’est de tout elle-même qu’elle s’est donnée, sans rien retenir quoiqu’à cet instant son corps se rebiffe et s’affaisse.

Je n’avais des sourds qu’une connaissance confuse : le film de Jean-Pierre Améris, dont on entrevoit à quel point son travail de réalisateur a été fécond, balayant les clichés, les fantasmes et tout à priori ; on devine clairement avec quel soin il a rassemblé les informations, les faits de vie, les écrits aussi bien de la sœur Marguerite que de la Mère supérieure et de tous ceux qui ont gardé quelques souvenirs de ce qui fut dans les années de l’entre-deux guerres : quelle attention précieuse il a, notamment, porté à ses interprètes – Ariane Divoire, qui « est » Marie avec une intensité qui surprend ; Isabelle Carré, qui vit son rôle de mère de remplacement avec un si évident amour, dont pourtant elle ne prend pleinement conscience que vers ses derniers instants, découverte qui rend son « passage » comme inacceptable, que j’en suis resté plein d’admiration, tout comme ma femme.

Je n’oublie pas que Marie Heurtin a été vivante et qu’elle est restée toute sa vie dans l’Institution où elle était née une seconde fois, n’ayant jamais cessé d’apprendre comme elle l’avait promis à son mentor-mère. Elle avait appris à s’exprimer, selon les moyens que permettaient ses infirmités, au point de savoir parfaitement sa langue maternelle. Elle était un vivant exemple pour les élèves sourdes et aussi parfois et désormais, aveugles comme elle. C’est ainsi que Jean-Pierre Améris a pu retrouver, très étonné, des écrits de Marie Heurtin.

Un des enseignements forts de ce film, c’est que, sans en avoir du tout l’air, il nous enseigne : par exemple il fait sentir à quel point le toucher est porteur de vie et de compréhension de l’autre. Marie explore les visages avec ses deux mains, si expressives qu’on devine très vite si elle va rejeter, ou accepter : ou bientôt aimer. On dirait que ses mains « regardent » avidement ce que ses yeux ne peuvent voir.

Ainsi, dans les moments de douceur, j’ai apprécié combien le langage des sourds est intéressant. Combien il finit par ressembler à une danse. Plusieurs sourds discutant entre eux forment un ballet, sur place ou, tels des philosophes péripatéticiens, en déambulant dans l’espace circonscrit d’une cour de récréation, d’un couloir ou d’un foyer de théâtre. Cette considération me fait souvenir qu’il y a déjà des années, quinze peut-être, j’avais écrit que l’enseignement de cette langue ne devrait pas être réservé aux seuls sourds mais à nous tous, dans le jeune temps de l’école primaire. Avec des exercices de groupe où se retrouverait cette danse mobilisatrice dont le silence serait comme l’une des vertus. De plus, les gestes disant les mots ne peuvent qu’être très précis, et même ceux qui se trouvent maladroits apprendraient ainsi par ce langage à maîtriser leurs mains comme chacun doit maîtriser son élocution le plus parfaitement possible.

Parmi tout ce que j’ai relevé et qui serait à formuler, il y aurait encore à évoquer nombre d’instants : je me contenterai, pour conclure, de seulement trois sourires. La sorte inouï de bonheur que montre Marie lorsqu’elle pose son visage sur une vitre traversée par le soleil : sa main droite caresse cette douceur émanant de la fenêtre et un sourire bienheureux la transfigure ! Marguerite contemple Marie effectuant son premier progrès et son visage irradie d’une lumière d’enfance, rien de plus qu’un sourire d’extase ! Marie est assise à califourchon sur les genoux de Marguerite en train d’entrer dans sa mort : elle lui donne comme le mot de passe de l’acceptation du grand départ ; alors Marguerite elle aussi esquisse un sourire qui répond à celui qui tremble sur les lèvres de sa « presque » fille. 2

Dominique Daguet

  1. Je cite de mémoire et crains de n’être pas littéralement exact, quoique le mot prison ait été lui réellement prononcé …
  2. Le film sortira le 12 novembre prochain. Que mon lecteur préféré ne manque pas l’occasion de cet heureux moment – précédé parfois de quelques violences qui secouent le cœur.