CONSIDERATIONS SUR LA POULE ET L’ŒUF - France Catholique
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Pontificat de François - numéro spécial
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CONSIDERATIONS SUR LA POULE ET L’ŒUF

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Kenneth Pomeranz, Une grande divergence – La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale –, traduit par Nora Wang et Mathieu Arnoux, postface de Philippe Minard, 559 p., 35 €.

Randall Robinson, Haïti, l’insupportable souffrance, préface de Claude Ribbe, Alphée-Jean-Paul Bertrand, 21,90 €.

Une grande divergence ? Le titre possède un double sens dont il n’est pas sûr que ni l’auteur, ni les traducteurs l’aient perçu ou, pour le moins, en aient saisi l’importance. La « divergence » dont le jeune historien américain prétend apporter l’explication concerne le « décrochement » qu’a connu le développement économique de la Chine à l’orée du XIXème siècle par rapport à l’Europe occidentale (et particulièrement l’Angleterre), alors que, jusque là, l’Empire du Milieu (dont la source de production matérielle se situait dans la région du delta de Yangzi) faisait jeu égal avec elle.

Citons Philippe Minard en son résumé de cette thèse américaine : «A la fin du XVIIIème siècle, ces deux régions auraient atteints un plafond malthusien [c’est nous qui soulignons] et épuisé les potentialités de leur dynamique de croissance smithienne, du fait de goulets d’étranglement écologiques. C’est alors, et alors seulement, que leurs trajectoires divergent : quand le Jiangnan ne peut desserrer l’étau malthusien que par l’intensification du travail, et de façon toute provisoire, l’Angleterre surmonte assez facilement sa vulnérabilité écologique grâce aux deux bonnes fortunes que sont le charbon, peu coûteux et aisément accessible, et l’accès aux ressources agricoles des colonies américaines et de leurs plantations esclavagistes.

C’est donc par un heureux accident géographique et par la force de son empire maritime atlantique que l’Angleterre peut compenser le manque de terres disponibles et s’industrialiser : le charbon implique la machine à vapeur, et celle-ci la mécanisation du coton ». Alfred Sauvy disait que les chiffres sont de petits êtres fragiles et qu’avec un peu d’habileté, on pouvait leur faire dire à peu près n’importe quoi (sauf en démographie). Il n’est toutefois pas ici de notre propos de contester la pertinence économique de la thèse superbement développée : elle a certainement sa valeur dans son ordre, qui est celui des tentatives d’explication matérialiste, lesquelles soutiennent pouvoir justifier de la logique de faits en se reposant sur des données et des considérations appartenant au même ordre que ces faits, voire à un ordre inférieur. Car, voyez-vous, il faut parfois céder à la tentation et se laisser aller à compulser d’emblée la fin d’un livre : nous aurions été tout de suite délivré d’un doute. Entamant ce pavé, ayant cerné sa thèse, nous nous disions en substance : voyons, Albin Michel n’aurait-il pas il y a quelques brèves années publié un ouvrage qui démembrait, démentait et, ainsi, annulait par avance non point la validité intrinsèque (c’est-à-dire à l’intérieur de son ordre propre) de la thèse de Pomeranz, mais sa supériorité en terme de compréhension ? Mais oui, mais c’est bien sûr, c’est cette Richesse et pauvreté des nations de David Landes qui faisait procéder la richesse économique d’un peuple, d’une nation de la richesse culturelle de ses esprits, soit le moins par le plus, le bas par le haut, et cela à condition de faire montre d’une extrême subtilité dans la narration, de ne pas envisager la chose en termes de causalité brute. Par exemple, Max Weber n’a jamais condensé sa fameuse thèse en alléguant d’une procession directe entre l’esprit protestant et le capitalisme mais en parlant d’une inflexion naturelle présente dans l’esprit calviniste qui lui permettait, plus que chez un autre, d’embrayer avec l’esprit du capitalisme.

Mine de rien, les thèses anticolonianistes sont, elles aussi, de nature spiritualistes et culturalistes : elles expliquent les événements de nature politique et économique par les hommes, non par la matière. Et c’est avec plaisir que nous lisons l’histoire, à décharge, de la première république noire, Haïti, de ses derniers avatars sous la plume de l’activiste noir américain, Randall Robinson, avec un intérêt et un plaisir plus grand encore, la charge très en verve, talentueuse et inspirée d’un Claude Ribbe janus bifrons, totalement ambivalent, qui, en sa préface, renoue avec les années soixante, Sartre et Franz Fanon. Il y a plus d’un homme en chacun de ces hommes, et nous devons avoir pour règle de ne parler d’un qu’à la condition d’avoir le temps et l’espace de parler de tous et de toutes leurs faces et facettes. A suivre, donc, et de près.