Lors de son premier discours, à la loggia, le pape Léon XIV a évoqué « la patrie ». Non point nos patries charnelles, mais la patrie céleste, celle que Dieu prépare à ses élus. C’était dire d’emblée que les « ponts » qu’il entend construire ne sont pas seulement des passerelles horizontales, pour aller d’un continent à l’autre, mais des échelles entre la Terre et le Ciel. Quoi de plus normal, au demeurant pour le Souverain pontife – puisqu’il est, littéralement, le « souverain faiseur de ponts » : Pontifex maximus !
C’était dire aussi que la politique, c’est-à-dire l’organisation de la cité terrestre, ne prend son véritable sens que rapportée à la cité céleste. Rien d’étonnant, là non plus, puisque le nouveau Pape est, comme il le dit lui-même, un « fils de saint Augustin », auteur de la monumentale Cité de Dieu. Mais pour être un monument, cet ouvrage n’en est pas moins mal connu, et souvent mal compris. Il vaut donc la peine de s’y replonger un peu.
La pérégrination de la cité de Dieu
En 410, les Wisigoths d’Alaric déferlent sur Rome et mettent la ville à sac. Certains accusent le christianisme d’avoir précipité la chute de la ville. Saint Augustin conçoit alors l’idée d’une vaste fresque dans laquelle il laverait les chrétiens de cette accusation, réfuterait le paganisme et replacerait l’histoire de Rome dans l’histoire de l’humanité depuis Adam et Ève. Quinze ans plus tard, c’est chose faite : l’ouvrage, qui comprend 22 livres, en consacre 7 à décrire la lente pérégrination de la « Cité de Dieu » parmi les cités terrestres, autrement dit la formation progressive du corps mystique du Christ, dont l’édification ne sera terminée
qu’après le Jugement dernier.
Mais comprenons bien : il ne s’agit pas d’un traité de politique, qui expliquerait comment construire ici-bas la « cité chrétienne ». Nullement. Ce que pense saint Augustin pourrait plutôt se résumer en deux versets de l’Écriture. Le premier, de saint Paul : « Notre cité est dans les cieux » (Ph 3, 20) ; et le second, de l’Évangile de Matthieu : « Laissez croître le bon grain et l’ivraie jusqu’à la moisson » (13, 30). Autrement dit : dans ce monde, les justes et les méchants sont inextricablement mêlés, formant en quelque sorte deux « cités » qui coexistent, se mêlent sans jamais se confondre. La première, c’est la cité mauvaise, la cité de la concupiscence, de l’égoïsme : elle existe, elle est bien établie par les puissances et les dominations. La seconde, c’est la cité de Dieu, la cité de la charité et de la miséricorde : elle se prépare, elle est en germination sur la terre, en exil parfois invisible au cœur des cités charnelles, mais elle n’existera de manière achevée qu’au Ciel. Ces deux cités se ramènent à deux principes : « Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire aux hommes ; pour l’autre, Dieu témoin de sa conscience est sa plus grande gloire » (La Cité de Dieu, XIV, 28).
Il n’est certes pas interdit de souhaiter que la cité terrestre s’amende, qu’elle soit dirigée par des princes ou des législateurs chrétiens – saint Augustin n’ignore pas cette possibilité (Cité de Dieu V, 24) – mais enfin le péché originel a fait de tels dégâts qu’il est peu probable qu’une quelconque cité soit entièrement exempte des diverses pathologies qui minent les structures collectives. Les États, écrit saint Augustin, sont le plus souvent comme « une bande de brigands », mais plus grande, et mieux organisée. Et à supposer même qu’une cité humaine puisse être parfaite en son ordre, la destination ultime de l’homme n’est pas de ce monde. La politique, comme contrainte collective, est nécessaire pour lutter contre le désordre, mais elle n’est pas la clé du salut. C’est là le point saillant du propos d’Augustin.
L’Église est « la cité sur la colline »
Voyons quelques conséquences pratiques.
La première, c’est que les frontières de la cité de Dieu se jouent des frontières terrestres. C’est un fait : le corps mystique du Christ s’étend sur toute la terre, et les citoyens de la future Jérusalem céleste s’aiment tous d’un amour égal. Nul doute que Léon XIV ait un sens particulièrement vif de cette proximité entre tous les membres pérégrins de la cité de Dieu, au nez et à la barbe des gardes-barrières de la cité terrestre. Il n’y a pas ici-bas de nation messianique, d’État idéal, de patrie de Dieu ! Léon XIV l’a subtilement laissé entendre lors de son premier discours devant les cardinaux en disant que l’Église est « la cité sur la colline » annoncée par l’Apocalypse (21, 10), alors que les présidents américains, depuis le XIXe siècle, ont coutume d’appliquer cette expression aux États-Unis d’Amérique !
Mieux que cela encore, il n’y a, selon saint Augustin, pas de parfait recouvrement entre l’Église institutionnelle et la cité de Dieu, non plus qu’entre l’État et la cité mauvaise. Il existe en effet des baptisés qui sont, hélas, des membres actifs de l’éternelle Babylone et des non-baptisés – voire des inspecteurs des impôts ! – qui vivent, sans le savoir, de la grâce de Dieu – et sont donc, incognito, membres de la cité céleste. Autant dire que la frontière entre la cité de Dieu et la cité du diable passe à l’intérieur de nos âmes. C’est donc plus à une réforme intérieure que nous invite saint Augustin, qu’à la construction manu militari d’un quelconque paradis sur terre.
Réveiller les consciences
Est-ce à dire qu’il faille se détourner de la politique ? Non, sans doute. Certains ont même tiré de la lecture de saint Augustin l’idée qu’il fallait complètement soumettre les États au pouvoir de l’Église, la cité de l’homme étant, du fait de sa profonde corruption, incapable de se gouverner de manière juste. C’était la conviction d’Innocent III et de Boniface VIII, qui revendiquaient une entière soumission du temporel au spirituel. C’est ce que les historiens des idées ont nommé, plus tard, « l’augustinisme politique ».
Mais d’autres, plus méfiants à l’égard de toutes les structures de pouvoir, et en cela sans doute plus fidèles à la lettre de saint Augustin, ont considéré que l’urgence était plutôt à se réformer intérieurement, quelles que soient les conditions politiques, pour faire grandir dans les âmes l’invisible cité de Dieu. Le pape Léon XIV tentera-t-il une synthèse : une Église sans complaisance pour les États, une Église libre, insoucieuse de l’esprit du Monde, usant de sa liberté pour réveiller les consciences ? Affaire à suivre.