J’aime chiner sur les marchés aux puces ; d’une part on y trouve des aricles à bon prix (j’ai des ancêtres Écossais), et d’autre part ce sont souvent des articles qu’on ne trouvera jamais dans les grands magasins ou les centres commerciaux. De même, je fréquente les bouquinistes chez qui on trouve un choix de titres bien plus étendu que dans les grandes librairies traditionnelles qui ne proposent que des livres en cours de diffusion.
La qualité compte pour beaucoup. Pour la plupart, les choses qu’on trouve aux puces sont de meilleure qualité et dureront plus longtemps pour bien moins cher que l’équivalent acheté neuf. Cette règle générale ne concerne évidemment pas la nourriture, ni les appareils électroniques. Mais pour les livres, je préfère payer quatre €uro pour quelque-chose broché ou relié plutôt que, disons, 22 € pour un brillant ouvrage à couverture cartonnée, assemblé avec de la colle. Je n’ai pas compris comment les « e-livres » n’ont pas encore pu détrôner ces affreux livres du genre « poche ».
Une des joies de la chine se trouve dans la comparaison des trouvailles avec celles des collègues chineurs. Par exemple, l’autre jour [début août] j’ai été épaté par Jeff Bezos, qui a ramassé le « Washington Post » pour juste 250 millions de dollars, et par John Henry, qui a acheté le « Boston Globe » avec quelques autres petits titres pour 70 millions de dollars.
À dire vrai ces deux messieurs ne jouent pas dans la même division que moi, et je doute que mon banquier me lâcherait ne serait-ce qu’un million de dollars si je me lançais dans l’aventure d’acquisition de grande presse. Je ne sais pas, je suis trop timide pour lui demander. En gros, j’ai le sentiment qu’il est plus facile d’emprunter un million que mille, et, encore plus facile, un milliard, mais la plupart des gens manque de souffle et d’imagination.
Mais un quart de milliard, c’est de l’argent de poche pour un homme comme M. Bezos, dont la Société Amazon, s’il la vendait, rapporterait des centaines de fois plus. Pour lui, c’était un achat de type « marché aux puces ». Et 70 millions de dollars, c’est 7% de ce que la Société du New York Times avait déboursé voici quelques années pour le Boston Globe; ce qui ressemble à une enchère dans une vente de l’Armée du Salut.
Fils d’un agriculteur producteur de soja, M. Henry s’est converti en découvrant la spéculation sur le marché du soja et les joies que procurent les gains qui en découlent. Ses biens sont évalués parfois à quelques milliards, parfois à moins de cent millions. Il est propriétaire du club « Boston Red Sox » (Base ball) de ce côté de l’Atlantique, et du « Liverpool FC » de l’autre côté.
Et je vois bien pourquoi je ne suis jamais devenu banquier. Si j’étais un banquier je ne m’approcherais jamais de cet homme. Je serais ce genre d’inconscient capable de tirer d’affaire une de ces innombrables petites librairies familiales coulées par la brillante machine à diffuser les livres de M. Bezos.
On ne s’enrichit pas en cultivant du soja — enfin, pas beaucoup — et, vieux routier expert en la matière, je peux vous affirmer, cher lecteur, qu’on ne s’enrichit plus en diffusant des journaux. C’est peut-être agréable de posséder quelque temps un journal, si on en a les moyens ; mais il faut ajouter ici qu’en éponger les pertes coûte bien plus cher que ce qu’on a dépensé pour l’acquérir.
Sic transit gloria mundi. Ces journaux sont maintenant des joujoux, alors qu’ils furent un temps les piliers de l’établissement de gauche. Leur déclin est apprécié par nombre de conservateurs, joie malsaine s’il en est. La mise à mort du New York Times fait le plein de spectateurs dans l’arène électronique.
Vous pourriez croire que, catho et réac, j’aurais frétillé de joie. Pendant des décennies, j’ai gémi, navré que de tels journaux fussent remplis de ce que j’appelais « gaucho-béatitude ». Mais la grande presse en question avait encore une certaine tenue, et des moyens financiers pour récolter des informations convenables. Tout dévoyés qu’ils étaient, leurs journalistes étaient plutôt intelligents, et sensiblement mieux informés que… d’autres. En se donnant un peu de peine, on arrivait à lire entre les lignes.
Pour moi, l’existence d’une élite de médias de gauche n’était pas un souci, alors qu’ils proposaient des informations commentées qui retombaient vers les fournisseurs d’informations aux moyens plus modestes. Ce qui, par contre, me chagrinait, était l’absence de concurrence dans un domaine « global » — disons, un matérialisme teinté de spiritualité, guère différent, sous une forme conservatrice, de l’esprit dominant à gauche.
Je déplorais en particulier l’absence dans les grands titres de plumes authentiquement catholiques rompant la monotonie et divulguant ce que d’autres avaient camouflé. Je ne parle pas nécessairement de journaux religieux, mais de grands journaux dont les journalistes et les rédacteurs auraient par nature une approche bien différente sur le monde.
Hilaire Belloc, voici près d’un siècle, a publié un livre intitulé « The Free Press » (La presse libre) où il proposait une analyse fort astucieuse de la profession, et de la similitude anesthésiante de ses produits — à la fois par les sujets traités et les sujets exclus. À la base, les factures étaient réglées par les annonceurs et non par les lecteurs, et le rôle des journaux était non plus d’informer mais de publier de quoi attirer le regard.
Les grands titres, alors comme maintenant, étaient détenus par des « ploutocrates » du monde des affaires et le gouvernement, dont les intérêts se rejoignent. Ils sont envahis d’informations commentées « de Progrès », selon la demande de la société de consommation. Belloc souhaitait une presse alternative, pour rompre ce consensus sous différents angles. Il voulait que l’information retrouve ses origines, des récits touchant des individus, laissant au lecteur ou à l’auditeur, et non pas aux rédacteurs ou aux producteurs, le soin d’en faire la synthèse.
Reste à voir si le foisonnement sur internet, avec les millions de David contre les Goliath du système le permettra. C’est déjà fait en apparence, livrant les Goliath entre les mains d’une nouvelle catégorie de clients ploutocratiques. Et pourtant, c’est simplement devenu un nouveau support publicitaire bien plus puissant que les médias auxquels il succède, et nous voici revenus à la case départ.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/the-monotonously-free-press.html
Photos – Les superstars du marché aux puces: Bezos et Henry