Que trouva Jésus dans la Ville sainte dans laquelle il est entré avec ses revendications suprêmes ? Quels pouvoirs étaient en œuvre ? Quelle était l’attitude des gens à son égard ? Quelle était sa position dans une situation qui tirait à sa fin ?
Tout d’abord, il y avait ceux qui s’appelaient eux-mêmes « les Purs » – les Pharisiens. Du point de vue du caractère et aussi du plan politique, c’est le groupe le plus fort et le plus déterminé, les véritables porteurs de la conscience historique parmi le peuple juif. Encore sous l’influence des Maccabées belliqueux et convaincus que le royaume d’Israel va se déployer de Jérusalem sur la totalité du monde, ils sont prêts à tout risquer pour la réalisation de leur rêve.
Lorsque Jésus apparaît sur la scène, ils sentent que la réalité du salut qu’il représente contredit directement la leur. En conséquence ils le considèrent comme un ennemi qui doit être éliminé, et engagent tous les moyens possibles dans ce but. … Puis il y a le groupe des Saduccéens, détesté par les Pharisiens, qu’en retour ils méprisent cordialement. Cosmopolites, ils ont coupé tous les liens avec leur propre histoire et ont adopté la culture hellénique; ils sont intellectuellement alerte, et leurs intérêts ont beaucoup de facettes, et veulent profiter de la vie. Leur politique est internationales et conciliante. Spirituellement ils sont rationalistes et sceptiques. Ils considèrent Jésus comme un fanatique, un parmi beaucoup d’autres en cette époque.
Et le peuple ? Instinctivement il devine le Messie dans cet homme merveilleux et le presse d’agir. Celui-ci résiste, sachant que sa conception du Royaume de Dieu est essentiellement celle des Pharisiens. Les foules apportent leurs problèmes avec leur malades: envoûtées, elles écoutent sa parole et sont profondément secouées par ses démonstrations de force. Cependant, elles sont incapables de prendre une décision claire en ce qui le concerne, mais virent dans une direction, puis dans une autre suivant l’humeur du moment. Il n’y a personne pour les aider à faire un pas décisif, aussi elles restent soumises à ceux qui ont la parole.
Finalement, il y a différents dirigeants; ils ne voient aucune raison d’être forcés à prendre une décision. Le compatriote de Jésus, Hérode est un despote impotent aimant le plaisir. C’est vrai, comme nous le voyons à travers ses discussions avec Jean Baptiste, qu’il n’est pas insensible aux personnalités religieuses, bien qu’il ne laisse pas cette faiblesse affecter ses actions. Pour un « serment sur l’honneur » donné à la légère il sacrifie le dernier des prophètes. Il marque aussi de l’intérêt pour le nouveau Prophète, comme il le ferait pour n’importe quel nouvel événement; fou est l’homme qui a jamais fait confiance au « renard » (Luc 13:32).
En ce qui concerne le véritable représentant du pouvoir en Palestine, le procurateur de César, il n’avait même jamais vu Jésus. Il sait qu’à cette époque il y a beaucoup de prédicateurs errants et de faiseurs de miracles, et il n’a jamais entendu parler du » fils du charpentier » et il l’a probablement pris pour l’un d’entre eux. Ceci était donc le petit monde dans lequel Jésus marchait, proclamant son message et faisant des miracles suggérés par la détresse de la foule ou le besoin spirituel du moment.
Il exhorta, appela, réveilla. Non seulement il essaya de faire comprendre un enseignement, de démontrer un voie du salut, de proclamer une nouvelle interprétation du royaume; il essaya de rendre les hommes conscients de la prodigieuse réalité qui frappait à leur porte. Maintenant c’est l’heure! Le Royaume de Dieu est aux portes de l’histoire, prêt à entrer. Dieu s’est levé. Le moment pour l’accomplissement sacré est arrivé. Venez!
Cependant en regardant de plus près nous voyons davantage. Jésus jette toutes ses forces dans cette heure, progressant avec l’amour dont il est capable. Il ne pense pas à lui-même. Il ne ressent ni plaisir ni confort; pas plus de peur ni de fausse considération. Il est complètement et totalement messager, prophète et plus que prophète. Et cependant nous n’avons pas l’impression d’un homme qui marche vers un but pré-établi.
Voici peut être la réponse : ce qui est en jeu est trop important pour y « travailler ». De telles choses arrivent par elles-mêmes – Il se contente de les proclamer, de dégager la voie pour elles comme tous les prophètes l’ont fait. Mais y a t-il en Jésus l’énergie implacable qui stimulait un Élie? Est ce que la Main s’était posée sur lui, comme cela a été fait par Jérémie, qui, proclamant la parole de Dieu s’écrasa sous son poids?
Non Jésus était porteur des nouvelles de toutes les nouvelles, mais elles ne l’ont pas écrasé ni poussé; lui et son message ne font qu’un. C’est vrai qu’il était angoissé que » cela soit accompli » ; mais par dans son propre désir intrinsèque d’aboutissement, et non d’une pression venant d’en haut.
Ou bien, est-ce que Jésus est un combattant? Certains sont tentés de l’imaginer comme l’un de ces grands et nobles personnages. Mais combat-il vraiment? Je ne le pense pas. Certainement il a des adversaires, mais il ne les a jamais considéré comme tels, ni traité comme tels. Son véritable ennemi était la condition du monde, et Satan qui la soutient contre Dieu. Mais même Satan n’est pas un adversaire dans le sens complet du mot, car Jésus ne le reconnaît en aucune façon comme un égal. En dernière analyse, il ne le combat pas – car il est trop serein.
Nous ne pénétrons plus profondément dans l’âme du Seigneur que lorsque nous voyons ses actes et sa conduite d’un point de vue central, en dehors de ce monde. A partir du moment où nous essayons de le placer dans une catégorie humaine qui nous est familière, toute véritable reconnaissance est impossible. Après un période initiale de plénitude apostolique, en paroles et en œuvres, nous voyons la crise se préparer, et comment, d’abord à Jérusalem, puis en Galilée, la décision tombe contre Jésus. Dès qu’elle est définitive, il va, non parce qu’il y est forcé, ou par désespoir, mais calmement résolu, à Jérusalem, et à la mort, qu’il sait l’attendre là (Luc 9:51).
Nous avons déjà vu ce qui se passe: le caractère révélateur de l’entrée de Jésus, l’esprit de la prophétie sur la multitude qui maintenant attend le souffle court les signes espérés du Messie et la mise en place du Royaume. Du point de vue de la vérité, ils sont empêtrés, sans espoir, dans des attentes terrestres, et aussitôt qu’ils s’aperçoivent que leur Messie est sans pouvoir politique, leur rêve s’écroule.
Les Pharisiens, qui ne reculaient devant rien, attendaient cet instant. Ils craignaient encore le peuple, qui pensait essentiellement comme eux; mais le peuple essayait de forcer le Christ à se conformer à leur conception du Messie, alors que les Pharisiens étaient totalement hostiles. Ce qui sépare la foule de ses dirigeants est une conception erronée, mais aussi longtemps qu’elle existe, les Pharisiens doivent être prudents.
Maintenant les Sadducéens et les Hellénistes deviennent aussi mal à l’aise. Ils craignent une implication politique et commencent à discuter entre eux pour décider comment ce dangereux fanatique pourrait être éradiqué.
Que fait Jésus ? Un homme convaincu de sa haute mission, et mis dans une telle situation aurait fait tout ce qui lui était possible pour convaincre ses interlocuteurs de la vérité. Il aurait discuté avec les Prêtres et les Scribes avec ceux qui avait de l’influence sur le peuple; il aurait pris les Écritures en main et aurait clarifié son identité à l’aide des prophéties messianiques. Il aurait tenté de regagner le cœur des foules , de leur révéler l’essence de son enseignement et de les gagner à sa cause. Est ce que c’est ce qui est arrivé?
Non! Jésus proclame la vérité et ses mots sont puissants et pénétrants; mais il ne fait en aucune façon l’effort que nous attendions de Lui. Et son comportement était loin d’être séduisant; il était d’une certaine manière intransigeant, rude et irréfutable. Quelqu’un désireux de faire tout ce qu’il peut pour faire tourner une crise en sa faveur ne parle pas comme Jésus le fait.
L’homme dont nous parlons aurait aussi pu raisonner ainsi : le moment pour la persuasion est passé, maintenant est venu le temps de l’action. L’adversaire imperméable à la raison doit être affronté sur son propre terrain – la force contre la force. Il aurait attaqué chaque groupe sur son terrain le plus vulnérable. Il aurait joué les Sadducéens contre les Pharisiens, et vice versa. Il aurait lancé un appel au peuple, l’aurait alerté, l’aurait mis en action, il aurait dénoncé ses chefs et l’aurait gagné à sa cause.
Ou bien il aurait réalisé que les probabilités étaient contre lui et il aurait fui. Jésus aurait facilement pu faire cela. Les Pharisiens s’étaient même attendus à ce qu’il le fasse : » vous me chercherez, mais vous ne me trouverez pas, car vous ne pouvez pas venir où je suis. » (Jean 7: 34-35). Les Juifs se sont donc dit entre eux : « où veut-il aller que nous ne puissions pas le trouver? Pense-t-il aller vers ceux qui sont dispersés parmi les Gentils, et enseigner les Gentils? « .
Notre homme aurait probablement agi comme cela. Il serait parti à Alexandrie ou à Rome, certain de trouver des oreilles attentives là-bas et, espérant pouvoir revenir plus tard dans des conditions plus favorables. Mais cette idée est totalement étrangère à Jésus. Il reste encore une possibilité : que notre homme admette sa défaite, et suivant sa nature, meurt épuisé, désespéré, ou fièrement. Peut être il se jetterait lui-même dans la mort, comme dans un mystérieux contrepoint au succès, méditant sur la logique de la vie et de la mort, sur des catastrophes et sur un nouveau départ.
Rien de tout cela ne s’applique à Jésus, bien que des essais furent faits dans la période où « l’eschatologie » était en vogue, pour prouver que, quand toutes les possibilités de succès terrestres sont clairement hors de question, Jésus table sur le » succès d’un échec « , sur la mystérieuse intervention de Dieu, espérant que de sa mort viendrait l’accomplissement de toutes choses.
En réalité, on ne peut pas parler de cela. Jésus ne capitule pas. Jamais il n’y a trace de « dépression « , et c’est faux de parler seulement de catastrophe, ou, dans un élan d’enthousiasme mystique, de prendre son échec temporel et de faire de sa mort une ruine créatrice. C’est une louange non réaliste, et par comparaison avec la réalité, peu psychologique.
Ici, il y a quelque chose de tout à fait différent. Quoi exactement ? Si nous suivons avec attention le compte-rendu des Évangiles sur les derniers jours de Jésus, nous ne trouvons rien en ce qui concerne une concentration extrême sur un but unique ; rien d’un effort implacable ou d’un combat dans le sens usuel de ce mot. L’attitude de Jésus est parfaitement sereine. Il dit ce qu’il a à dire – totalement, objectivement ; non pas en vue de le faire accepté, mais parce que cela doit être dit. Il n’attaque ni ne recule. Il n’espère rien à la manière des hommes espèrent, et ne craint rien.
Quand il va à Béthanie le soir et reste avec ses amis en raison de l’opposition contre lui, ceci ne signifie pas qu’il a peur de ses ennemis, mais simplement que l’issue est retardée car l’heure n’est pas encore venue. L’âme de Jésus ne connaît pas la peur, non seulement parce qu’il est naturellement courageux, mais aussi par ce que le centre de son être repose bien au delà de l’attente de ce qui peut être effrayant. Donc, il ne peut pas être appelé audacieux dans le sens humain. Il est seulement complètement libre pour accomplir ce qui doit être fait chaque minute de sa vie. Et il le fait avec un incroyable calme et souveraineté.
Plus nous regardons de près la différence entre Jésus et les autres hommes, plus nous nous rendons clairement compte que ce qui se passe n’est pas mesurable par les standards humains. C’est vrai que cela est conçu par un esprit humain, voulu par une volonté humaine, ressenti par le plus ardent et sensible des cœurs humains ; mais son origine, et la puissance avec laquelle elle est réalisée, donne à Jésus une grandeur bien au delà de la compréhension humaine. Ainsi la volonté de Dieu est réalisée, et Jésus souhaite ardemment cette volonté. C’est la deuxième grande épreuve pour l’humanité et son échec – causée par des personnes précises à un moment précis, mais en raison de notre solidarité avec toutes les existences humaines, c’est aussi notre fardeau.
http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/what-jesus-found-in-the-holy-city.html
L’entrée à Jérusalem, par James Tissot, c. 1890
Père Romano Guardini (1885-1968), écrivain et universitaire, était l’une des plus importantes personnalités de la vie intellectuelle catholique du 20ème siècle. Cet essai est adapté de son livre le plus renommé, The Lord . Il était le mentor d’éminents théologiens tels que Hans Urs von Balthasar et Joseph Ratzinger.