Contrairement aux apparences, « Gaudí n’est en rien un homme de rupture », affirme Patrick Sbalchiero, docteur en histoire et journaliste, auteur de Gaudí, l’architecte de Dieu (Artège). Malgré ses créations baroques, modernistes ou oniriques, ce serait une erreur de croire que son style surgit uniquement du bouillonnement de sa créativité débordante ou d’un esprit transgressif. Gaudí est un héritier créatif : un géant assis sur les épaules d’autres géants, pour plagier l’adage médiéval. « On a l’impression d’un surgissement nouveau qui remettrait en cause l’art passé. Ce n’est pas du tout cela : il opère une sorte de ré-appropriation personnelle, une nouvelle lecture du passé, qui surgit dans ses réalisations », précise l’historien. En effet, Gaudí, très cultivé, s’est intéressé à de nombreuses disciplines : histoire, philosophie, littérature, pour devenir un architecte qui s’inspire, très librement, des expressions artistiques des maîtres qui l’ont précédé. Ainsi, ses plus grandes sources d’inspiration sont le baroque, l’art mudejar – qui applique, en Espagne, le style architectural musulman aux édifices chrétiens construits à partir de la Reconquista – et l’Art nouveau. Sans oublier l’art catalan. « Il aime profondément et il assume la culture de son peuple », affirme encore Patrick Sbalchiero.
Gaudí s’inscrit également dans la lignée rationaliste de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc : « À son exemple, il donne la priorité à la fonction [liturgique dans le cas d’une église NDLR], qui crée la forme puis le décor », précise le spécialiste. En homme de son temps, Gaudí intègre les codes de l’Art nouveau, en plein essor en Europe, auquel il apporte les couleurs catalanes, participant ainsi à la naissance d’un Art nouveau régional, appelé le « modernisme catalan ».
Une grande part du génie de Gaudí est liée à ce don d’intégrer très rapidement tout ce qu’il voit et apprend, pour l’assimiler à sa propre créativité et créer son style singulier. « Être original c’est revenir à l’origine, disait-il. Il n’est pas possible d’aller de l’avant sans moissonner dans le passé et profiter de l’effort et des acquis des générations précédentes. Nous devons nous fonder sur le passé pour arriver à créer des œuvres de valeur, tout en évitant ses erreurs. L’originalité retrouve les concepts fondamentaux les plus lointains ; la vraie originalité retourne à l’origine ; il ne faut pas vouloir être original […] » (Paroles et écrits).
La Sagrada Família
S’il a participé à la création de nombreuses œuvres à Barcelone et aux alentours – notamment des immeubles extraordinaires – c’est dans l’église de la Sagrada Família que son style très personnel atteint son apogée, sur le plan artistique, technique et spirituel. « Gaudí, c’est avant tout la Sagrada Família », explique Isabelle Morin Loutrel, l’une des deux commissaires de l’exposition qui lui est consacrée au musée d’Orsay, et conservatrice générale du patrimoine en Île-de-France. Le nom de cette basilique demeure en effet pour toujours indissociable de celui de son génial architecte, quoiqu’elle ait été loin d’être achevée à sa mort, et que les travaux soient toujours en cours. Mais il en pose les bases, imprimant son style inimitable, laissant des recommandations ou des plans précis – pour le portail de la Passion notamment –, achevant certaines parties – le portail de la Nativité. Découvrir la Sagrada, c’est connaître Gaudí. Et connaître Gaudí, c’est comprendre la Sagrada.
Un projet audacieux
Le projet de construction est lancé en 1875, par l’association des dévots de Saint-Joseph, sous le nom de Temple expiatoire de la Sainte Famille. « Elle est destinée à l’expiation des péchés du peuple catalan », précise Patrick Sbalchiero, en plein essor de l’anarchisme et de l’anti-cléricalisme à Barcelone. C’est la même année que débutent les travaux du Sacré-Cœur de Montmartre, à Paris, « en réparation » des péchés et consacrée au Cœur du Christ. Le projet catalan s’inscrit aussi dans le développement du culte de saint Joseph – reconnu Patron de l’Église universelle en 1870 – et de la Sainte Famille, en Espagne et ailleurs. Enfin, il a également une visée politique : promouvoir la culture catalane, dont Gaudí était un fervent défenseur.
La construction débute en 1882, avec un premier architecte : Francisco de Paula del Villar y Lozano. La première pierre est posée le jour de la Saint-Joseph 1882. Mais, suite à un désaccord avec les commanditaires, l’architecte est remplacé, en 1883, par Gaudí. Âgé de 31 ans, il porte un projet beaucoup plus audacieux et imaginatif.
Au plan spirituel aussi, le jeune artiste est ambitieux : il désire « traduire, dans la pierre, une théologie vivante, au cœur d’une période socialement très difficile, de tensions sociales et de grande misère. Il désire permettre aux gens de comprendre que le Royaume de Dieu est accessible à tous et commence maintenant, cherchant à établir le lien entre terre et ciel », explique Isabelle Morin Loutrel.
Financée par le peuple
Édifiée dans un quartier défavorisé de Barcelone, l’église est vite surnommée la « cathédrale des pauvres ». Pour Gaudí lui-même, elle est « l’œuvre du peuple », car ses travaux sont financés par l’aumône des fidèles et les dons privés. Il fera, lui-même, la quête dans les rues, quand l’argent viendra à manquer. Car bâtir une église pour la Sainte Famille revêt un sens très important pour Gaudí : « Il considère que c’est avec elle que tout commence ! », soutient Patrick Sbalchiero.
Le contexte social dans lequel se déroule la construction est en effet très dur en Espagne, en raison de l’industrialisation qui entraîne la paupérisation de la société, et se traduit par une violente lutte des classes, doublée d’anti-cléricalisme. Deux attentats à la bombe – notamment contre une procession du Saint-Sacrement – et la « semaine tragique » de 1909, à Barcelone – au cours de laquelle des dizaines d’églises, de couvents et de collèges catholiques sont incendiés, et des cadavres de religieuses exhumés – traumatisent Gaudí.
Il décide alors, à partir de 1910, de ne plus se consacrer qu’à la Sagrada Família. Proche de la grande bourgeoisie catalane et profondément catholique, il est considéré comme un réactionnaire et pris à partie dans ces violences. Après sa mort, il fut de nouveau violemment conspué, son atelier et ses archives incendiés, alors que l’Espagne se trouvait à la veille de la guerre civile de 1936. « C’est bien mal le connaître, plaide Patrick Sbalchiero. Il entretient de très bonnes relations avec les plus démunis, au point que, sur le chantier de la Sagrada, ses ouvriers l’appellent le “père Gaudí” », rappelle l’historien, pour qui « il y a quelque chose de médiéval dans ce chantier ».
Il aide matériellement les pauvres du quartier, organisant des distributions de nourriture et de vêtements. Il fait même construire une école sur le chantier, « toute en brique, très belle, moderne, où les enfants de milieux défavorisés pouvaient recevoir un enseignement diversifié », rapporte Isabelle Morin Loutrel. Pour l’architecte, le progrès passe en effet « par l’élévation spirituelle de l’homme. Il considère que les idéologies de son temps font fausse route en coupant l’homme de la transcendance et de Dieu », juge
Patrick Sbalchiero. Ce que l’artiste expliquait ainsi : « L’homme sans religion est un homme incomplet spirituellement, un homme mutilé. »
Inspiré par la nature
Outre l’immense héritage culturel et artistique dont il est porteur, Gaudí est doté d’un exceptionnel talent de créativité, qu’il puise dans la contemplation. Toute son architecture est « inspirée par la nature : fonds marins, arbres, montagnes… », précise Isabelle Morin Loutrel. Gaudí copie les formes de la nature pour modeler ses bâtiments et ce qu’ils contiennent… « Il a presque une lecture biblique de la nature. Il s’en inspire et l’utilise de manière symboliste. Elle est pour lui la matrice sans laquelle il est impossible à l’homme de créer », détaille Patrick Sbalchiero. L’arbre en particulier l’inspire. Il sert de modèle à ses célèbres colonnes inclinées, dont l’angle permet d’absorber les poussées horizontales et qu’il est le premier à réaliser.
En effet, Gaudí n’utilise jamais les lignes droites, ni les carrés. « Il est toujours dans l’asymétrie et la courbe. L’alliance de toutes ces techniques novatrices avec son observation de la nature, lui permet de créer un décor très particulier, exubérant, qui s’intègre avec la structure », explique la conservatrice du patrimoine. « Le grand livre, toujours ouvert et qu’il faut s’efforcer de lire, est celui de la nature », écrit Gaudí, précisant que, dans la Sagrada Família, « la structure des nefs suggère la forêt. Cette ressemblance s’est imposée sans que je l’aie cherchée expressément ».
Une forêt baignée de couleurs oniriques et envoûtantes. Car la couleur est essentielle, dans l’œuvre de Gaudí, comme il l’explique lui-même : « Il doit y avoir de la vie dans l’art, et celle-ci se manifeste principalement par la couleur. La couleur est vie et nous n’avons pas à mépriser cet élément pour inspirer nos œuvres. » Tout cela laisse le visiteur saisi de stupeur et d’émerveillement.
Sa technique
Gaudí est un virtuose qui expérimente en permanence des procédés techniques. Une sorte de Léonard de Vinci de l’architecture. « Ses innovations sont liées aux recherches d’équilibre structurel qui l’occupent constamment. Ainsi, il adopte les arcs paraboliques – ou arcs caténaires –, qui répartissent les charges de manière égale et continue, tout en créant une atmosphère enveloppante », détaille Isabelle Morin Loutrel. Il ne craint pas non plus, dans la Sagrada Família, de construire des voûtes extrêmement élevées, sans arc-boutants ni contreforts, offrant à l’édifice une hauteur prodigieuse : 75 mètres au plus haut de l’abside – la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris est de 69 mètres. « Ses constructions sont révélatrices de sa passion et de ses connaissances en géométrie et en mathématiques, qu’il associe à une observation fine de la nature », explique la commissaire de l’exposition.
Artiste global
Pour Gaudí, « l’architecture est un tout. Elle doit être un endroit où l’on se sente bien », explique Isabelle Morin Loutrel. Car, écrit-il, « l’architecte […] se distingue de l’ingénieur dans le sens où ses constructions sont spirituellement supérieures, c’est-à-dire dédiées à la Divinité ». Dans ce but, outre le bâtiment, il dessine son mobilier et ses ornements : portes et fenêtres, poignées, vitraux, carrelage, lampes, huisseries… Il souhaite que les matériaux soient le plus naturels et le moins coûteux possible : cuir, tissus, métal, céramique, briques… « C’est plutôt un ingénieur du Moyen Âge, qui utilise des techniques d’architecture très modernes », constate la commissaire. Ce qu’il cherche en priorité à travers tous les détails de ses constructions, c’est « l’harmonie, pour partager le beau et la joie. Il désire que son art soit proche des gens », s’enthousiasme-t-elle. « Il arrive toujours à lier le côté fonctionnel et esthétique. » Pour Gaudí, « la beauté est la splendeur de la vérité ; sans vérité, il n’y a pas d’art. La splendeur attire tout le monde, c’est pourquoi l’art est universel », écrit-il.
Artiste croyant
À travers toute son œuvre, profane ou sacrée, c’est Dieu seul que sert le poète-architecte : « La création continue et le Créateur utilise ses créatures afin de la poursuivre. Ceux qui cherchent à connaître les lois de la nature pour réaliser leurs œuvres collaborent avec le Créateur », écrit-il. Pour Patrick Sbalchiero, Gaudí n’a jamais « distingué le religieux et le profane : des éléments religieux sont présents dans toutes ses constructions, comme des croix, par exemple, sur ses immeubles ». Cette conception globale de l’art « lui a valu parfois des critiques violentes », rappelle Isabelle Morin Loutrel. Ainsi, sur la casa Mila, il avait installé une Vierge sur la façade, mais « les commanditaires ont refusé catégoriquement et ils se sont disputés ».
C’est dans la Sagrada Família qu’il peut enfin exprimer pleinement la hauteur, la largeur, les couleurs et la profondeur de sa foi vivante, faisant de cette église un catéchisme de pierre et de lumière. Pour Patrick Sbalchiero, « on rentre dans la Sagrada comme dans le récit évangélique ». Bâti sur les solides connaissances liturgiques et théologiques de l’artiste, le temple est construit comme une louange à Dieu, évoquant tous les mystères de la vie du Christ et de la Sainte Famille, ainsi que ses apôtres, sur les façades, les tours… Évoquant le portail de la Passion, Gaudí précise : « Certains trouveront cette porte trop extravagante ; moi je voulais qu’elle fasse peur. […] Je suis prêt à sacrifier cette construction, à couper les colonnes pour donner une idée du cruel sacrifice. »
Le « moine architecte »
Pour bâtir cette œuvre de pierre, Gaudí édifie, dans le secret, son temple spirituel intérieur… « Il est structuré par la foi. Sa règle de vie sera le travail et la prière, comme un moine : sa journée débute par l’oraison puis il se rend à jeun à la messe. Le soir, après l’angélus de 17 h 30, il quitte le chantier et rejoint l’église Saint-Philippe-Néri, où il se confesse », raconte Patrick Sbalchiero. Voici l’humble secret de celui qui reçut le surnom de « moine architecte », qu’il ne réfuta pas, affirmant lui-même que « l’artiste doit être un moine ».
Moine, Gaudí l’est aussi dans ses valeurs et son attitude. Il vit comme un ascète, ne sortant jamais, mangeant très peu – jamais de viande –, ne buvant pas d’alcool, se distrayant d’une simple promenade le dimanche. Il vit humblement, dépouillé de toute ambition et, « lorsque des personnes lui rendent visite, il refuse d’être photographié, affirmant que le seul vrai créateur est Dieu », rappelle l’historien. Pour Gaudí, en effet, « dans le monde rien n’a jamais été inventé. La valeur d’une invention consiste à révéler ce que Dieu a mis sous les yeux de toute l’humanité ».
Il refuse les honneurs, fuit la vie mondaine, et choisit le célibat comme un « espace réservé à sa créativité mise au service de Dieu », souligne le journaliste. L’artiste-star de Barcelone rejette également l’argent qui s’offre à lui et choisit librement la pauvreté évangélique. « Il ne possède quasiment rien », ajoute Patrick Sbalchiero. Il est habillé si pauvrement que, lorsqu’il est fauché par un tramway, le 7 juin 1926, en allant se confesser, les premiers témoins ne le reconnaissent pas…
Il mourra quelques heures plus tard. « Plus Gaudí se consacra à sa cathédrale, plus il se voua à la pénitence, à l’ascèse, à la contrition, plus son œuvre rayonne », écrit Annie Andreu-Laroche, dans la préface de Paroles et écrits.
L’esprit de sacrifice est, en effet, très présent chez l’artiste : « Le temple de la Sagrada Família est un temple expiatoire […]. Cela veut dire qu’il doit se nourrir de sacrifices […]. Le mot “expiatoire” ne révolte que les gens sectaires. Le sacrifice est nécessaire au succès des œuvres […]. » Sa basilique sera son monastère, dans laquelle il finira par installer sa cellule, dans son atelier, pour consacrer les dernières années de sa vie à son œuvre, conscient qu’il n’en verrait jamais l’achèvement, faute de moyens financiers. « Mon client n’est pas pressé », disait-il. Prophétisant que « saint Joseph l’achèvera ».
Moine il vécut, moine il mourut. Ses derniers mots furent : « Mon Dieu… » Sur son lit de mort, voyant ses vêtements trop élimés pour l’en revêtir dignement, la seule tenue qui parut convenir fut une bure de moine. Moine, il fut donc enterré, dans sa basilique, à laquelle il avait consacré 43 années de sa vie, tel un époux fidèle. C’est en son sein qu’il repose. Et c’est de là qu’il rayonne encore, comme l’affirme le critique d’art Robert Huyghes : « Gaudí domine Barcelone comme Le Bernin domine Rome. »
Antoni Gaudí. L’architecte de Dieu, Patrick Sbalchiero, éd. Artège, 2022, 208 p., 18,90 €.
Antoni Gaudí. Paroles et écrits, I. Puig Boada,
C. Andreu, éd. L’harmattan, 2003, 21 €.