Un jeune ami m’a récemment écrit en réponse à un article dans lequel j’exprimais mon point de vue rien moins qu’enthousiaste sur notre monde politique et culturel en train de sombrer dans une « régression morale ». Il s’appuyait sur la liste habituelle des très graves injustices commises par le passé et se demandait si nous étions vraiment en train de déchoir des sommets les plus élevés de la moralité : « Rappelez vous le traitement que nous avons infligé aux Indiens d’Amérique, les lois Jim Crow [1876, ferment de la ségrégation], la National Rifle Association, Bill Clinton, les manifestations d’antisémitisme. »
Ce n’est guère une révélation de découvrir, dans l’histoire accidentée de notre espèce, que les créatures déchues seront toujours pécheresses. Mais il ne devrait pas être étonnant non plus de constater que cette même nature, marquée au sceau du libre arbitre, a également atteint des sommets remarquables de sacrifice, de générosité et de noblesse. Tout comme certains individus peuvent être corrompus, certains milieux et pays habités par ces gens-là s’avèrent corruptibles dans la même mesure.
Et je répondis donc en ces termes à mon jeune ami : Oui, il est indéniable que les relations entre les races sont extrêmement différentes de nos jours de ce qu’elle étaient quand j’étais moi-même un jeune homme dans les années 40 et 50 du siècle dernier. Je me rappelle aussi, tandis que j’étais enfant en voiture avec ma famille dans le Michigan, avoir vu des panneaux indiquant « Réservé aux Gentils », c’est-à-dire interdit aux Juifs. En fait, j’ai été moi-même partie prenante de cette évolution morale : en militant dans le mouvement pour la vie, j’ai rencontré une Eglise et une communauté catholiques réorientées par Jean-Paul II et beaucoup plus ouvertes aux Juifs.
Mais en même temps, pour ceux d’entre nous qui connaissaient ce pays dans les années 40 et 50, ces « régressions morales » sont si frappantes qu’on peut difficilement ne pas les remarquer. J’ai écrit à mon jeune ami : « vous ne pouvez pas être en position de juger. Vous savez ce que dit le vieil adage ? Que les poissons ne savent pas qu’ils sont dans l’eau. Ils ne voient pas le milieu dans lequel ils évoluent. Et de même, vous avez grandi dans cette culture en vous endurcissant chaque année – c’est le milieu dans lequel vous évoluez, la culture qui vous submerge ».
Quand Adlai Stevenson était candidat à la présidence en 1952, mes parents m’ont parlé de nombreuses personnes très sérieuses qui pensaient ne pas pouvoir voter pour un homme qui avait divorcé. La déferlante de lois sur les droits civiques visant à corriger les injustices qui subsistaient encore semble avoir eu pour effet inattendu leur propre naufrage. Nos programmes sur la « diversité » et la discrimination positive ont mis au premier plan des individus jouant « la carte raciale », renforçant « les politiques identitaires » et, de ce fait, les tensions entre tous les groupes.
L’époque des lois Jim Crow n’a pas connu le naufrage qui frappa actuellement les familles noires où 70% des enfants naissent hors mariage. Ni l’épidémie d’éliminations de fœtus chez les Noirs : il y a plus d’avortements que de naissances vivantes parmi les habitants noirs de villes comme Washington et New York. Nous avons vu ce qui arrive aux jeunes noirs élevés sans père, et nous commençons à mesurer la vulnérabilité des filles élevées sans la protection de leur père.
Red Skelton a un jour raconté l’histoire d’un jeune couple : « Ils ont eu un mariage militaire, ou plutôt je trouve qu’ils ont eu un mariage militaire. [Type de mariage très traditionnel, respectant certains rituels]. En fait, il y avait des fusils ! » Cette plaisanterie relève à présent de la préhistoire, c’est le vestige d’une très ancienne culture. Elle nous rappelle une époque où même les habitants de Dogpatch [village-parc à thème (tiré d’une bande dessinée) où résident des personnages niais et très réactionnaire, Arkansas, Etats-Unis] ne pensaient pas qu’ils avaient le droit d’éviter une situation embarrassante en détruisant le fruit innocent d’une grossesse non désirée.
Et la question de l’avortement évoque pour moi une deuxième lettre envoyée à un ami, quelqu’un qui écrit dans l’un de nos journaux d’importance nationale.
Je lui envoyais l’un de mes articles, en signalant encore une nouvelle qui avait été remarquablement passée sous silence dans les grands médias : 177 démocrates de la Chambre avaient voté contre un projet de loi rendant passable d’une sanction tout chirurgien tuant un enfant qui aurait survécu à un avortement.
Les démocrates avaient donc adopté la position que le droit à l’avortement ne se limitait pas à la grossesse, mais qu’il n’incluait rien moins que le droit de tuer l’enfant non désiré même s’il n’était pas mort-né. Telle est la position que Hillary Clinton devrait soutenir maintenant. Et pourtant cette question n’a pas du tout été débattue dans les éditoriaux ni dans les libres opinions de nos grands journaux. Pas plus qu’elle n’a été mentionnée sur les chaînes câblées, même par d’éminents catholiques comme Bret Baier, Bill O’Reilly ou Sean Hannity.
Ce qui s’est passé, c’est une sorte de filtrage. Mais comme je l’ai objecté à mon ami, « ce serait une grave injustice si des journaux comme le Wall Street Journal ou le Washington Post se faisaient complices de ce filtrage. Car cela n’équivaudrait-il pas à nous enseigner cette leçon : que l’un de nos grands partis politiques a désormais accepté l’infanticide franchement, sans rien déguiser, et que nous autres avons décidé qu’il n’y a là rien qui vaille la peine d’être remarqué ? » Nous avons eu des moments peu admirables, mais sommes-nous réellement tombés si bas ?
Je n’ai pas encore eu de réponse à cette lettre, mais l’heure n’est pas aux arguments et aux lettres pour calmer le jeu. Il est plutôt temps, surtout pour les catholiques dans les médias, de sonner la charge : pourquoi n’êtes-vous pas embarrassés par votre silence ?
Mardi 23 août 2016
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/08/23/two-letters-on-our-moral-inversions/
Photographie : Réduite au silence [Kevin Lamarque/Reuters]
Hadley Arkes est le professeur émérite de jurisprudence (chaire Ney) de Amherst College. Il est également fondateur et directeur du James Wilson Institute on Natural Rights & the American Founding de Washington. Son dernier ouvrage est Constitutional Illusion & Anchoring Truths : the Touchstone of the Natural Law.