Deux écueils sont à éviter : le pacifisme comme pendant ou après la guerre au Vietnam ou face aux missiles soviétiques en Allemagne ; le besoin de défense vu d’une manière purement « naturelle », déjà dénoncé dans les années cinquante par le général-président Dwight Eisenhower sous forme de l’influence d’un « conglomérat militaro-industriel » qui ferait que l’économie américaine a toujours besoin d’une guerre ou d’un budget de la défense conséquent pour résorber le chômage.
L’Amérique, comme Rome, se conçoit-elle sans ses légions ? Si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup plus que l’économie : il en va de l’unité nationale depuis la plus terrible des guerres qu’ait connue l’Amérique qui est la guerre de Sécession entre le Nord et le Sud. Il faut pratiquement attendre les sacrifices de la seconde Guerre Mondiale pour réconcilier la nation, y compris l’admission des premiers noirs dans les forces. Ce phénomène d’intégration joue aujourd’hui à plein pour les latino-américains surreprésentés dans les armées.
Il en va aussi de la rectitude morale de l’Amérique, au sens où l’on a pu voir dans la guerre civile une crise théologique majeure. Il faut toujours que la guerre américaine soit une guerre juste. Le débat n’a jamais été aussi profond que dans la guerre en Irak quand les Américains ont soudain découvert que le reste du monde, et pas seulement les Européens, mais aussi — surprise — le Pape, expressément, ne partageaient pas leur analyse théologique de la « guerre juste ».
Cette identité des objectifs de guerre américains et de la conscience morale ou des enseignements de l’Eglise montre à quel point les deux aspects sont mêlés : Dieu et César. L’Américain tranquille ne peut pas comprendre qu’il y ait une tension fondamentale entre les deux. Il veut continuer à être dans la bonne voie tout au long du combat physique et meurtrier. Il a horreur des cas de conscience.
Or ce n’est pas ainsi que cela fonctionne : ce n’est pas à l’Eglise de régler par avance les cas de conscience. Elle dit d’abord le droit et la foi. Son pouvoir s’exerce donc en faveur de la paix et du règlement des conflits jusqu’au bout du possible. C’était la position française défendue par Dominique de Villepin au Conseil de Sécurité de l’ONU. Ce fut en son temps la position très controversée prise par le général de Gaulle avant la guerre des six jours en 1967 et, spectaculairement, sur la guerre du Vietnam depuis Pnom-Penh en 1966, celui-ci éclairant d’ailleurs celui-là. Si dans ces deux cas, des considérations géopolitiques internationales jouent, pour l’Eglise, pour la foi chrétienne, au nom de Jésus Christ mort sur la Croix, c’est un absolu. Son expression a varié selon les époques historiques, mais même si l’on s’en tient au christianisme médiéval, la direction est toujours la même. Ce n’est pas encore une fois un pacifisme primaire, mais au contraire toute sa valeur donnée au sacrifice ultime, le sacrifice de sa vie.
Un soldat américain en Irak accomplissait son devoir d’état, mais il ne pouvait se réclamer de Dieu. Sans parler des cas de torture ou des exactions, de dérive en dérive, le point de départ est le même : la conviction que l’on mène une guerre juste au regard de la foi religieuse, qu’il n’y a pas de problème moral. Si le point de départ est à l’inverse qu’aucune guerre n’est juste ou nécessaire, la négociation a des chances accrues sans donner dans l’apaisement ou l’angélisme.
Bien après l’appel dramatique de pape Paul VI en Octobre 1965 à la tribune de l’ONU : « Jamais plus la guerre », les épiscopats, américain et français notamment, s’étaient mobilisés dans les années 80 pour comprendre, analyser et juger la dissuasion nucléaire. Il serait bon que la pensée sur la guerre qui est apparue lors du débat sur l’Irak, nouvelle au sens où elle est plus radicale ainsi que le permettaient et l’exigeaient les circonstances historiques, soit relayée, amplifiée, concrétisée aux situations locales, par les théologiens et les évêques. Les concepts augustiniens ou thomistes de la « guerre juste » sont toujours en honneur, mais ils sont de plus en plus précis. Il est encore possible de faire évoluer la notion par un développement interne à la tradition au sens Newmanien. L’époque s’y prête. La guerre a tellement changé et change vite notamment avec ses aspects électroniques et à longue distance. Certains théologiens américains, plus américains que théologiens, rechigneront. Mais c’est la seule façon là-bas de faire évoluer les mentalités sur la guerre, par un approfondissement religieux.