Le fils prodigue - France Catholique
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La chasteté : apprendre à aimer
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Le fils prodigue

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Quelques jours après l’accident d’il y a presque cinq ans et qui me fit aligner les premiers mots de ce journal, très provisoirement pensé-je alors, j’avais commencé de méditer sur le thème du Fils prodigue : sans évidemment l’approfondir comme il l’aurait fallu. En étais-je d’ailleurs capable, encore préoccupé par mon avenir proche ?

Or la liturgie de ce jour, en l’évangile selon saint Luc, propose cette parabole que Rembrandt ‘commente’ admirablement, mais par l’image, cette image que le père Baudiquey ne s’est jamais lassé de contempler et d’explorer.

Cependant, je m’interroge, constatant une différence de taille entre l’image et le texte. Qu’est-il montré ? Le jeune homme est à genoux et les mains du Père, l’une d’un homme, l’autre d’une femme, sont posées sur ses épaules. Mais qu’est-il dit ? Ceci : « Il partit donc pour aller chez son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de pitié. Il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers ».

Rembrandt donc peint le fils à genoux … or son père « se jette à son cou » et le serre dans ses bras ! Il le couvre de baisers ! Je le vois qui enfouit sa tête dans ses cheveux, puis le regarde, tenant en ses mains la tête de celui qu’il n’a jamais oublié, toujours attendu et souvent dans l’inquiétude, les larmes, avant de rapprocher à nouveau ses lèvres de ce visage, de ce « revenu de la mort », comme s’il en était assoiffé, impatient de le ‘boire’.

L’évangéliste ne dit rien de ‘l’étonnement’ du fils qui justement ne se considérait plus comme fils et de ce fait ne pouvait pas même imaginer qu’il put être pardonné : combien de pécheurs, grands ou petits car au fond tout péché reconnu, quel qu’il soit, accable et désespère tant l’orgueil s’arrange pour tirer parti de la chute, combien donc de pécheurs angoissent et sombrent dans une calamiteuse condamnation d’eux-mêmes, pensant alors que, cette fois, ils ont atteint le point où Dieu ne peut plus que les rejeter, ayant dépassé sa capacité à leur pardonner ! Ils ne se souviennent même plus que la miséricorde du Père comme du Fils est infinie alors que jamais rien, fut-ce les actes les plus infâmes, ne peut atteindre la dimension de cet amour divin.

« Vos pensées ne sont pas les miennes », dit Jésus, parlant du Père : comment pourrions-nous, de nous-mêmes, nourrir des pensées semblables à celles qui se prononcent en Dieu l’Éternel alors que nous sommes rivés au temporaire, à la dimension de ce qui commence et s’achève ?

Le fils aîné est dans la même situation que son frère : au fond, il persiste dans la condamnation prononcée lors du départ de son cadet. Le pardon, ça n’existe pas. Sans cesse il se compare à ce traître qui a fuit le travail, le devoir, les nécessités, qui a bafoué son père, les abandonnant tous les deux alors que le vieil homme ne pouvait qu’avoir besoin de ce second fils puisque peu à peu il deviendrait lui-même incapable d’assumer sa charge. L’aîné se voyait fort bien prendre la direction et son frère aurait eu à le seconder, lui être soumis : impardonnable saccage des rêves que la grande exploitation aurait permis alors que, divisée, elle ne les permettait plus ! Lâcheté de ce misérable, dont il ruminait sans cesse l’égoïste ‘forfait’ ! Et s’il conçoit ou approuve que le cadet ne se considère plus comme fils, il en vient à se demander si son père éprouve pour lui, le fils exemplaire, les sentiments d’amour et de respect et de reconnaissance qu’il attend en retour de son travail, de son dévouement, de sa rectitude : de sa fidélité ! Il enrage de n’avoir jamais rien obtenu dans ce domaine du sensible alors qu’il suffit que reparaisse l’insoumis pour que s’ouvrent les vannes de l’amour paternel.

Le prodigue pèche par angoisse et désespoir, l’aîné par orgueil et jalousie. Aime-t-il son père ? À sa façon, certainement, du moins le croit-il. Le père est dans « l’ordre de la gratuité », pas lui, qui ne sait probablement pas ce que le mot signifie. C’est du « donnant-donnant », même s’il dit n’avoir pas reçu le ‘donnant’ escompté.

Oui, on ne peut ici que comprendre que nos pensées ne soient pas du même ‘ordre’ que celles du Père …

Je me demande si cet aîné, pourtant remarquable, aux convictions solides et qu’il semble difficile de ne pas approuver, comprend bien ce que dit le père : « Ton frère que voici était mort, et il est revenu à la vie » !

Quelle étrangeté ! Qu’est-ce que cela signifie ? L’aîné ne pense qu’à la mort du corps, comme d’ailleurs le plus grand nombre de nos contemporains, alors que le père, qu’il faut ici et enfin identifier au Père éternel, la source de toute lumière, de toute vie et de tout amour : il ne peut même pas concevoir ce qu’a d’immense et d’impensable ce qu’exprime le père de la parabole, ce Père divin qui sait de quoi et de Qui Il parle !

Est-ce que nos contemporains le conçoivent, deux mille ans après la venue du Christ ? Est-ce que la « vie éternelle » a, en leurs neurones, la moindre consistance ou réalité ? Simple concept purement virtuel … propagé par des fous ? La seule vie qui soit, la vie en l’amour ?

Le chrétien devrait en pleurer quand il les voit en rire.

Le Prodigue était mort, soutient le père, parce que perdu pour l’amour, parce qu’enfoui sous les ordures de la débauche, des plaisirs indus, des injustices de tout type, de l’égoïsme si souvent recouvert sous les fleurs d’une philanthropie souvent capable d’aller à l’encontre du respect de l’être, de sa dignité ontologique dont on devrait savoir qu’elle est tout à fait autonome des conditions qui règnent en notre espace-temps.

Ce fils revient donc vers son père couvert de ce manteau d’infamies … dont Jésus se revêt dans la nuit des trois épouvantes vécues à Gethsémani : rien de plus, rien de moins !

Impossible de ne pas relier les deux événements, celui de la parabole – « ton frère était mort ! » –, celui de la nuit où Jésus accepta ce qui devait lui paraître totalement infâmant, c’est-à-dire endosser ce manteau, s’envelopper intégralement dans ce vêtement d’une ignominie quasi infinie tissé, jour après jour, avec le fil de pourriture spirituelle qui sort de l’âme et de l’esprit des êtres humains depuis le premier péché d’Adam et Ève jusqu’à l’ultime que commettra le dernier homme à vivre notre condition temporelle et donc mortelle.

Ainsi défiguré bien plus que par les coups reçus de la part des gardes du Temple comme des soldats de Rome – réflexion qu’il faut pousser à son extrême signification : que chaque pécheur, quelle que soit la gravité de ses ‘offenses’ ou ‘péchés’, doit se considérer comme appartenant au groupe épouvantable des bourreaux d’alors – Jésus ‘Se’ fait horreur et subit l’attaque la plus ignoble de son ennemi.

Jésus éprouve, en ce moment d’angoisse, ce qu’avoue le fils prodigue de la parabole : « Je ne mérite plus d’être appelé ton fils » … Je ne mérite plus, (puis-je oser formuler ce que j’entrevoie ?), non pas seulement d’être appelé « Ton Fils », mais que Tu acceptes de Me revoir, Me ‘recevoir’, de M’accueillir fut-ce juste sur le seuil de Ta Demeure d’éternité, Père Mon Père ? Si laid désormais, ainsi revêtu d’ordures, ainsi ‘défiguré’, ainsi devenu semblable à une bête parmi les plus horribles, comment oser revenir frapper à Ta porte ?

Tentation à ce point forte qu’on ne peut s’empêcher de dire qu’elle est celle d’un désespoir qui va au-delà de tout ce que l’on peut en penser ! « Mon Père, pourquoi m’abandonnes-Tu ? » 1 C’est-à ce moment-là que l’insupportable question se pose et qui, pourtant, vaut à Jésus d’être en mesure de se relever, vainqueur, et d’aller au-devant de ceux qui veulent l’arrêter, bourreaux auxquels Il pardonnera sans réserve tout au long de ses supplices qui constitueront – il suffit de regarder et d’étudier ce que nous dévoile le Linceul de Turin pour s’en convaincre –, de nouvelles épouvantes.

Oui, le vrai Fils prodigue, c’est Lui. Et le vrai père est celui du Notre Père.

Dominique Daguet

  1. Ne pas oublier que le Psaume 21 (22) est celui que tout pieux Israélite doit réciter à haute voix quand il entre en agonie, et s’il ne le peut quelqu’un doit, auprès de lui, le dire à sa place et pour lui.