Le commentaire le plus perturbant que j’aie jamais relevé au sujet du christianisme ne provient pas de matérialistes scientifiques ou de nouveaux athées — ni même d’athées anciens. Son auteur est un catholique Français, Charles Péguy, personnage plutôt méconnu en Amérique, mais dont la stature spirituelle le rend comparable à Dostoïevski.
Péguy énonce ce commentaire dans une pièce, essentiellement un dialogue entre une nonne et la jeune Jeanne d’Arc, alors âgée de 13 ans, en 1425, c’est-à-dire après les premières voix qu’elle a entendues, mais avant de quitter son petit village de Domrémy pour, petite paysanne, miraculeusement prendre la tête des armées et mener le Roi de France à la victoire sur les Anglais.
Le commentaire, bref et simple, parle du temps écoulé depuis la venue du Christ: « Le seul remède qu’il y ait au monde est venu, et le seul médecin ; et le remède ne t’a rien fait ; le médecin ne t’a rien fait. »
Tout chrétien sensé l’a ressenti une fois ou l’autre. En comparaison du sentiment que nous sommes toujours soumis à la lutte contre nos propres péchés, les accusations de complicité des chrétiens lors des croisades, de l’inquisition, ou des guerres de religion ne sont que des abstractions dans le cours de l’Histoire.
Et, de toutes façons, on pourra leur opposer les cathédrales, les tableaux, les statues, les œuvres musicales, les O.N.G., les hôpitaux et les universités (ces deux dernières institutions sont des inventions du christianisme).
Et les Saints. On trouve souvent que les saints du christianisme sont pâlots, sans surprise, un peu rasoirs. On peut bien accuser les publications chrétiennes de diffuser des portraits insipides — mais, soit dit en passant, même les statues sulpiciennes en plâtre témoignent d’un aspect rare dans la nature humaine.
Ce 26 décembre est la fête de saint Étienne, premier martyr. Le calendrier liturgique place cette fête juste après Noël. À bon escient: le Christ est venu sur terre pour nous racheter, mais la Rédemption a aussitôt entamé une évolution défiant les puissants de ce monde, détestée sur toute la terre, entraînant de violentes réactions, en tous temps. Ce qui se perpétue — en Chine, en Afrique, au Moyen Orient, et, moins brutalement, presque partout dans le monde.
Chrétiens comme non-chrétiens sont maintenant trop habitués à la notion de martyre ou de sainteté pour en saisir toute la signification. Jadis on les considérait comme tout-à-fait remarquables.
Le médecin gréco-romain Galien (129 – 199 ap. J.C.) était, comme bien des savants, un sceptique. Mais il était frappé en constatant combien les chrétiens comptaient de gens prêts à mourir — sereinement — pour ce qu’ils tenaient comme vérité. On admettait, dans l’Antiquité, que les gens du peuple ne pouvaient atteindre un tel degré de maîtrise de soi, apanage des plus grands philosophes — Socrate en était le plus grand exemple.
Mais avec saint Étienne, « premier martyr » (Actes, 6 & 7) s’établit une nouvelle relation à la vérité, même chez le petit peuple. Nul ne mourait pour témoigner de l’existence de Zeus ou Athéna, de Mardouk ou de Baal. Mais les chrétiens du peuple étaient prêts à affronter le martyre pour témoigner qu’un enfant divin était venu sur terre.
Et pour notre pauvre Jeanne d’Arc, alors, perturbée par la tiédeur générale, le péché, les blasphèmes proférés en 1425 sur un coteau dans un vrai village connu maintenant sous le nom de Domrémy-la-Pucelle, dans les Vosges, et que l’on peut visiter, n’est-ce pas un royaume de conte de fée?
Dans la pièce de Péguy que je cite, Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, elle médite sur la naissance de Jésus parmi les petites gens, semblables à ses voisins. Et elle peut voir comment un personnage tel que Jésus, simple sous bien des aspects, pourrait gagner leur immense loyauté tout en inspirant la peur des grandes perturbations qu’il apporterait dans la vie d’une famille.
Elle voit que le côté triste de l’histoire du christianisme se trouve précisément dans ces deux réactions opposées. Et parvient à deux conclusions: le monde a besoin d’une guerre pour « tuer la guerre », et Dieu a besoin d’une « sainte », qui « réussira ».
La fin de l’histoire est trop connue pour qu’on en dise davantage. Le rapide trajet depuis son village pour rencontrer Charles VII, puis emporter sa décision de combattre pour la France. Ses « voix », et ses combats victorieux.
La façon dont, à dix-neuf ans, elle fut torturée et condamnée au bûcher par un tribunal ecclésiastique, brûlée vive par les Anglais à Rouen. Disculpée seulement vingt-cinq ans plus tard, et déclarée martyre par le Pape Callixte III (des chrétiens martyrisant d’autres chrétiens, ce n’était pas si rare). Elle a été canonisée en 1920.
Péguy ne tient guère compte de tout cela. Le sujet, pour lui, c’est le mystère de la charité, son étrange naissance dans un cœur humain, et qui, pour Jeanne, se traduit par des actes qui changeront le destin de plusieurs pays.
Parmi ces actes, la guerre. On ne tient pas à y songer, mais ce qu’on considère comme les perpétuels conflits dans l’histoire de l’humanité implique une véritable opposition entre le bien et le mal. Il peut y avoir parfois de l’héroïsme, de nobles morts, si l’on peut dire, dans une guerre juste menée pour défendre et promouvoir la vie.
La charité de Jeanne est née dans le cœur d’une personne ordinaire — extrêmement simple, selon les normes actuelles — sans diplômes, sans formation théologique, sans bourse, sans rien de la préparation complexe que l’on croit indispensable pour accomplir de grandes choses dans la vie.
Et pourtant, elle a réussi. Comme le Christ a réussi. Non par les armes ou par le génie, mais par la charité, c’est-à-dire en réaction à une situation intolérable au cours de sa vie où il semblait que, le Christ étant venu, « le remède n’avait rien fait ».
Mais il y eut bien des changements. Et tout continue à évoluer. Pourtant les luttes dureront jusqu’à la fin des temps et à Son Avènement.
Le christianisme semble actuellement bien affaibli, comme en 1425 pour une petite paysanne, et comme en tout temps. Mais sa faiblesse et son incapacité à relever les défis présents dépendent moins de ce qu’on croit être sa force que de la force de la véritable charité.
Tableau : Jeanne d’Arc par Jules Bastien-Le page (1879)
Sources :
http://www.thecatholicthing.org/columns/2011/the-mystery-of-charity.html
http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Myst%C3%A8re_de_la_charit%C3%A9_de_Jeanne_d%27Arc

				



