LA BATAILLE DE KENT STATE UNIVERSITY - France Catholique
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LA BATAILLE DE KENT STATE UNIVERSITY

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BERKELEY 1964 : DOUZE ANS déjà! Qui s’en souvient ? Qui se rappelle que l’esprit « nouveau » de Mai 68 et ce qui s’ensuivit, c’est là, et alors, qu’il naquit ? Un jour les étudiants de cette Université prestigieuse et jusque-là d’un recueillement exemplaire refusèrent d’évacuer leurs amphis à la fin des cours et firent leur premier « sit-in » à propos de la guerre du Vietnam. Sur les pelouses immaculées, entre les luxueux bâtiments blancs qui, de San Francisco, ressemblent à une ville arabe des Mille et Une Nuits, des jeunes gens qui jusque-là n’avaient vécu que pour leurs études inventèrent la « contestation »1.

Je ne sais comment cela s’est fait, mais l’Amérique, qui inventa Mai 68 quatre ans avant et qui le poussa jusqu’à ses conséquences extrêmes, y compris la vraie bataille, avec des morts (Kent State University, mai 1970), l’Amérique a digéré aussi cela2. Les gauchistes français croient qu’elle l’a étouffé. Mais non. Elle l’a assimilé, comme elle assimile ses immigrants depuis qu’elle existe. Le mystère d’ailleurs n’est pas qu’elle l’ait assimilé. Des bourgeois très réactionnaires, purs « whasps » (White, anglo-saxons, protestants), me l’annonçaient alors très tranquillement : « C’est le changement, c’est la vraie Amérique, tout ce qu’il y a de bon là-dedans sera retenu par tout le monde, et nous passerons à autre chose. »

Ce qui s’est fait. L’Amérique actuelle serait méconnaissable à des yeux de 1960. Cela frappe et même stupéfie, quand on relit les écrivains de science-fiction de l’époque s’évertuant à nous dépeindre l’avenir. Qu’ils se sont trompés ! Comme ils ont vieilli ! Comme ils sont ridicules !

Non, le vrai mystère est qu’une maladie infantile américaine soit devenue une endémie mondiale. Cette maladie, nous avons su l’attraper, mais nous ne l’avons pas assimilée3. Nous n’en avons rien tiré. Les jeunes gens sont plus amers, plus incertains, plus éloignés de leurs aînés que jamais. Le mouvement dit abusivement « écologique » ne s’est pas traduit par une prise de conscience de la nature, il a dégénéré en argument politique. Tout s’est un peu plus politisé, c’est-à-dire éloigné des réalités4.

Pendant ce temps, l’Amérique continue, plus incompréhensible, plus différente de l’Europe que jamais. La tuerie de Kent State University avait eu pour origine une émeute antimilitariste, dont les slogans étaient : abolition du corps d’entraînement des officiers de réserve (ROTC), abolition de l’Institut des Cristaux liquides (en partie financé par l’armée), abolition du laboratoire de criminologie, abolition de certains cours de droit en rapport avec l’armée.

Pour ces revendications (on peut le dire, radicales), les étudiants se battirent plusieurs jours dans leur campus, dont certains bâtiments furent brûlés. Ils eurent quatre tués et neuf blessés graves. On eut donc pu dire que leur rejet de l’armée était sans rémission. C’est bien ce qu’on crut ici, ce que je crus moi-même. Au même moment, les jeunes recrues désertaient en masse, passaient au Canada avec l’aide d’organisations ayant pignon sur rue, donc se sachant défendues par l’opinion publique. On avait toutes les raisons de se dire que les nouvelles idées avaient à jamais sapé la puissance militaire américaine dans l’esprit de ceux sans qui il n’est aucune armée possible : les jeunes gens.

Eh bien, c’était une très grossière erreur. Les jeunes gauchistes américains, et avec eux la majorité de la population (a), étaient les ennemis de l’armée qui se battait au Vietnam. Quand ils défilaient dans les jardins de la Maison Blanche en brandissant les drapeaux et les portraits de Mao et d’Ho Chi Minh, c’est à cette armée qu’ils en avaient, parce que, selon eux, son action était mauvaise et condamnable. A cette armée, non à toute armée.

L’armée américaine ne se bat plus au Vietnam5. Et tous les programmes militaires ont repris dans le calme à travers les Universités, et nul ne songe plus à huer l’armée. A part peut-être quelques individus influencés par un voyage en Europe, les gauchistes américains admettent de nouveau la légitimité d’une défense, dès l’instant qu’elle n’est que défensive et qu’elle ne prétend plus à jouer un rôle de gendarme. On en revient à avant Pearl Harbour, c’est-à-dire à la vraie tradition américaine.

Quand Kissinger dit : « Nous ne jouons plus aux gendarmes du monde, mais il faut que l’URSS garde la même réserve », ce n’est pas là un propos de moraliste (ce serait bien le premier dans la bouche de cet homme !) mais de politicien : il sait qu’il exprime l’opinion de la « base » et tente aussi de se faire porter par elle.

Ceux qui prennent le repliement américain actuel pour la fin du rêve américain de suprématie et qui le font croire aux gens en le répandant dans la presse, commettent une très dangereuse erreur qui peut un jour avoir de tragiques conséquences. Ce repliement est, au contraire conforme à la pure tradition. Le peuple américain garde sa mentalité d’émigrant : « Le monde extérieur est mauvais par essence, c’est pour cela que nous sommes ici, pour n’avoir rien à faire avec lui : mais gare à qui nous cherche. »6

Les prochaines années verront de même aussi le repli et la transformation des grandes Sociétés multinationales, dernière forme de l’engagement et de l’impérialisme américains. Des programmes technologiques gigantesques sont à l’étude pour fonder la puissance américaine sur des richesses entièrement disponibles à l’intérieur des frontières, ou bien dans des pays au régime d’une stabilité garantie, comme l’URSS et la Chine (voir les formidables plans d’exploitation de la Sibérie en train de prendre forme).

Je me rappelle avoir dit par manière de boutade, il y a trois ans à un responsable de la Bethléem Steel : « Pourquoi, diable, perdez-vous votre argent et votre prestige à soutenir des régimes pourris ? Payez plutôt les révolutionnaires dès qu’ils seront au pouvoir, ils se hâteront de faire avec vous de fructueux marchés, et chez eux au moins, il n’y a ni désordre ni grèves. Y a-t-il des grèves en URSS ? » Il riait, mais c’est bien ce qu’ils font maintenant7.

Sauf imprévu, le monde glisse doucement vers un Etat partagé entre deux sortes de nations, deux seulement, tout le reste étant voué à la disparition : des nations « socialistes » bien tenues en main par un parti unique, mais économiquement stagnantes et paupérisées ; et des nations « capitalistes » en expansion technologique accélérée faisant avec les premières d’excellentes affaires. Sauf erreur, les Français sont de plus en plus nombreux à rêver du parti unique, de la poigne et de l’ordre moral, bref de la « normalisation »8. Ils rêvent en somme d’enrichir l’Amérique sous la poigne de fer d’un parti unique. Puis, ce rêve réalisé, ils rêveront de s’en débarrasser. C’est cela qu’on appelle une « époque historique ». A bas l’histoire !

Aimé MICHEL

(a) C’est proprement ce que disent les enquêteurs du Report of the President’s Commission on Campus Unrest, Ch. 7, p. 214 et suivantes (Arno Press, New York, 1970).

Chronique n° 244 parue dans France Catholique-Ecclesia −N° 1531 − 16 avril 1976


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 21 octobre 2013

  1. L’Université de Californie à Berkeley a été un foyer d’activisme étudiant dans les années 60 et le début des années 70. Le premier sit-in de Berkeley eut lieu lorsque les États-Unis entrèrent officiellement en guerre au Vietnam en 1964.

    La seconde guerre d’Indochine a commencé vraiment le 2 janvier 1963 par la mort de trois soldats américains. Ils étaient venus comme conseillers militaires lors des présidences d’Eisenhower puis de Kennedy pour aider le Vietnam du Sud à former une armée et résister à la poussée du Vietnam du Nord communiste. Selon les accords de Genève qui mettaient fin à la première guerre d’Indochine, des élections auraient dû se tenir dans l’ensemble du Vietnam avant juin 1956 (les dernières troupes françaises quittèrent le pays en avril 1956) pour décider de la réunification du pays, mais le gouvernement du Sud soutenu par Eisenhower s’y opposa. La lutte armée reprit en février 1959 dans le delta du Mékong. Le Sud demanda de l’aide à Washington et Kennedy accepta d’envoyer des conseillers militaires en mai 1961 mais sans entrer officiellement en guerre. Johnson poursuivit cette politique et renforça la présence militaire américaine. En août 1964 il obtint l’aval du sénat et de la chambre pour entrer en guerre au côté du Vietnam du Sud. C’est dans ce contexte qu’eut lieu le sit-in de Berkeley. Les premiers bombardements du Nord en février 1965 ne firent rien pour calmer les esprits : étudiants, intellectuels et mouvements noirs organisèrent de gigantesques manifestations en faveur de la paix où furent brûlés drapeaux américains et livrets de conscription.

    Cette contestation étudiante aux États-Unis coïncide par ailleurs avec le mouvement hippie (qui commence dès 1962 avec Timothy Leary et dont les premières communautés se forment à San Francisco en 1966) et la contre-culture autour de Marcuse et Laing…

  2. Cette fusillade eut lieu le 4 mai 1970 à Kent dans l’Ohio sur le campus de l’université d’état. Elle fit 4 morts et 9 blessés dont un paralysé à vie. Quelques jours auparavant, le 30 avril, Richard Nixon, élu président en novembre 1968 en promettant notamment de mettre fin à la guerre au Vietnam, avait annoncé que l’armée américaine venait de lancer une intervention au Cambodge. Cette extension de la guerre venant après la révélation du massacre de My Lai en novembre 1969 fait monter l’opposition à la guerre dans l’opinion. Les jeunes étudiants et professeurs craignent d’être appelés. Dès le lendemain de l’annonce de Nixon, 500 étudiants se réunissent sur le campus de l’université de Kent pour protester et certains brûlent leurs papiers militaires. La nuit des violences ont lieu. Le maire fait appel à la garde nationale de l’Ohio tandis que le gouverneur de l’État jette de l’huile sur le feu en traitant les manifestants d’anti-américains pire que les nazis et les communistes. Les manifestations se poursuivent durant le week-end et le lundi 4, 2000 étudiants se réunissent à nouveau sur le campus en dépit de l’interdiction de la manifestation. Vers midi les militaires tentent en vain de disperser la foule. Alors un groupe de 77 gardes baïonnette au fusil s’avancent. La foule reflue, une partie se disperse mais beaucoup d’étudiants font face en jetant des pierres et en renvoyant les grenades lacrymogènes. C’est alors que les gardes se mettent à tirer.

    L’enquête ultérieure établira que 67 balles furent tirées par 29 gardes durant 13 secondes. Les blessés étaient à 20 m ou plus des gardes et le mort le plus proche à 80 m. Les gardes ont dit avoir eu peur pour leur vie mais l’enquête conclut que les tirs avaient été « inutiles, injustifiés et inexcusables ». Deux des personnes tuées faisaient partie de la manifestation mais les deux autres non, l’un d’eux était même membre du Corps d’entraînement des officiers de réserve de l’armée !

    À la suite de la fusillade, des centaines d’universités et d’écoles se mirent en grève à travers les États-Unis.

    Pour plus d’informations voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Fusillade_de_Kent_State_University et l’article de David Rosenberg http://www.slate.com/blogs/behold/2013/05/04/may_4_1970_the_kent_state_university_shootings_told_through_pictures_photos.html (témoignages et photos).

  3. Les mouvements de contestation se développent surtout à partir de 1966 aux États-Unis, au Japon et en Europe de l’Ouest mais aussi de l’Est. Les étudiants américains se révoltent contre la guerre au Vietnam (université Columbia à New York) mais aussi contre la présence des grandes entreprises capitalistes dans l’université (université de Wisconsin). Les étudiants japonais s’en prennent à la présence militaire américaine. En Europe de l’Ouest, la lutte contre l’ordre établi, national et international, se traduit par des mouvements révolutionnaires en Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne (London School of Economics). Le signal de la révolte étudiante est donné par la faculté de lettres de Rome le 23 février 1968. Une centaine d’étudiants s’y opposent à la réforme universitaire. Ils sont bientôt trois mille et des heurts violents avec la police se produisent. L’agitation gagne ensuite Pise, Venise, Milan et Turin. Elle s’étend à l’Allemagne fédérale le 11 avril avec l’attentat contre Rudi le Rouge, le leader des étudiants d’extrême-gauche, qui déclenche des manifestations violentes dans tout le pays. En France, la faculté de Nanterre est occupée dès le 22 mars et le 2 mai les cours y sont suspendus. Le 3 mai la police intervient à la Sorbonne et le 10 des combats de rue ont lieu au Quartier Latin. Le 13 la grève générale est déclenchée. Le 30, de Gaulle dissout l’Assemblée et appelle à une manifestation de soutien au régime. Le calme revient en juin.
  4. Aimé Michel a été un écologiste de la première heure qui a très tôt tiré la sonnette d’alarme (voir par exemple sa lettre à Jean Cazeneuve, n° 129, L’attentat contre la biosphère, 08.10.2012). Si la prise de conscience de la nature commence à prendre forme concrète de nos jours, on est encore loin du réalisme indispensable et la politisation du sujet apparaît d’une efficacité assez douteuse.

    Esprit pragmatique, Aimé Michel n’a jamais caché non plus son opposition à tous les maîtres à penser de la contestation culturelle et sociale. Il les tenait (avec des nuances) pour des utopistes et des idéologues éloignés des réalités, que ce soit Herbert Marcuse, qui menait la contestation au nom de Freud et de Marx (voir la chronique n° 9, L’hormone de la contestation, 28.08.2009, et surtout la n° 28, Le salut par Eros ?, Le sexe et la société apaisée, 14.09.2009), ou que ce soit David Laing et le mouvement de l’anti-psychiatrie qui remettait en cause la frontière du normal et du pathologique, du légal et de l’interdit (voir la chronique n° 37, L’antipsychiatrie et la boutonnière, 08.02.2010). Il ne s’étonnait pas non du succès de cette « contre-culture » parmi les universitaires, en particulier les économises, sociologues, ethnologues, psychiatres et autres praticiens des sciences humaines, car l’université a toujours été historiquement un foyer de contestation.

    Quant à l’éloge de l’Amérique malgré ses contradictions on la retrouve souvent sous sa plume, voir par exemple la chronique n° 208, La bousculade américaine – La source révolutionnaire de ce temps, c’est l’Amérique (05.12.2011).

  5. Les accords de Paris furent signés le 27 janvier 1973 entre le Vietnam du Nord et les Etats-Unis. Ils mettaient fin de l’engagement militaire américain au Vietnam et devaient ouvrir sur des élections libres pour que la population sud-vietnamienne puisse exercer son droit à l’autodétermination. Dès le 29 mars les troupes américaines se retirèrent en laissant un important matériel à leurs alliés sud-vietnamiens. Le reste des accords ne fut pas appliqué. La guerre continua et les négociations de la Celle-Saint-Cloud entre Sud et Nord furent rompues en avril 1974. La démission de Nixon en août 1974 priva le gouvernement de Saigon de son meilleur allié. Le Nord reprit alors l’offensive en 1975 et ne cessa de progresser jusqu’à Saigon qui tomba le 27 avril de cette année-là (voir La bousculade américaine, citée ci-dessus). Le 30 avril le Sud signait une capitulation sans condition.
  6. La leçon reste vraie aujourd’hui. Aimé Michel rappelait volontiers que l’Amérique fut fondée par des gens qui avaient fuient les persécutions ou la misère dans leurs pays d’origine, d’où cette ignorance volontaire du « monde extérieur ». Les nouveaux arrivants hispaniques pensent-ils différemment ?
  7. L’un de ces « régimes pourris » est celui du Vietnam du Sud. Sur cette boutade voir la chronique n° 103, Software et politique (parue ici le 01.06.2010), où Aimé Michel évoque le retard soviétique en informatique et l’achat d’ordinateurs américains par les Russes.
  8. L’« ordre moral » est utilisé aussi dans ce même contexte dans la chronique n° 238, De Brennus à Françoise Giroud – Un mythe hexagonal : il n’existe qu’une vie authentique, celle du mâle adulte (24.09.2012). Il annonce avec cinq ans d’avance la victoire du Programme commun.