Sous le soleil de Satan, le premier roman de Georges Bernanos, est paru en 1926. On peut faire le rapprochement de cette publication avec la canonisation du saint Curé d’Ars qui est de l’année précédente, bien que l’écrivain ait commencé à écrire son livre au lendemain de la Première Guerre mondiale. Cela n’empêche pas que la figure de Jean-Marie Vianney soit bien présente, avec le personnage de l’abbé Donissan, qu’il appelle « le saint de Lumbres ». C’est que, selon le témoignage de son ami et confident Robert Vallery-Radot, Bernanos aurait lu la vie du Curé d’Ars et en aurait été très marqué : « Ce saint qui avait failli ne pas recevoir les ordres à cause de son manque de moyens intellectuels, et cependant avait bouleversé son temps, attiré le monde entier à son confessionnal de petit curé de village, prédit l’avenir, guéri les malades, lu dans les âmes, lutté corps à corps avec le démon, lequel, de rage, avait brûlé sa paillasse. Ce saint ravissait [Bernanos] par la seule simplicité de son cœur d’enfant qui n’aimait que Dieu et les âmes des pécheurs. »
Proximité avec le mystère
Robert Vallery-Radot pouvait parler en connaissance de cause, renseigné de la façon la plus directe sur les lectures de l’intéressé, les événements de sa vie. Et sur ce point particulier de sa familiarité avec le Curé d’Ars, il est confirmé par le théologien, analyste supérieur de l’œuvre, Hans Urs von Balthasar dans son étude magistrale Le chrétien Bernanos. Car ce que toute une œuvre révèle, c’est la proximité avec le mystère du sacerdoce : « Les prêtres connaissent le monde du mal, ils pénètrent jusqu’au cœur du péché, mais en gardant leur pureté, à travers une expérience qui n’est pas l’accomplissement de la faute, mais le visage fraternel du pécheur saisi dans un regard d’amour par un homme capable d’abord d’oublier son propre visage. C’est pourquoi le destin de Vianney a hanté jusqu’au bout Bernanos qui l’a pris pour modèle en composant son curé de Lumbres. »
De fait, on peut relever entre Jean-Marie Vianney et Donissan de nombreux traits communs : ascendance paysanne, passion de l’ascétisme, affrontement fréquent avec Satan, lucidité surnaturelle dans l’exercice du sacrement de pénitence. Pour autant, Bernanos n’a pas voulu faire une biographie. Dans un célèbre entretien avec Frédéric Lefèvre, il explique : « Mon saint de Lumbres n’est pas un saint : mettons, si vous voulez, que c’en est le manuscrit encore informe. »
Par ailleurs, Balthasar note aussi que « le Curé d’Ars se retrouve aussi chez le narrateur du Journal d’un curé de campagne [le curé d’Ambricourt] et chez le desservant de Fenouille – dans Monsieur Ouine –, mais par ses traits plus doux, plus humains, ce que le Soleil de Satan avait volontairement négligé ». Une certaine dureté du premier roman laisse la place « au mystère d’une grâce devenue véritablement humaine ». Et le théologien d’ajouter : « Ce qui caractérise le personnage le plus lumineux de toute l’œuvre bernanosienne, son curé de campagne, c’est d’abord une naïveté si pure qu’elle peut souffrir une durable humiliation sans même paraître y prendre garde. »
« Nos amis les saints »
Ainsi les personnages de prêtres du roman s’inspirent du patron des curés du monde entier, sans avoir la prétention de s’identifier complètement à lui. Il en va de même de Chantal de Clergerie dans La Joie, dont la spiritualité s’inspire de la vie et de l’exemple de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, tout en demeurant un être de fiction. Il est impossible de comprendre Georges Bernanos dans toute l’ampleur de son œuvre, sans recours à ceux qu’il appelait « nos amis les saints ». C’est la raison de son inactualité ou plutôt de son actualité absolue. J’ai le souvenir d’une violente charge contre le cardinal Decourtray qui voulait célébrer le deuxième centenaire du curé d’Ars au prétexte que son exemple n’était plus d’actualité. Mais ses détracteurs sont oubliés, et le Saint curé demeure au firmament de l’Église.